Altaplana, world of Francois Schuiten and Benoit Peeters

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Benoît Peeters at Le Sucre

Benoît Peeters was invited for a conference at Le Sucre at February 23, 2015.

Benoît made the following images.

The following photos are made by Brice Robert.

Interview

Le Sucre held an interview with Benoît Peeters just before the conference 1).

Benoît Peeters

Benoît Peeters, écrivain, scénariste, critique et amoureux des voyages urbains, a sorti, avec François Schuiten, le premier tome de Revoir Paris. Bande dessinée d'anticipation située dans le Paris de 2156, la ville y est présentée comme une entité complexe. Elle est un poumon, un cerveau : une métaphore du futur qui fait résonner le présent. Benoît Peeters a répondu à nos questions.

Benoît, vous avez réalisé ce premier tome, avec François Schuiten, en deux ans. Et vous allez sortir le tome II en septembre 2016 à peu près. Comment construit-on un tel ouvrage ? Est-ce que l'on crée Revoir Paris comme un architecte intègre le bâti et le vivant ?

Benoît Peeters : On parle quelque fois de « scénario en béton ». Mais le « scénario en béton » n'est certainement pas notre idéal à François et moi. Nous cherchons à ce que l’histoire reste vivante tout au long de la réalisation, qu’elle tienne compte de ce qui est en train de se produire sur la page même. Tout en partant d'un synopsis bien construit, nous laissons pas mal de portes ouvertes pour que la bande dessinée profite pleinement de ce que font naître les dessins, les couleurs, la mise en page, la crédibilité progressive des personnages, etc. Tout cela est pris en compte dans le développement de l'histoire. Donc il n'y a pas de scénario entièrement écrit qu'il s'agirait ensuite de mettre en images. Il y a une dynamique de la mise en images qui peut influencer profondément le scénario. La réalisation de l’histoire s’étale sur une longue période qui doit selon nous rester génératrice de surprises.

Si vous aviez écrit l'histoire du premier tome de Revoir Paris après les attentats du mois dernier à Paris, Kârinh, l'héroïne de la bande-dessinée, aurait-elle été “utopiomane” ? Pensez-vous que, consciemment ou inconsciemment, ces événements auraient eut un impact sur vos perceptions anticipatives ?

B.P. : Non, je ne crois pas. Nous nous situons volontairement dans un futur très lointain, le milieu du XXIIème siècle, et dans la perception mentale de quelqu'un qui s'imagine Paris sans bien connaître sa réalité historique. C'est, au départ, tout une imagerie qui circule dans la tête de Kârinh, avant qu’elle ne soit confrontée à la réalité de la ville. Nos histoires ne sont jamais directement reliées à des évènements contemporains, si dramatiques soient-ils. Quand, il y a une trentaine d'années, nous avons publié La Fièvre d'Urbicande (second album de la série Les Cités obscures - ndlr), notre référence implicite était la ville de Berlin, alors coupée en deux. Mais aujourd'hui, la métaphore s'est déplacée : les lecteurs relient plus facilement l’histoire à une ville comme Beyrouth. C’est à ces conditions qu’une histoire peut rester lisible et vivante. Ce que l'on espère toujours avec une métaphore, c'est que le lecteur puisse l’investir de ses propres préoccupations, au moment où il rencontre l'album.

1984, Mad Max, Orange Mécanique, Fahreneit 451… l'anticipation rime-t-elle forcément avec scénario sinistre, voire catastrophe ?

B.P. : Je ne pense pas que Revoir Paris propose un scénario catastrophe. Ce n'est pas non plus un scénario positif. Nous ne sommes plus dans le temps des grandes utopies. Mais les contre-utopies ont elles-mêmes leurs limites, et génèrent leurs propres stéréotypes. Ce qui nous intéresse, François et moi, comme citoyens, c’est l’idée d’utopie modeste. On n’est pas habitué à lier ces deux mots, « utopie et modestie ». Et pourtant, il nous semble qu'ils gagnent aujourd’hui à être rapprochés… Le futur que nous décrivons dans Revoir Paris propose un enchevêtrement de couches. Nous ne mettons en scène ni une apocalypse, ni une ville idéale, mais une ville-palimpseste, parfois effrayante et parfois désirable, comme celles que nous connaissons aujourd’hui.

Une peur du futur ?

B.P. : Aujourd'hui, ce qui est frappant en Europe, et particulièrement en France, c’est l’immense difficulté à se projeter dans l’avenir. Dans d’autres régions du monde, et notamment en Asie, on ne cesse de rêver les années 2050 et au-delà. Ici, on ne semble pas se rendre compte que le conservatisme représente un risque aussi grave que les utopies modernistes d’hier. Maintenir la coupure entre les vingt arrondissements de Paris et la périphérie est par exemple une vraie catastrophe. Paris manque d’audace à un point dramatique. Et le Grand Paris n’est pour l’instant qu’une formule incantatoire.

Justement, lorsque l'on regarde les décors de Revoir Paris, on se dit que Doha, Abu Dhabi, Shangaï ou Seoul sont plus proches de cette utopie que Paris elle-même. Les architectes français manquent-ils de courage ou d'imagination, selon vous ?

B.P. : Je ne voudrais pas accuser les architectes. Paris est figé dans une sorte de conservatisme auquel beaucoup de gens ont participé, les décideurs, mais aussi bon nombre d’habitants. On en a eu quelques exemples récents avec l'échec de la tour Triangle ou de la rénovation refusée de la Samaritaine. On a l'impression qu'il y existe à Paris un trauma qui remonte à ces évènements dramatique des années 1970 qu’ont été la démolition des Halles de Baltard et l’érection de la Tour Montparnasse : le trou comme la tour restent de terribles stigmates… Du coup, les architectes, un peu, les urbanistes, un peu aussi, les habitants, pas mal, les politiques encore plus sont comme tétanisés par rapport à l’évolution de la ville. Or, Paris en a énormément besoin. Et je suis frappé de voir que les grands architectes français construisent avec beaucoup plus d'audace, de liberté et d'imagination quand ils sont loin de Paris. Avec Revoir Paris, l’album et l’exposition de la Cité de l’architecture, nous nous plaisons, et nous nous plairons encore plus dans le tome II, à mettre en scène quelques audaces, par exemple pour le quartier de la Défense. Il faut rouvrir les portes du possible, et pas seulement dans l'architecture mais dans la conception réelle de la ville, c’est-à-dire dans la manière d’y vivre.

Pouvez-vous nous expliquer le concept de « ville de papier » ?

B.P. : Les villes de papier, ce sont simplement celles que nous avons mises en scène avec François Schuiten dans les albums des Cités obscures et aujourd’hui dans Revoir Paris. Il y a bien sûr une infinie distance entre la liberté dont nous disposons en rêvant nos cités et les contraintes qui pèsent sur les villes réelles et ceux qui les bâtissent. Nous travaillons en toute liberté, nous en sommes bien conscients. Et nous ne voulons donc pas jouer les donneurs de leçons.

Une ville du monde que vous ne connaissez pas, et que vous aimeriez visiter ?

B.P. : Je suis un grand voyageur. J'ai eu la chance de découvrir beaucoup de villes, de Chicago à Brasilia, de Tokyo à Shanghai et Seoul. Mais il y en a bien d’autres que j’aimerais encore découvrir : Sydney, Vancouver, Kuala Lumpur… Même les villes ingrates ménagent des moments d'étonnements. Et des instants qui nous ramènent à notre propre ville.