Altaplana, world of Francois Schuiten and Benoit Peeters

Encyclopédie impossible et infinie du monde créé par Schuiten & Peeters

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Étude sur les variations temporelles entre les mondes

Introduction

par Sylvain St-Pierre

Si la véritable origine du Testament de Marie reste à ce jour très mystérieuse, nous sommes en mesure d'être plus précis concernant le curieux document ci-joint.

Il a été découvert le 30 juillet 1999, lorsque certains des participants au premier Convention Obscure se sont glissés dans un Passages menant directement de Bruxelles aux anciens bureaux de l' Echo des Cités .Echo des Cités. Malheureusement, nous n'avons jamais quitté le bâtiment lui-même et nous ne pouvons donc pas dire où il se trouve exactement sur le site Continent .

Ce qui est certain, c'est que, malgré le fait qu'elles aient été manifestement abandonnées depuis de nombreuses années, ces chambres contenaient encore une quantité incroyable de documents plus ou moins intacts, éparpillés au hasard. La tentation de les examiner tous en détail était grande, mais nous connaissions la nature volatile des Passages, et le bon sens exigeait que nous ne restions pas plus longtemps que nécessaire.

Après une trop courte visite, nous étions sur le point de partir lorsque mon attention a été attirée par un étrange appareil qui émettait un léger bourdonnement. En soi, c'était assez étrange, car l'alimentation électrique avait manifestement été coupée depuis longtemps. Un fil qui courait le long du mur m'a rapidement fourni la réponse à ce mystère : un petit générateur avait été monté sur un ventilateur de fenêtre. Par temps chaud, comme c'était le cas lors de notre visite, l'air froid de l'intérieur du bâtiment était poussé vers l'extérieur, ce qui faisait tourner les ailettes et produisait une petite quantité de courant.

Cette machine est-elle à l'origine de l'ouverture du passage ? L'hypothèse est tentante, mais manipuler l'appareil aurait été de la pure folie. Cependant, un énorme classeur métallique situé à proximité offrait la séduction plus irrésistible d'un seul tiroir grand ouvert.

Un coup d'œil rapide confirma mon étrange soupçon : plusieurs feuilles de papier y avaient été jetées, apparemment avec beaucoup de hâte. Sous l'effet d'une impulsion soudaine, j'ai rapidement attrapé les feuilles et les ai mises dans mon sac, rejoignant à la hâte mes compagnons qui s'en allaient déjà. Les draps, une douzaine en tout, étaient pour la plupart dans un bien triste état, et ma première réaction fut de me demander quelle folie m'avait poussé à les prendre en premier lieu. Un examen plus approfondi a cependant dissipé mes doutes. Sous la crasse, les taches et la poussière, on pouvait distinguer des schémas et des portions de texte alléchantes. Quels secrets allais-je découvrir ? Un travail de restauration considérable a été nécessaire pour rendre ce seul document un peu lisible, mais le résultat, je pense que vous en conviendrez, en vaut la peine.

Évolution des théories concernant les variations temporelles entre le monde éclairé et le monde obscur.

Par le Professeur Quint Stone, Recteur du Collège d'Etudes Immatérielles de Luna.

[avec une exactitude qui a été maintes fois démontrée. Ces quelques paragraphes ne représentent donc qu'un tableau extrêmement condensé de l'état des sciences dans ce domaine ; un distillat dont les effluves, je l'espère, éveilleront chez le lecteur le désir d'approfondir ses connaissances en la matière.

La théorie des roues du temps

C'est probablement la toute première théorie construite pour expliquer les différences de rythme d'écoulement du temps entre les deux mondes, et on en a trouvé des traces dans certaines des strates les plus anciennes (fig.1). Elle conserve encore aujourd'hui, malgré ses lacunes évidentes, de nombreux partisans.

Fig. 1 - Bas-relief exhumé à Thramer

En réalité, il serait plus juste de parler d'une analogie que d'une véritable explication. Selon cette théorie, on peut comparer les mondes obscur et éclairé à des points situés sur la jante de deux roues de diamètres différents, tournant à la même vitesse (fig. 2). Pour chaque tour complet, le point situé sur la plus grande roue aura parcouru une plus grande distance que celui situé sur la plus petite. Si l'on considère cette distance comme une représentation du Temps, alors la valeur perçue du Temps passé sera plus grande dans un monde que dans l'autre.

Fig. 2 - Les roues du temps

D'un point de vue algébrique, il s'agit d'un problème de maternelle. Il suffit de comparer deux dates différentes dans chacun des deux mondes et de faire une simple série de calculs (fig. 3). Dans la théorie classique, la vitesse temporelle “D” entre les deux mondes a été très tôt arrêtée à la valeur mystique de 9, et pendant longtemps ce chiffre n'a pas été contesté. Les quelques variations observées occasionnellement étaient imputées à la rareté des Passages déjà irréguliers, aux difficultés de mesures objectives et à la multitude de calendriers complexes en usage depuis l'époque de la Tour.

Fig. 3 - Calcul différentiel (Reconstruction de l'illustration originale) Monde Clair = Lighted World, Monde Obscur = Obscure World, jour = day, rayon = radius

Les Passages rapportés étant de plus en plus nombreux, il fallait néanmoins se rendre à l'évidence : plus on recueillait de données, plus il devenait difficile de réconcilier les observations avec les prédictions de la théorie. Il semble que la différence de vitesse d'écoulement du Temps entre les deux mondes ne soit pas une valeur constante ! Plus d'un théoricien a fini par s'arracher les cheveux, et le triste cliché du philosophe s'attaquant aux horloges avec un marteau a été pendant des années une plaisanterie populaire d'un goût douteux. De toute évidence, une nouvelle explication s'imposait.

La théorie des sphères temporelles

Cette explication prit la forme d'une synthèse entre la théorie des roues et celle, un peu oubliée depuis l'époque du grand Kepler, des sphères célestes. Concoctée en des temps reculés, et quasi mystique, la Théorie des Sphères Célestes fut l'une des premières explications lucides du mouvement apparent des différentes planètes de notre système solaire.

On sait que des mondes comme Psyché et Astarté semblent tour à tour avancer et reculer dans le ciel nocturne, à des rythmes plus ou moins variables. Cela a été attribué au fait que les planètes pourraient être fixées sur des sphères transparentes, elles-mêmes fixées sur des sphères plus grandes, faisant partie de systèmes plus vastes encore. Un modèle capable de rendre exactement tous les mouvements des planètes n'a jamais été réalisé, mais certains des meilleurs modèles, comme ceux de Karl Theiss, sont d'une grande beauté (fig. 4).

Fig. 4 - L'orrerie de Theiss

Comme il était déjà admis qu'une roue pouvait représenter le Temps, il était simple d'adapter le modèle céleste (fig. 5).

Fig.5 - Les sous-orbites des sphères

Si Oa et Ob “orbitent” autour de Pa et Pb à la même vitesse, leur vitesse temporelle “absolue” respective variera en fonction de leur distance par rapport à leur centre commun, mais restera constante l'une par rapport à l'autre. En revanche, si ces vitesses sont différentes, les points seront tantôt plus proches (D=2), tantôt plus éloignés (D=6) l'un de l'autre.

Fig.6 - Fluctuations de la valeur de “D”

Une variante de cette théorie propose des sous-orbites d'un diamètre différent pour chacun des univers, mais la différence est mineure et le principe de base reste le même.

La théorie de l'axe chronotique

Il restait un détail, mais de taille, à résoudre : comment expliquer ces observations où tout indiquait que le Temps pouvait parfois s'écouler plus vite dans le Monde Obscur que dans le Monde Eclairé ? Bien que très rares, ces observations semblaient solides et impossibles à ignorer : les notes du Professeur Gøhsay l'établissent sans l'ombre d'un doute. Faut-il rejeter l'élégante Théorie des Sphères ? La recherche d'une solution à ce problème a suscité un débat des plus animés !

Une suggestion intéressante est que les sous-orbites peuvent en quelque sorte fluctuer périodiquement, se contractant et se dilatant (fig.7).

Fig.7 - La théorie des orbites pulsantes

L'aspect le plus séduisant des orbites pulsantes est que les deux univers peuvent parfois partager la même position temporelle “T”, les mettant régulièrement en parfaite harmonie et favorisant ainsi les Passages. Cependant, cette solution n'a pas d'équivalent dans les phénomènes naturels connus, et la communauté scientifique a été réticente à l'adopter.

Mais c'était oublier un aspect très important de la question : une sphère est un objet qui a trois dimensions dans l'espace!

Que se passerait-il si les points Oa et Ob reposaient, non pas sur des cercles, mais sur des orbes intangibles ? Tant que leur axe de rotation reste perpendiculaire au plan orbital, il n'y a pas de différence. Mais que cet axe se déplace ou soit transposé sur la sphère, et nous sommes alors confrontés à des variations considérables.

Samaris, près de l'équateur, tourne autour de l'axe de notre monde plus rapidement que København, qui se dirige vers le nord (nous tenons pour acquis que le Monde Obscur est sphérique, malgré certains esprits obtus qui prétendent le contraire). On peut supposer qu'il en va de même pour les villes de l'autre monde. Selon certaines informations recueillies par le chercheur Henri Menta, nos collègues de l'Univers éclairé pensent que l'axe de leur Terre s'est déplacé plus d'une fois au cours de son histoire. Des parties du globe qui se trouvaient sous les tropiques sont maintenant proches de l'un des pôles, c'est-à-dire qu'elles accomplissent des cercles plus petits autour du nouvel axe de rotation (fig. 8).

Fig. 8 - Une sphère

En tenant compte de ce facteur essentiel, le calcul de la valeur “D” à un moment donné devient extrêmement facile. Il suffit de

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[ fin de la page originale ]

Analyse

analyse de Sylvain St-Pierre

Qu'en penser ? Ce document est-il authentique ? Et, s'il l'est, peut-on considérer comme valables les différentes théories proposées ? En ce qui concerne la deuxième question, nous n'avons que des conjonctures ; il n'y a tout simplement pas assez d'informations disponibles à ce sujet. Il est en effet curieux que le texte s'interrompe juste avant d'arriver à la formule de conversion qui permettrait de résoudre l'épineux problème de l'équivalence temporelle.

Le document tel qu'il a été trouvé
Le document tel qu'il a été trouvé
et après restauration
et après restauration

Ceci nous amène à nous intéresser de plus près à ces pages, pour tenter de répondre à notre première question. Voici ce qu'un examen minutieux de la feuille a révélé :

Déchirure

L'un des bords de la feuille a été soigneusement cisaillé, ce qui semble indiquer qu'elle faisait à l'origine partie d'un ouvrage relié de façon permanente, soit par couture, soit par agrafage, soit par collage.

Papier

Il s'agit d'un type de papier équivalent à celui utilisé pour du papier à en-tête de bonne qualité, plutôt que de l'une des variétés utilisées dans notre monde pour les livres, les magazines ou les journaux. La couleur jaunâtre est apparemment originale et n'est pas due au processus de vieillissement. Il a été impossible d'identifier avec certitude l'essence de bois à partir de laquelle la pâte a été fabriquée.

Numérotation des pages

La numérotation des pages ne semble pas suivre la convention universellement acceptée dans notre monde, qui consiste à toujours donner un numéro pair aux pages de gauche et un numéro impair à celles de droite. Cette conclusion est basée sur la position du bord cisaillé et des numéros de page eux-mêmes.

Le format

Les dimensions de la page (20 x 27,8 centimètres) ne correspondent à aucune des normes connues ici. Elles pourraient cependant avoir été obtenues en découpant une feuille nord-américaine de format “lettre” (8 1/2 x 11 pouces). Il est possible que la page ait été plus large à l'origine avant d'être épinglée.

Filigrane

La trame du papier comporte un dispositif - visible à la lumière ultraviolette - curieux, mais qui n'apporte aucune information sur son origine. Le fait que cette marque soit parfaitement centrée tend cependant à accréditer l'idée que la feuille a bien été fabriquée dès le départ aux dimensions actuelles.

Langue

Le ton est un peu pédant et le français original légèrement archaïque, mais ce sont les caractéristiques les plus faciles à imiter. On notera l'orthographe inhabituelle du mot différenciel (différentiel), normalement écrit “différentiel”, mais il peut s'agir d'un jeu de mots volontaire, le mot ciel signifiant “sky”, ou “heaven”.

Procédé d'impression

Le document a été réalisé à l'aide d'une véritable presse, car les caractères sont enfoncés dans le papier et non simplement “peints” sur sa surface. Il y a un léger décalage d'environ 3 mm entre les deux côtés de la page, comme si les plaques ou les feuilles n'avaient pas été correctement alignées.

Le lettrage

La police de caractères utilisée est quelque peu obsolète dans notre monde, mais elle n'est pas trop difficile à trouver. Notre propre “Footlight MT Light”, qui a été utilisé pour la transcription, est pratiquement identique. Le fait qu'il s'agisse de caractères métalliques plutôt que de lettres générées par ordinateur rend la tâche un peu plus compliquée, mais pas impossible.

L'encre

La caractéristique la plus remarquable de l'encre est que sa composition est entièrement minérale, sans aucune inclusion synthétique. Cependant, aucun des composants n'est inconnu, et n'importe quel chimiste un minimum compétent pourrait reproduire le composé.

État général

La feuille de papier elle-même a été manifestement très abîmée. Elle a été pliée, froissée, salie, piétinée et n'a subi aucune indignité ! S'agit-il d'un stratagème pour la vieillir artificiellement ou a-t-elle vraiment eu une existence aussi mouvementée ?

Ce sont les taches qui posent le plus de questions. Très nombreuses lors de la découverte du document, elles sont de nature très diverse et une longue série de traitements a été nécessaire pour révéler le texte qu'elles cachent. Bains chimiques, nettoyage aux ultrasons, rehaussement par ordinateur, les meilleures techniques ont dû être déployées et n'ont toujours pas donné un résultat entièrement satisfaisant.

Parmi les substances salissantes relevées, on en trouve qui sont proches, mais pas tout à fait identiques, à la nicotine et à la caféine. Avant de conclure à une origine extra-terrestre, il faut considérer que le tabac et le café sont des sujets de choix pour le génie génétique, et qu'il existe certainement de nombreuses variétés de ces plantes qui ne sont pas officiellement répertoriées.

Texte

Comme mentionné ci-dessus, il est impossible de vérifier les faits énumérés dans ce document. Il y a cependant une erreur évidente pour la figure 7, celle qui concerne les orbites pulsantes. Il ne fait aucun doute que l'étiquetage des points Oa et Ob a été inversé pour TSb>TSa.

Plusieurs des noms cités, comme Luna, Menta et Theiss, ont effectivement un lien avec le Monde Obscur, mais ces informations sont largement disponibles ailleurs et n'établissent rien. Le nom de Gøhsay pourrait être une déformation de Gausset, le chercheur bien connu, mais ce n'est qu'une conjoncture. Le professeur Stone et son collège d'études immatérielles ne nous sont pas connus, mais cela ne prouve rien dans un sens ou dans l'autre, étant donné le peu que nous savons du continent.

Nous laissons donc au lecteur le soin de décider ce qu'il veut en penser.