Altaplana, world of Francois Schuiten and Benoit Peeters

Encyclopédie impossible et infinie du monde créé par Schuiten & Peeters

Outils pour utilisateurs

Outils du site


La ville et le plan

Les méta-utopies graphiques de Schuiten et Peeters

par Miguel Ramalhete Gomes, Université de Porto, Portugal

Publié dans </ignore>Spaces of Utopia : An Electronic Journal, nr. 4, Spring 2007, pp. 88- 105 <http://ler.letras.up.pt > ISSN 1646-4729.

1. Introduction

Dans 1983 AD , François Schuiten et Benoît Peeters ont publié dans le magazine À Suivre une histoire en bande dessinée intitulée Les murs de Samaris dans le magazine À Suivre, une histoire qui sera ensuite publiée sous forme de livre, marquant le point de départ d'une collaboration qui nous a depuis donné plusieurs romans graphiques et objets connexes, tous concernant l'univers complexe de ce que l'on appelle les Cités Obscures.

Dans cette étude, j'ai l'intention de parcourir cette série, afin d'essayer de déterminer et de développer ses liens déjà bien connus avec la littérature utopique. Pour ce faire, j'examinerai la plupart de ses albums et des objets qui y sont liés et je concentrerai mon attention sur leur construction spatiale, textuelle et générique. Je me demanderai d'abord s'il faut ou non substituer le terme “graphic novel” à celui de “comic book”. J'explorerai ensuite la construction spatiale de la série, en utilisant la théorie des Spatiality Studies, ce qui aura déjà des conséquences génériques. Ces conséquences seront à leur tour révisées lorsque je traiterai de la construction textuelle auto-référentielle complexe des albums, après quoi j'analyserai plus en détail l'un des albums les plus connus de la série, à savoir The Tower. La dernière partie de mon essai examinera ensuite plusieurs possibilités de classification de cet univers au sein de la littérature utopique et je soutiendrai que seule la catégorie de méta-utopie est capable d'englober et de décrire toutes ces villes dans leur ensemble.

2. Bande dessinée ou roman graphique - une question de genre ?

Lorsque les bandes dessinées ont commencé à être publiées sous forme de livres, le fait que nombre d'entre elles ne s'adressaient pas à un public jeune mais à un public adulte, tout en revendiquant une valeur esthétique, a fait naître le besoin de trouver un nom moins associé aux divertissements pour enfants. C'est ainsi que l'expression “roman graphique” est apparue, dans le but de donner plus de dignité à ce média encore récent. Les implications littéraires sont évidentes et le nom devait donc également exprimer certaines complexités absentes des bandes dessinées des journaux et des magazines, telles qu'une psychologie complexe des personnages et une utilisation plus développée du temps, qui s'exprime le plus souvent par des périodes plus longues et des albums plus longs. Des stratégies narratives plus audacieuses (verbales et/ou visuelles) étaient également impliquées.

Prendre au sérieux la dénomination des genres littéraires, c'est toutefois partir sur de fausses bases. Les caractéristiques invoquées, lorsqu'elles sont appliquées au roman en tant que genre littéraire, ne sont guère déterminantes, elles sont même trompeuses. En outre, si l'on tente de définir un roman à l'aide de telles normes, on finit par avoir une notion très restreinte de ce qu'est un roman. Il en va de même pour le roman graphique. Si l'on pense que le terme français pour désigner à la fois la bande dessinée et le roman graphique est bande dessinée, une expression beaucoup plus neutre, on se rend compte que “roman graphique” est plus une façon de rejeter certaines connotations présentes dans le nom “bande dessinée” qu'une description générique. En utilisant le mot “roman”, les éléments littéraires et donc canoniques de la production textuelle sont immédiatement évoqués, ce qui permet d'écarter l'idée de magazines de mauvaise qualité avec des personnages tels que Spider-Man ou Hulk, qui vivent des aventures plus ou moins sans lien entre elles.1) D'autre part, beaucoup de ces villes ont des murs d'enceinte parce que leurs banlieues n'ont pas été dûment développées et sont devenues dangereusement pauvres. Mylos est une ville purement industrielle, car elle est dirigée par une corporation de propriétaires d'usines qui exploitent les enfants et les travailleurs en général. Il y a aussi le cas de Brüsel, qui est entraîné dans un programme malavisé de rénovation urbaine complète par un homme d'affaires corrompu, Freddy de Vrouw. Freddy de Vrouw, qui dirige la construction et s'occupe de l'immobilier, achetant des terrains à des prix très bas qu'il revend ensuite à des prix beaucoup plus élevés au conseil municipal. Ces changements ont de graves conséquences et détruisent souvent des villes entières.

Si les questions politiques et économiques sont parfois à l'origine de changements radicaux, il est également vrai que la plupart de ces changements, dans la manière dont ils sont effectués, ont un objectif plus esthétique que politique, économique ou social, comme lorsque Blossfeldtstadt cherche à appliquer à ses bâtiments le design des plantes photographiées par Karl Blossfeldt. Karl Blossfeldt dans ses Urformen der Kunst, ou lorsque la la Banque du Sud de Urbicande est redessinée de manière à être rigoureusement symétrique. L'architecture, ou, comme on l'appelle parfois dans le livre Obscure Cities, Urbatecture, l'art de concevoir et de construire des villes entières, devient ainsi plus forte et plus imposante que les villes elles-mêmes ou leurs habitants : elle devient une chose existant en elle-même et pour elle-même, ou du moins le souhaite-t-elle, en créant un espace qui ne serait qu'indirectement social.

Mais, bien sûr, comme le rappelle Michel Foucault, l'architecture assure la pérennité de la ville.

[une certaine répartition des hommes dans l'espace, une canalisation de leur circulation, ainsi que le codage de leurs relations réciproques. Elle n'est donc pas seulement considérée comme un élément de l'espace, mais elle est surtout pensée comme une plongée dans un champ de relations sociales où elle produit des effets spécifiques.

Foucault 1993 : 169

Ce lien est clairement établi lorsque l'un des souverains de Urbicande dit à Eugen Robick, le Urbatect:

Mais vous êtes un Urbatect, pas un politicien. Nous savons que les deux domaines sont proches, mais nous craignons qu'ils ne le soient parfois pas assez et que vous ne mesuriez pas toujours les enjeux qu'impliquent vos projets.

Schuiten/Peeters 1985 : 24 ; ma traduction

Dans ce sens, en tant que champ productif de certaines relations sociales, on peut comprendre que l'urbanisme et la construction tendent à créer, en réaction ou en continuité, des hétérotopies au sens de Foucault (“[C]es espaces singuliers que l'on trouve dans certains espaces sociaux donnés dont les fonctions sont différentes ou même opposées aux autres” (Foucault 1993 : 168).) Les hétérotopies, dans de nombreux développements d'une telle définition générale, comme le note Kevin Hetherington,

[ont plus souvent été conçues comme des exemples de sites d'une spatialité ambiguë associée à la formation de l'identité en relation avec des actes de résistance, plutôt qu'à un ordre panoptique et à un contrôle social. En général, le terme a été utilisé pour tenter de saisir l'importance des sites de marginalité qui agissent comme des espaces postmodernes de résistance et de transgression.

Hetherington 1997 : 42

Dans cette version des hétérotopies comme espaces de résistance, on retrouve le cas de Monsieur de la Barque (cf. Schuiten/Peeters 2001 : 14,15). Dans l'Urbicande, où tout tend vers la symétrie, il y a une Brigade Urbatecturale, qui veille au respect des plans d'urbanisme et d'architecture. Monsieur de la Barque, pour prétendre à un appartement de classe B, est obligé de cacher l'existence de son troisième enfant, et donc d'adapter l'appartement à plus de personnes que celles pour lesquelles il a été conçu. Cette situation et le fait que l'enfant soit caché lui valent, ainsi qu'à sa famille, d'être expulsés de la ville.

D'autres versions des hétérotopies dans cet univers sont plus officielles et ne sont pas du tout liées à la résistance, mais au contrôle. Comme le note Hetherington, les hétérotopies sont des “espaces d'ordonnancement alternatif”, ce qui signifie qu'elles incluent des espaces tels que le Panopticon de Bentham (Hetherington 1997 : 41), c'est-à-dire des sites de contrôle et de discipline, souvent carcéraux. Mes deux exemples sont des villes entières. L'une est Samaris, qui piège le visiteur étranger, le contrôle à tout moment, jusqu'à ce qu'il se rende compte qu'il est la seule personne vivante dans toute la ville, et que tout et tous les autres sont des accessoires et des décors conçus pour le maintenir enfermé à l'intérieur de la ville. L'autre exemple est la ville de Galatograd, construite comme un énorme dôme. Chacun peut voir le centre et les autres appartements depuis sa propre maison, uniquement séparée par de grandes fenêtres sans rideaux, ce qui signifie que celui qui se trouve au centre peut également voir dans les appartements de tout le monde, en regardant constamment par la fenêtre (cf. Schuiten /Peeters 2001 : 16,17).

J'ai insisté sur le rôle des hétérotopies, car je pense qu'elles constituent une partie importante de cet univers et qu'elles ne peuvent être ignorées, mais, comme nous le verrons, elles n'en sont pas la principale manifestation sociale et urbaine.

4. L'espace de la page

La plupart de ces villes, qui ont commencé comme des villages normaux pour devenir des villes, montrent les conséquences d'un lieu construit sur une longue période à des fins utilitaires : elles offrent une gamme de types de bâtiments, généralement pas grandioses, la plupart du temps des maisons individuelles, de quelques étages, bref, elles ne montrent aucun signe de planification urbaine. Lorsqu'elles deviennent des villes riches et importantes, elles se voient imposer un plan, un projet de transformation complète et radicale : tous les bâtiments sont démolis et de nouveaux sont construits, généralement des gratte-ciel, des espaces en forme de dôme ou même des bâtiments monumentaux mais géométriquement simples.

Il y a donc un conflit entre le plan et la ville avant sa refonte. Les plans et les modèles sont présentés comme parfaits, comme la solution totale à tous les problèmes de la ville. En effet, une caractéristique fréquente des scientifiques et des architectes dans l'univers des Cités Obscures est qu'ils ne connaissent pas de moyen terme : leurs solutions sont toujours aussi révolutionnaires qu'extravagantes, et leurs échecs n'en sont pas moins grandioses, ce qui, par un traitement satirique, nous rapproche du style de l'anti-utopie.2) Ceci est aggravé par le fait que la science dans les Cités Obscures n'est pas “une science exacte”. Elle est constamment confrontée à des phénomènes inexplicables et incontrôlables, qui perturbent les plans ou les villes nouvellement construites : il y a le cas de l'homme à l'ombre colorée, de la jeune fille qui se courbe dans une direction anormale, soupçonnée d'être tombée sous l'influence gravitationnelle d'une autre planète, et enfin le cas du soi-disant “réseau”. net de Urbicande, un cube d'origine inconnue et fait d'un matériau non identifié, qui grandit et se multiplie à partir de la taille d'un livre pour traverser une maison entière, puis la ville entière. Il grandit à travers tous ces espaces sans jamais les déplacer ou les détruire matériellement, bien que l'on puisse construire sur lui. Mais cela a des conséquences énormes pour Urbicande et pour son chef Urbatect, Eugen Robick: une fois que le filet devient trop grand pour être ignoré, il brise toute symétrie, c'est-à-dire qu'il annule le plan précédent, tout en reliant les deux rives de la ville, strictement séparées avant l'incident.

Ce net sert alors de métaphore au plan, ou blueprint, qui s'impose à la ville et à ses habitants de manière quasi arbitraire, changeant ainsi radicalement leur mode de vie. À ce stade, le plan devient la partie de l'histoire que l'on peut qualifier de véritablement utopique : en montrant les effets positifs du filet, en tant que plan potentiel qui se projette littéralement sur la ville, le lecteur voit que le filet fait ce que l'adaptation du plan à la ville aurait dû faire. En se développant simplement à partir d'un simple cube (un filet potentiel) sans aucune médiation, on peut dire que le filet est un plan directement transformé en objet architectural ; c'est un plan, en tant qu'objet matériel, transformé en site, imprimé sur la ville. Ce que nous trouvons dans ce cube, c'est un objet utopique qui ne tient pas compte des règles de l'urbanisme, un objet qui relie les deux rives de la ville et lui donne vie au-delà de ses blocs grisâtres.

Ce cube constitue aussi une interférence d'une force extérieure qui ne peut être contrôlée ni par les architectes ni par les scientifiques, et, en tant qu'objet métaphorique d'un plan, d'une ville sur une page, il indique que cet univers est une construction, un récit, non seulement un univers vaguement utopique, mais un univers qui inclut en lui une réflexion sur l'utopie, ses variantes, ses problèmes et ses solutions. En insérant des problèmes qui semblent transcender l'effort humain tout en symbolisant ses difficultés, les auteurs implicites de ces albums ne montrent pas seulement les limites, les défauts et les folies de l'ordre social et urbain, mais indiquent également le réseau textuel, les albums eux-mêmes dans leurs jeux autoréflexifs.

En effet, en tant qu'objets que nous voyons et lisons, ces albums sont très proches d'un plan ou d'une carte. Ils partagent avec le genre de l'utopie la compulsion de nous faire croire qu'il s'agit de lieux réels, tout en faisant des allusions à leur statut de constructions. En ce qui concerne le jeu intertextuel, il y a de fréquentes utilisations de l'anglais et du français. Franz Kafka, Italo Calvino, Jorge Luis Borges, et surtout de Jules Verne, qui devient d'ailleurs un personnage dans un ou deux livres, en plus d'innombrables références dans le domaine de l'architecture. Mais surtout, les auteurs dépassent le format de la bande dessinée et plusieurs albums la transcendent entièrement. Il y a la collection de documents rassemblés dans un dossier et commentés par un bibliothécaire de notre monde indiquant l'existence réelle de ces villes ; il y a le fac-similé de sélections d'un journal de l'époque. journal des Cités Obscures ; et enfin un guide touristique guide touristique des villes obscures, organisé par les auteurs de la série, qui déclarent les avoir visitées et avoir recueilli eux-mêmes les informations. On y trouve des informations sur l'histoire, la diversité ethnique, la langue, les arts, la géographie, la faune et la flore, une description des grandes villes et des principaux personnages de leur univers, et même une liste de vins recommandés et une recette de canard ! Tous ces albums nous rappellent ce que Diana Knight, en se référant à Roland Barthes, appelle “la formulation fantasmatique du détail même de l'utopie” (Knight 1997 : 9), après quoi elle cite Barthes en disant

[C'est de cela [les détails de cette société] que nous déduisons l'utopie, que nous déduisons le désir. Car l'utopie, et c'est précisément sa particularité, imagine les temps, les lieux et les coutumes dans leurs moindres détails.

spud ibidem

Comme le dit le personnage principal de l'album L'Archiviste, un personnage issu de notre monde, le dit, dans ce qui est devenu un lieu commun de cette série,

On ne peut plus le cacher : dans ce filet d'exceptions et de règles, de beaux rêves et de drames, de projets et de renoncements, qui caractérisent l'univers obscur, je ne reconnais qu'une chose : les traces indubitables du Réel.

Schuiten/Peeters 2003b : 46 ; ma traduction

En outre, il y a eu d'autres objets encore plus convaincants, comme un catalogue d'art sur un peintre belge, Augustin Desombres, qui a trompé les critiques d'art belges en faisant référence à lui comme s'il avait réellement existé, alors qu'il s'agissait en fait d'une création de Schuiten et Peeters, devenu un personnage d'un de leurs autres albums plus traditionnels (cf. Lameiras/Santos 1998 : 102). Mais pour moi, l'objet le plus curieux de tous est d'origine portugaise : un livre dont le titre se traduit par Les villes visibles, censé être un recueil de documents présentés lors d'une conférence sur Les villes obscures à Coimbra, en novembre 1997. Outre les illustrations, les communications et quelques brèves biographies des participants, le livre comprend également un entretien avec les organisateurs, une collection d'extraits de journaux sur la conférence et un post-scriptum de Benoît Peeters lui-même. Certains des articles et des biographies sont particulièrement extravagants, et l'on peut être amené à penser qu'il s'agit d'insertions ultérieures écrites par les organisateurs eux-mêmes, dans la continuité du jeu avec la vraisemblance initié par les auteurs de la série. Ceci est confirmé par une histoire fictive qui accompagne l'ensemble du volume et qui se termine de manière très fantaisiste. Malgré tous ces indices, on peut encore les considérer comme des incursions dans la fiction, qui n'affectent pas l'ensemble du livre en tant que résultat d'une conférence, aussi différente qu'elle ait pu être de cet objet final. Ce que nous apprenons cependant (et c'est quelque chose que nous ne découvrons qu'en faisant des recherches sur Internet et en lisant d'autres textes sur Les Cités Obscures), c'est qu'une telle conférence n'a jamais eu lieu et que tous les textes ont été écrits par les soi-disant organisateurs de l'événement, João Miguel Lameiras et João Ramalho Santos.3)

Tous les domaines, même celui des documents de conférence, sont envahis. Ce phénomène met en évidence le statut de ces textes en tant que simulacres, en tant que représentations de villes préalablement couchées sur le papier, que nous recevons de seconde main. La représentation de la ville qui, à son tour, est représentée à nous, lecteurs, est le modèle que nous trouvons dans trois albums au moins : le fac-similé de journal, la collection de documents de bibliothèque et le guide de la ville. Ils permettent de mettre en évidence le rôle de la médiation, du cadre qui rappelle la perspective, que l'on peut oublier à la lecture des albums de bande dessinée, dans leur supposé caractère direct d'une communication non médiatisée. Cela correspond à un lieu commun de la littérature utopique, où un narrateur nous dit qu'il a trouvé quelqu'un qui lui a parlé d'une utopie, sauf qu'ici, on ne nous dit pas seulement, on nous montre. En raison de cette distance entre l'observateur initial et le lecteur, ces villes restent à jamais éloignées, inatteignables, inaccessibles et donc obscures.

5. La tour et l'idée

En tant que villes de papier, proches des plans et des cartes, les Cités Obscures ont un mythe fondateur tout à fait approprié, qui nous est raconté dans l'album The Tower. L'histoire ressemble beaucoup à celle de la Tour de Babel, et elle est considérée comme un mythe dans les autres albums, se présentant comme une chronique, enfermée comme dans un papyrus. Il convient de citer Elias Auréolus Palingénius, l'un des personnages, qui tente d'en expliquer l'origine,

L'univers (…) est composé de quatre niveaux. Le premier, le matériel, est le monde tangible où nous vivons (…). Le deuxième, le spirituel, est celui de nos pensées, de nos rêves et de nos désirs. Le troisième est astral (…) : c'est un équivalent dans l'ordre cosmique de l'univers matériel (…). Le quatrième est l'univers divin : il est aussi intouchable que le spirituel, mais il est si loin qu'on a du mal à l'imaginer. Au début, la tour a été conçue à l'image de l'univers ; une construction qui devait permettre d'abolir les différences entre les niveaux, pour s'approcher progressivement du divin (…) [et qui] devait s'amincir et se purifier au fur et à mesure qu'elle s'élevait, en se débarrassant de tout poids, de toute impureté. Ainsi, nous atteindrions l'âme de la tour, la véritable raison d'être de l'édifice. Tout cela était de la théorie (…), du symbolisme utilisé par les philosophes pour que les gens puissent les comprendre. Mais c'était une terrible naïveté, une horrible absurdité que d'avoir voulu construire cette tour qui aurait dû rester une image.

Schuiten/Peeters 1989 : 55, 56 ; ma traduction

Je m'accroche à cette phrase, une tour “qui aurait dû rester une simple image”, qui, après ce que j'ai dit à propos des plans, des schémas et de l'autoréférence, devrait sembler assez prégnante. Mais il faut aller plus loin. Ce que dit ce personnage, bien qu'assez anti-utopique, semble raisonnable : c'est une folie de vouloir atteindre la spiritualité à travers une tour, surtout après les désastres que nous avons vus se produire dans les autres villes, une fois qu'un nouveau plan leur est imprimé. Cependant, si l'on considère la logique de ces albums, nous ne devrions pas être si sûrs de nous. L'album est en noir et blanc, mais les dernières pages, une fois que le protagoniste a quitté la tour et atteint le sol, sont en couleur. Cependant, lorsqu'il regarde en arrière, la tour est toujours en noir et blanc.

En gardant à l'esprit le discours cité plus haut, j'avancerais l'interprétation suivante. La tour, qui partait d'un plan, aujourd'hui perdu, était censée être la matérialisation du plan, une idée transformée en matière dans le but de redevenir une idée (ce que l'on appelle “l'âme de la tour”). La tour est cependant restée incomplète, car tout le monde voulait construire les étages supérieurs pour atteindre la divinité le plus rapidement possible, laissant les étages inférieurs dans un état très fragile. Mais lorsque notre protagoniste atteint le sommet de la tour, il ne voit qu'un simple ciel matériel, pas de ciel spirituel. Lorsqu'il atteint enfin le sol, tout est en couleur, à l'exception de la tour, et nous comprenons que la tour est déjà devenue une idée, ses habitants vivant à l'intérieur d'une idée, sans en être conscients. En se construisant, la tour matérialise l'idée, ce qui nous rappelle Louis Marin écrivant à propos de la ville sainte que “l'espace géographique est donc la transcription du “méta-physique”, au-delà de ce monde, dans la terre représentée” (Marin 1984 : 206). En tant que transcription, la tour inscrit l'idéal dans le paysage. Mais la tour tombe, après que le protagoniste l'a quittée, et l'on pense à ce que David Harvey dit dans toute sa littéralité : “toute utopie de forme spatiale qui se matérialise peut-elle être autre chose que “dégénérée” dans le sens que Marin a à l'esprit ? Peut-être l'utopie ne peut-elle jamais être réalisée sans se détruire elle-même” (Harvey 2000 : 167). Ce que les constructeurs de la tour ont réussi à faire, même si ce n'est que pour une courte période, c'est implanter un bâtiment dans le sol, qui s'est ensuite développé pour redevenir une idée. Une fois matérialisée, une fois placée, l'utopie, qui est un non-lieu, a dû s'idéaliser à nouveau ; elle est finalement devenue une image, comme Elias souhaitait qu'elle reste, une utopie en noir et blanc, avant de s'effondrer finalement, dans une autodestruction inévitable. A cela s'ajoute la relation entre la tour et le plan par rapport à leurs supports matériels et à leurs places respectives dans l'histoire. Je veux dire par là qu'il s'agit dans les deux cas d'images construites sur papier, qu'il s'agisse d'un plan ou d'un roman graphique. Le statut de la tour est d'autant plus complexe qu'elle remplit une double fonction propre aux utopies : elle est à la fois le lieu d'habitation d'un certain nombre de personnages, le lieu réel à l'intérieur de la fiction du roman graphique (et un plan potentiel pour les lecteurs, qui la regardent en effet dans les images) et le plan à l'intérieur du livre, c'est-à-dire qu'elle n'est pas seulement un modèle supposé d'unité (ce qui serait assez évident), mais surtout un plan inscrit dans le paysage, deux fois à l'écart de nous, lecteurs.

6. Conclusion : quelles sont les Cités Obscures ?

Il est enfin temps de déterminer ce que sont, dans le champ des études utopiques, les Cités Obscures. Leur mythe fondateur, avec toutes les complications qui découlent de la relation entre idéal et matérialité, fonctionne comme un prélude à un monde où le plan et la construction sont toujours liés de manière problématique. En outre, comme l'ont noté les deux critiques portugais que j'ai mentionnés, les éléments dystopiques ne manquent pas dans ces villes (cf. Lameiras/Santos 1998 : 139-152) : Mylos est un complexe industriel infernal, Brüsel est profondément technocratique, la république de Sodrovno-Voldachie est clairement totalitaire. Eugen Robick a les traits d'un architecte anti-utopique (caractéristique qu'il partage avec le conseil municipal de Brüsel), qui pense que lui et ses projets sont trop bons pour la population indigne de Urbicande.

La fixation sur des structures urbaines gigantesques et impressionnantes et le fait que ces villes falsifient leurs archives historiques (dans les Cités Obscures, cette falsification de l'histoire va jusqu'à ce que le Guide des Cités se plaigne de l'existence d'une ville qui n'est pas la sienne. le Guide des Cités se plaint que, malgré la récente convention contre la falsification des archives, l'habitude de réécrire l'histoire après chaque victoire militaire a eu le résultat suivant : “la connaissance du passé est extrêmement fragmentaire et il arrive rarement qu'une ville soit capable de remonter plus de deux ou trois siècles dans sa propre histoire” (Schuiten/Peeters 2002a : 25 ; ma traduction).) sont également révélateurs de tendances totalitaires. Selon Lameiras et Ramalho Santos, bien que Schuiten et Peeters soient intéressés à travailler avec le concept d'utopie, en tant que mode de pensée sociale, c'est la dystopie qui a reçu le plus d'attention dans ces albums, certaines de ses villes principales entrant dans cette catégorie (cf. idem, 148). Bien que je ne nie pas que Brüsel, Urbicande, Mylos et la république de Sodrovno-Voldachie sont plus proches du genre de la dystopie que d'autre chose, il faut également noter que tous ces albums contiennent des hétérotopies et ont encore la possibilité de devenir des eutopies, ce qui signifie qu'ils doivent être classés dans la catégorie des “dystopies critiques”, puisque “les fins ambiguës et ouvertes de ces (…) [textes] maintiennent l'impulsion utopique au sein de l'œuvre” (Baccolini/Moylan 2003 : 7).

D'autre part, plusieurs villes sont présentées comme des eutopies, des lieux heureux, telles que Calvani et Alaxis, et d'autres situations douteuses, à la limite de la dystopie, comme Xhystos et Pâhry. Il ne faut pas oublier que, d'après les cartes présentées dans plusieurs de ces albums, il y a bien d'autres villes à visiter, et que les travaux de Schuiten et de Peeters n'est pas encore considéré comme terminé.

L'un des principaux obstacles à l'idée de considérer ces villes comme des utopies a été le coût qu'implique la réalisation des plans, dont on se souvient des échecs et des désastres. Néanmoins, après ces sacrifices, le succès est généralement au rendez-vous, ce qui nous ramène à une autre version de l'utopie, l'“utopie imparfaite”, dont l'une des catégories, selon Lyman Tower Sargent, “pose le dilemme fondamental du coût que nous sommes prêts à payer ou que nous demandons aux autres de payer pour parvenir à une bonne vie” (Sargent 2003 : 226). La forme de l'“utopie critique” pourrait également être utile pour comprendre l'attitude qui sous-tend la construction de certaines de ces villes, car, comme le remarque Tom Moylan, une “préoccupation centrale de l'utopie critique est la conscience des limites de la tradition utopique, de sorte que ces textes rejettent l'utopie en tant que plan tout en la préservant en tant que rêve” (apud Baccolini/Moylan 2003 : 2). En gardant à l'esprit ce qui a été dit sur les plans, la notion d'“utopie critique” semble tout à fait raisonnable, notamment parce qu'elle sert de contrepoint aux “dystopies critiques” que je crois avoir localisées.

En tant que tel, nous semblons nous heurter au problème final : nous pourrions passer en revue chacune de ces villes, une par une, en les classant dans des catégories, mais nous manquerions alors l'effet global des Cités Obscures en tant qu'univers. Utopie, dystopie, utopie critique, dystopie critique, utopie imparfaite, hétérotopie, tout cela nous amène à une autre catégorie qui, bien qu'elle ne soit pas au-dessus de celles que j'ai mentionnées (ce n'est pas un archi-genre), les traverse toutes et est capable de les contenir : c'est la méta-utopie (dans ce cas, une méta-utopie graphique). En tant que tel, c'est un type d'utopie qui est hautement autoréflexif en tant qu'étude sur les possibilités et les problèmes du genre et de ses variantes, se construisant à partir de l'immense champ de la littérature et de la pensée utopiques et pointant vers lui et non pas tant vers un extérieur par rapport auquel il serait mesuré. Cela se voit dans le nom de l'une des principales villes, Urbicande, dont le nom signifie “ville des villes” (cf. Schuiten/Peeters 2002a : 137), et dont l'emblème est un grand V (le nom de la ville est parfois écrit VRBICANDE), qui rappelle le V crucial de l'orthographe romaine d'Utopia (VTOPIA). Je noterai ensuite deux façons (en plus des vues précédentes présentées dans cet essai et découlant de celles-ci) par lesquelles ce type se manifeste dans Les Cités Obscures, concluant ainsi cet essai :

1. Il y a une notion claire de l'histoire. Le Guide des Cités, par exemple, présente une chronologie à partir du moment où la construction de la Tour est entamée (cf. la Tour (cf. idem, 27-37). Cela signifie que les idées de changement, de devenir historique et d'action humaine significative sont toujours présentes (cf. Lameiras/Santos 1998 : 96). De plus, la création de plans et leur réalisation montrent les Cités en cours, et non pas comme des entités statiques immuables, que nous pourrions alors facilement juger. Cette focalisation sur le processus nous rappelle que même les utopies traditionnelles ont dû contenir un moment de construction et de changement dans leur histoire et que de tels moments ne sont presque jamais utopiques. En se pensant à travers l'histoire (c'est-à-dire à travers la comparaison entre plusieurs moments spatiaux et sociaux d'une ville à travers une ligne temporelle), cette méta-utopie dynamique renforce la croyance en la possibilité de changement et le désir de changement, présentant “l'utopie comme processus ou moment de changement” (Levitas/Sargisson 2003 : 16).

2. Si le premier élément est lié à une dimension temporelle (qui est aussi spatiale, car elle nous permet de voir comment une ville passe par plusieurs étapes, plusieurs autres villes, pour devenir autre chose), le deuxième élément est bien spatial. Il y a plusieurs villes dans cet univers, certaines plus proches, d'autres plus éloignées de l'utopie traditionnelle. D'ailleurs, les utopies ne sont pas des lieux parfaits, seulement meilleurs que les lieux réels. C'est donc à partir de cette diversité, de la comparaison entre toutes ces villes, que l'on comprend pourquoi une méta-utopie est à l'œuvre ici : en tant que pluralité d'hypothèses, dont aucune n'est parfaite, Schuiten et Peeters nous laissent le choix et nous encouragent à accepter et/ou à critiquer les modèles qui nous sont présentés. En nous proposant une vision utopique plurielle, les auteurs refusent de proposer une forme de société unique, totale et résolutive. Les schémas intégraux, nous l'avons vu, ne font pas souvent bon ménage avec ce monde. Le jeu de la construction et de la pensée sociale, nous le voyons ensuite, doit être poursuivi par les lecteurs, dans une critique permanente de ce que nous avons lu et de ce que nous projetons.

1)
En fait, si l'on cherchait des personnages complexes, un développement temporel, des dispositifs narratifs romanesques et d'autres caractéristiques de ce type dans les bandes dessinées comme, par exemple, Spider-Man, on n'aurait aucun mal à les trouver. Le fait que les bandes dessinées mettant en scène des super-héros aient également été publiées sous forme de romans graphiques (format livre) a encore compliqué les choses.) Appeler une bande dessinée “roman graphique” est donc une stratégie de légitimation, d'insertion dans le canon artistique, à l'instar de la publication de pièces de théâtre élisabéthaines ou jacobines dans des Complete Works Folios. Dans l'expression “roman graphique”, on trouve les traces d'une aspiration à être littéraire plutôt que le nom d'un genre spécifique et autonome à l'intérieur de la bande dessinée (ou à l'extérieur, ce qui est au fond la prétention affichée). Si je me lance dans cette discussion un peu fastidieuse, c'est parce que les albums de Schuiten et de Peeters ont souvent été qualifiés de romans graphiques, afin d'attirer l'attention sur leur valeur artistique et la maturité des thèmes et des références qu'ils contiennent. Comme je pense l'avoir montré, l'expression est équivoque et, même si on la prenait comme définition de genre, elle ne conviendrait d'ailleurs pas à certains albums qui, tout en étant issus de l'univers de la bande dessinée, sont déjà contaminés par d'autres genres, comme le guide de ville, le fac-similé de journal ou encore le recueil de communications de congrès, comme nous le verrons. Enfin, la valeur artistique de ces albums n'est pas en cause dans cet essai (la bande dessinée peut être considérée comme une forme artistique au même titre que n'importe quel produit issu des arts établis) et la maturité du lectorat auquel ils sont destinés n'est parfois pas claire, de nombreux albums étant appréciés à la fois par un public jeune et par un public plus mûr. Malgré tous mes arguments précédents et des objections similaires (cf. Zink 1999 : 10,15), j'utiliserai l'expression “graphic novel” comme équivalent anglais de la bande dessinée française. L'équivalence est plutôt oblique (“graphic literature” ou “graphic narrative” pourraient peut-être être des concepts plus généraux), mais “graphic novel” n'est pas très attaché à un sens littéral (il en va de même pour le mot “novel”, qui, désignant aujourd'hui un genre littéraire, a cessé d'indiquer son sens originel de nouveauté), et il s'agit donc d'une expression quelque peu dépourvue. Par “roman graphique”, j'entends donc un type général d'interaction entre l'image et le texte sous forme de livre, parfois directement et parfois vaguement lié à la tradition de la bande dessinée (le comic strip, par exemple), et non un type de texte générique doté de caractéristiques claires et précises. ===== 3. La dimension hétérotopique ===== De l'architecture de l Art Noveau l'architecture de Xhystos aux bâtiments monumentaux de type fasciste de Urbicande, on peut constater que les Cités Obscures ont été en continuité avec certains moments de notre propre style d'urbanisme, c'est-à-dire jusqu'au milieu du vingtième siècle. En tant que Benoît Peeters le dit lui-même,
[Cet univers] évoque en fait ce qui se serait passé, s'il y avait eu une fracture dans le temps, si au lieu d'évoluer vers ce que nous connaissons aujourd'hui, l'architecture et la technique avaient changé de voie à partir d'un certain moment, pour poursuivre jusqu'au bout une voie qui, en réalité, a été abandonnée très tôt. apud Lameiras/Santos 1998 : 93 ; ma traduction
Nous avons donc une fracture dans notre passé architectural et un développement continu (en isolation) à partir de là. Ce rétro-futurisme nous donne le concept d'un autre lieu dans un autre temps, un temps d'hétérochronie, un lieu dans une ligne temporelle différente,((L'hétérochronie est utilisée ici pour souligner le fait que la ligne temporelle est différente dans l'univers des Cités Obscures, par rapport à la nôtre. Euchronia est un concept insuffisant ici, puisqu'il présuppose un lieu en avant ou en arrière de notre moment temporel, mais à l'intérieur de notre propre ligne temporelle. En effet, les Cités Obscures sont hétérochroniques pour deux raisons : tout d'abord, elles sont anachroniques (cf. Lameiras/Santos 1998 : 93), parce qu'elles sont construites à partir d'une masse hétéroclite de matériaux dispersés à travers une longue histoire de l'architecture, des objets quotidiens, de l'art, etc. Ces matériaux sont ensuite rassemblés dans un même moment temporel. Deuxièmement, les Cités Obscures sont anisochroniques (cf. Genette 1984 : 85-87), c'est-à-dire que leur temps a une vitesse différente de la nôtre - il est considérablement plus lent. De plus, la différence temporelle donne lieu à des phénomènes paradoxaux : d'une part, l'impression subjective du temps est apparemment identique dans les deux univers ; d'autre part, la différence entre les temps permet également des renversements temporels entre les deux univers (une sorte d'anachronisme bi-universel, proche du voyage dans le temps) (cf. Schuiten/Peeters 2002a : 24, 5).) et n'est donc pas une simple euchronie. Dans ces récits, les Cités Obscures se déroulent dans un autre monde, avec une Histoire différente et sans lien direct avec notre monde. Dans cet univers parallèle basé sur la juxtaposition de plusieurs villes différentes, la critique (comme facteur déterminant pour les considérer comme des utopies) doit être comprise comme une critique de l'urbanisme et de l'organisation spatiale. Les questions sociales, politiques et économiques ne sont généralement pas abordées en elles-mêmes, mais presque toujours comme étant liées à une planification urbaine déficiente ou productive. On peut donc dire que les conflits sociaux sont souvent exprimés comme des conflits spatiaux, dans une relation de mise en abyme. Comme nous le remarquerons sans doute, il s'agit là d'une caractéristique commune à ces albums. Beaucoup de ces questions apparaissent comme des effets de la planification urbaine : Urbicande est une ville socialement instable parce que la Urbicande est une ville socialement instable parce que la rive sud est très développée, alors que la rive nord ne l'est pas. Brüsel a failli faire faillite avec son plan de reconstruction totale, un plan qui n'est même pas achevé, laissant la ville en ruines. Mais, bien sûr, les questions politiques et économiques sont souvent à l'origine de la plupart de ces plans d'urbanisme : la plupart des villes subissent une reconstruction totale en raison de la concurrence et de l'envie, chaque ville voulant être assez grande pour être considérée comme la capitale du continent.((Comme on pouvait s'y attendre, les théories sur le centre et la marge deviendraient utiles ci-dessus, en discutant des luttes de classes dans l'opposition entre le centre-ville et ses banlieues, mais ces théories, dans leur évaluation des relations entre la géographie et l'eurocentrisme, peuvent également être appliquées à la discipline chérie de la géographie dans les Cités Obscures. Bien que, dans ce monde, elles relèvent davantage d'un art (une branche de la philosophie) que d'une science exacte, la cartographie et la géographie sont d'une grande importance politique. Comme l'indique le Guide des Cités, “Chacune des villes s'est livrée à sa propre représentation du Continent, se présentant comme la véritable capitale. Autour de Samaris il y a huit grandes villes', dit Le Grand Livre de Samaris” (Schuiten/Peeters 2002a : 9 ; ma traduction). Ce phénomène est ce que Derek Gregory, se référant lui-même à la production discursive de l'eurocentrisme, appelle “la production d'un espace abstrait [, qui] a également nécessité la poursuite de concepts à travers lesquels les métriques et les significations européennes de l'“Histoire” et de la “Géographie”, chacune avec sa propre capitale impériale, ont été considérées comme naturelles et inviolables, comme faisant le centre unique autour duquel il était conforme et approprié d'organiser d'autres histoires et d'autres géographies” (Gregory 1998 : 75).
2)
Si le traitement satirique de ces villes alternatives (comme une forme de regard critique) est souvent un élément à garder à l'esprit, ce n'est en aucun cas une attaque contre l'idée même de pensée utopique, ce n'est pas de l'anti-utopie. Nous ne pouvons peut-être trouver qu'un seul cas clair d'anti-utopie dans cette série : l'album Brüsel. La particularité de cet album réside dans le lien établi entre la reconstruction totale de la ville, ses effets manifestement traumatisants et l'élément de corruption. La classe dirigeante est présentée comme désespérément naïve et indifférente aux effets catastrophiques de son urbanisme, du moins jusqu'à ce qu'elle entende parler de corruption (cf. Schuiten/Peeters 1997 : 36-39). Les scientifiques, architectes et chirurgiens sont montrés comme de véritables clowns (cf. idem, 29, 50-54, 68-71, 80-84, 104), inconscients des méfaits de leurs expériences et considérant que toute critique de ce qu'ils font est une manifestation d'arriération, une résistance au progrès. De plus, la catastrophe qui s'abat sur la ville de Brüsel est encore plus explicite que dans les autres albums. Cela s'explique par le fait que, plus que dans tout autre album, le but de celui-ci est de dénoncer le processus et les résultats d'une reconstruction urbaine tout aussi désastreuse, qui avait eu lieu à Brüsel. Brüsel's ville correspondante dans notre monde, Bruxelles, où vivent les auteurs de ces romans graphiques. Cette intervention est ensuite opposée à la “planification urbaine” (si l'on peut dire) maladroite et indifférente de Bruxelles, qui est allée de pair avec la corruption, plus qu'à toute notion de progrès, quelles qu'en soient les formes (cf. Lameiras/Santos 1998 : 101, 146, 147, 164).
3)
Le fait que les circonstances entourant ces essais soient fictives n'est cependant pas un argument suffisant pour que nous considérions que les essais eux-mêmes sont fictifs. Dans leur dialogisme, ils montrent la multiplicité des approches que l'on peut avoir des albums des Cités Obscures, tout en montrant une caractéristique majeure de cette série : une diversité qui échappe constamment à l'unification, y compris dans leur difficile classification dans le champ des études utopiques. Ils constituent donc une bonne introduction (parfois peu fiable et ludiquement provocatrice) à cet univers, pour les lecteurs portugais.