Altaplana, world of Francois Schuiten and Benoit Peeters

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Monde de François Schuiten (Le)

The following story about the history of the Obscure Cities was published before in several forum articles by Raymond at his forum Lefranc, Alix, Jhen ... et les autres


On ne le sait plus aujourd'hui, mais l'entrée de François Schuiten dans le monde de la BD a été fulgurante. Sa première BD a représenté un véritable coup de tonnerre.

Si on oublie deux ou trois histoires courtes qui ressemblaient à des essais, la première BD de Schuiten s'intitule Carapaces. C'est une histoire courte (8 pages) qui est parue en 1977 dans Métal Hurlant.

Essayez de vous rappeler ce que représentait Métal Hurlant en 1977 ! C'était la meilleure revue de BD du monde, tout simplement. Initialement axée sur la science-fiction, ce journal avait rapidement intégré d'autres styles plus traditionnels de bande dessinée. La revue privilégiait en fait les belles images et visait une esthétique moderne et insolite. Elle publiait de nombreuses vedettes (Moebius, Druillet, Corben, Mandryka, Tardi, Mézières et j'en passe) et les premiers numéros proposaient un festival de nouveautés.

C'est alors que le numéro 13 de “Métal” a sorti Carapaces, une histoire cruelle et poétique créée par deux inconnus : les frères Schuiten (Luc, le frère, étant le scénariste). Cette fable sur le monde moderne faisait preuve d'une maîtrise éclatante, autant par l'intelligence du scénario que l'esthétique surprenante de son dessin. J'étais ébloui par le passage progressif de ce noir et blanc impitoyable vers des couleurs plus veloutées … qui finissent dévorées par un essaim d'insectes. Malgré la présence de Moebius, de Druillet, de Corben et de quelques vedettes incontestables, la réussite dominante de ce N° 13 était bien Carapaces. Elle a d'emblée fasciné le public aussi bien que les critiques et, en une seule histoire, “les Schuiten” étaient devenus des vedettes.

Dans un futur dangereux et dominé par les insectes, les humains sont contraints de revêtir des carapaces métalliques afin de survivre. Un homme et une femme, qui cherchent à retrouver l'amour originel, enlèvent leurs costumes protecteurs et ils paieront cette audace de leur vie. J'ai toujours soupçonné que ce conte futuriste était en fait une jolie réflexion de François Schuiten sur lui-même, sa carapace envers le monde étant une nette tendance à l'intellectualisme (aïe … les copains du forum des CO vont m'écharper si ils découvrent ça).

D'autres belles histoires ont succédé à Carapaces : le tailleur de brume, la débandade, la crevasse … et elles sont toutes des réussites incontestables, même si leur message est différent. Elles ont été recueillies dans un album et j'ai longtemps pensé que François Schuiten n'avait pas fait mieux par la suite. J'ai fini par changer d'avis, bien sûr, mais je reste toujours fasciné par ces courtes histoires qui affichent une étonnante maturité.

L'année 1978 est marquée par l'apparition du mensuel belge A Suivre. Ce journal se distinguait par son ambition de qualité et sa volonté de publier des “romans graphiques”. François Schuiten s'est immédiatement intéressé à cette revue dont l'idéal rejoignait sa propre conception de la BD.

La première BD de Schuiten pour A Suivre apparait dans le N° 3, et c'est une première version de la Terre creuse qui sera ensuite reprise dans Métal Hurlant. Cet essai ne fait pas long feu et l'histoire s'interrompt après 2 numéros, mais Schuiten retrouve quelques temps après son vieux complice Benoit Peeters, avec qui il avait animé pendant son adolescence un journal d'école. Ils créent ensemble en 1982 un véritable roman graphique intitulé les Murailles de Samaris, qui remporte d'emblée un succès d'estime. Dans un monde qui semble dominé par l'esthétique de Victor Horta et l'humour de José Manuel Borges, un voyageur se perd dans un ville fantôme qui se révèle être un théâtre d'ombres. Cette oeuvre inclassable mélangeait le charme de l'Art déco, l'angoisse d'une nouvelle de Kafka et la volonté de trouver un nouveau classicisme. C'est le type même de BD qui intrigue plus qu'elle ne séduit, mais elle a aujourd'hui bien vieilli.

En 1983, Schuiten et Peeters imaginent une deuxième histoire pour A Suivre, qui est à nouveau centrée sur le thème de l'architecture. Le rédacteur en chef, Jean-Paul Mougin, leur propose alors d'en faire une série dont le titre sera “les Cités Obscures”. Cette idée fait rapidement son chemin, et tout en concevant le récit de la Fièvre d'Urbicande, les auteurs imaginent une série de cités qu'ils mettent bien en évidence sur une carte affichée dans le bureau d'Eugen Robick. Cette image apparait sous de multiples angles au début du récit, et elle va être le point de départ d'une immense aventure.

En 1985 survient un nouveau coup de tonnerre : la Fièvre d'Urbicande reçoit à Angoulême le prix de la meilleure BD de l'année. François Schuiten prend ainsi officiellement sa place parmi “les grands”, et il n'a que trente ans.

La même année, le tirage de tête de la Fièvre d'Urbicande propose en tant que bonus un mystérieux petit fascicule aujourd'hui très recherché par les collectionneurs : les Carnets de voyage d'Eugen Robik. Le lecteur découvre pour la première fois de simages d'Alaxis, de Mylos, de Calvani ou de Brüsel. C'est en fait le premier “collector” (un peu méconnu) dans la série des Cités obscures, et il y en aura bien d'autres par la suite.

En 1986, les Cahiers de la BD lui consacrent une analyse très fouillée dans leur N° 69. Cette reconnaissance critique correspond à un véritable adoubement. François Schuiten se trouve dès lors à une place celle qui égale celle des plus grands.

En 1985, toujours, le journal A Suivre proposait l'achat d'un curieux ouvrage aux amateurs de Schuiten. Ce petit livre s'intitulait le Mystère d'Urbicande.

De quoi s'agissait-il ? Tout simplement d'un ensemble de commentaires et de critiques concernant le fameux cube de Robik, illustrés par une série de dessins de François Schuiten. Signé par le mystérieux professeur de Brok, ce texte parodique était en fait écrit par Thierry Smolderen. Chaque page était en plus annotée par des commentaires au ton indigné, ces notes étant attribuées à Eugen Robik lui-même.

Véritable petit chef d'oeuvre d'humour féroce, cet opuscule minutieusement confectionné n'avait au départ pas d'autre but que le plaisir du canular. Son intérêt principal allait cependant rapidement se modifier, cette plaquette devenant un objet “culte”, et fort recherché par les fans du monde des Cités obscures. En effet, pourquoi ne pas voir ce petit livre comme la preuve tangible de l'existence d'un monde parallèle. Le Mystère d'Urbicande devenait ainsi une sorte d'OVNI, ou plutôt un objet littéraire de provenance non identifiée. C'est avec ce livre que commença à naître une légende, et que des chercheurs décidèrent de s'intéresser au “monde obscur”.

Aujourd'hui, ce petit album se vend à des prix fous (entre 100 et 200 euros) mais … vous avez de la chance. Le contenu du livre a été entièrement scanné, avec l'assentiment des auteurs, et il est mis à disposition du grand public. Vous pourrez le découvrir (en même temps que d'autres archives rarissimes) sur le site de Quentin, qui s'intitule “Des villes claires aux cités obscures”.

Quelques années après, pour la plus grande joie des amateurs, une image de l'album “Brüsel” montrait Eugen Robik en train d'annoter furieusement un exemplaire du Mystère d'Urbicande.

Je reviens à ma “chronique Schuiten”. J'en étais resté à l'année 1985 et au Mystère d'Urbicande.

Une des caractéristiques de Schuiten, c'est son ambition de dessiner quelque chose de différent à chaque nouvel album. C'est ainsi qu'après “Urbicande”, qui était un simple roman graphique en noir et blanc, est paru l'Archiviste, un livre au format géant qui proposait un petit texte illustré. Ce troisième album récupérait des dessins et des affiches publicitaires et esquissait une petite histoire sensée se dérouler dans le monde des Cités obscures. Avec cet “opus” atypique, la série était véritablement lancée.

L'année suivante apparaissait la Tour, qui reste encore aujourd'hui l'album préféré de beaucoup d'amateurs de Schuiten.

Cet album est à nouveau bien différent des précédents, bien que son format reste plutôt standard. La Fièvre d'Urbicande était un histoire caustique remplie d'allusions politiques, tandis la Tour est un récit intimiste, qui ressemble presque à une aventure mythologique. Urbicande se déroulait dans un monde urbain construit dans un effrayant style futuriste, tandis que la Tour nous promène un monument plutôt médiéval, qui ressemble aux prisons de Piranese. Urbicande se distinguait de bout en bout par son dessin anguleux, et son noir et blanc sévère, tandis que les images de la Tour sont modelées par de fines trames ou enrichies de couleurs aussi suprenantes que chaleureuses.

Bref, si la Fièvre d'Urbicande doit manifestement beaucoup aux oeuvres de Hugh Ferris et de Sant'Elia, la Tour se réfère très explicitement aux toiles de Brueghel, de Velasquez ou de Delacroix.

S'il fallait résumer ma pensée par une simple formule, je dirais que La Tour est une oeuvre mythologique et énigmatique ? Vous ne voyez probablement pas ce livre de cette manière, mais cette idée s'est imposée avec toujours plus d'évidence au fil des relectures. D'ailleurs, un jour, j'ai découvert sur le Web une dédicace des auteurs qui m'a définitivement convaincu.

Eh oui, La Tour ne serait rien d'autre qu'une “agréable ascension”, ou plutôt une belle aventure ! Il y a peu de récits de ce genre dans l'oeuvre de Schuiten, et c'est pourquoi il a séduit tous les “obscurophiles”.

Je ne vais pas présenter ici tous les albums des “Cités obscures”, car ce serait une entreprise bien fastidieuse. Je vais plutôt m'arrêter sur les oeuvres qui sont les plus marquantes.

Nous sommes donc à la fin des années 80 et Schuiten dessine beaucoup de choses (affiches, scénographies ou publicités). Il semble un peu s'écarter de la BD et ses créations les plus marquantes appartiennent alors au cycle des “Terres Creuses” (réalisé en collaboration avec son frère Luc). C'est ainsi qu'apparait en 1990 Nogegon, le seul “palindrome dessiné” que je connaisse.

Mais Schuiten et Peeters n'oublient pas les Cités obscures. Ils ont au contraire une idée qui va donner à leur série une dimension inattendue. C'est ainsi qu'apparait au festival d'Angoulême en 1990 une “exposition-spectacle” de dimension monumentale. Elle s'intitule le Musée des Ombres.

Cete création va être reprise la même année dans les festivals de Sierre, de Paris et de Bruxelles, et celle de Sierre représente pour moi un souvenir mémorable. C'est en découvrant cette exposition que je suis devenu un “addict” des Cités obscures.

Comme plus personne ne peut voir cette oeuvre remarquable (et oui, ce n'est qu'une expo mais elle fait partie de la série des Cités obscures), je vais la présenter ici d'une manière très détaillée. J'aurais besoin pour cela de plusieurs posts. Soyez donc patients.

J'ajouterai simplement que cette exposition n'aura plus jamais lieu. J'ai en effet demandé une fois à Benoit Peeters, lors d'une séance de dédicaces, ce qu'il advenais du “Musée” et il m'a appris que la plupart des pièces construites à cette époque étaient fort abîmées et qu'elles étaient devenues inutilisables. Cette destruction est malheureusement très logique, car le Musée des Ombres était un spectacle. Ce genre d'oeuvre ne peut avoir qu'une existence très momentanée.

Signalons tout de même que quelques objets restés intacts (comme par exemple les murs de la bibliothèque) ont été rassemblés au dernier étage de la Maison Autrique. C'est un petit musée de Bruxelles, dans le quartier de Schaerbeek, qui a été restauré grâce à François Schuiten. Cette maison (construite par Victor Horta) est devenue un lieu de pélerinage pour les obscurophiles.

Pour ma part, j'ai un tel souvenir de cette visite que j'ai de la peine à croire que cet événement s'est passé il y a 20 ans. Il est vrai que l'univers des cités obscures s'inscrit dans le temps aussi bien que dans l'espace.

Quelques mois après, un coffret était publié par Casterman et il s'intitulait le Musée A. Desombres. Il contenait un petit livre cartonné ainsi qu'un CD.

e crus d'abord qu'il s'agissait d'un “coffret souvenir”, mais je découvris très vite qu'il s'agissait d'une oeuvre nouvelle, n'ayant presque aucun rapport avec le “Musée” lui-même. Le CD était en fait une “dramatique sonore”, comparable aux histoires que l'on racontait autrefois à la radio, tandis que le livre était un catalogue d'images et de dessins attribués à un peintre nommé Augustin Desombres. C'étaient les prémices d'une grande histoire qui allait plus tard s'intituler l'Enfant penchée … mais j'anticipe un peu trop. Je vous raconterai tout cela une autre fois.

Bien sûr, tandis qu'ils préparaient ce mémorable Musée des Ombres, Schuiten et Peeters ne faisaient pas beaucoup de bandes dessinées. Le journal A Suivre publiait toutefois de manière intermittente quelques planches “de commande”, qui ne semblaient pas suivre un projet narratif bien défini. Elle montraient un homme solitaire qui errait dans la ville de Paris, et cette cité ressemblait à un labyrinthe.

Ces pages correspondaient à un projet qui s'intulait les Passages. C'était l'histoire d'un homme qui passait involontairement de Paris dans le “monde obscur” (c'est l'appellation consacrée ) grâce à de mystérieux lieux de passages qui étaient disséminés un peu partout. C'était bien sûr le prolongement du thème du Musée des Ombres mais (était-ce de la lassitude), ce grand récit n'a jamais été achevé. L'idée des “passages” sera toutefois réutilisée dans quelques images et surtout dans les albums suivants.

Après être tombées dans l'oubli pendant une vingtaine d'années, ces planches des “Passages” seront finalement réintégrées dans la série en 2007. Regroupées sous le titre de “Mystères de Pahry”, elles ont été ajoutées en tant que deuxième récit dans l'édition actuelle des “Murailles de Samaris”.

En fait, ce n'est qu'en 1992 que parait le quatrième album de BD de la série (qui avait déjà presque 10 ans). Il s'intitule Brüsel et c'est l'un de mes préférés.

Comme d'habitude, Schuiten et Peeters essaient de prendre le contre-pied des histoires précédentes. Comme La Tour était une sorte de récit mythologique, Brüsel va s'intéresser au quotidien, et en particulier à cette ville de Bruxelles qui semble construite d'une manière anarchique. Si la Tour proposait une ambiance de mystère et de suspense, Brüsel veut surtout être une fable politique et satirique. C'est ainsi que dans une nouvelle cité obscure très inspirée du monde réel, les échevins de Brüsel se promènent dans une gigantesque salle de maquettes, véritable rêve tridimensionnel d'une cité prétendument idéale.

Par ailleurs, pour la première fois, les auteurs créent un héros à la fois sympathique et proche de nous. Constant Abeels est un fleuriste modeste et timide, qui tousse sans arrêt et qui semble bien maladroit face à l'audacieuse Tina Tonero. Après s'être soumis aux traitements du lunatique professeur Dersenval (personnage que j'ai cru inspiré par le professeur Tournesol mais qui a en fait un modèle réel, à savoir Arsène d'Arsonval) et du féroce Dr Polydore Vincent, il va vivre une histoire d'amour et échapper à son destin misérable.

C'est également dans cette histoire qu'apparait pour la première fois en images le célèbre Axel Wappendorf. L'inventeur se montre fidèle à sa réputation et fait son entrée dans la fameuse chaise roulante que l'on pouvait découvrir dans le Musée des Ombres. Il y a d'ailleurs beaucoup d'autres allusions amusantes du même genre dans l'album.

Ce récit ironique est par moment plein de poésie. Il commence en douceur sur les paroles d'une chanson de Trénet dans le magasin du fleuriste: “la mer, qu'on voir danser, le long des golfes clairs, a des reflets d'argent, la mer, des reflets changeant, sous la pluie …”. Constant Abeels est un rêveur par moment distrait, mais c'est lui qui tirera la morale de l'histoire (“nous avons été maldes du progrès”). En tenant ces propos, par un bel effet de symétrie, les héros s'échappent sur la mer à bord d'une embarcation improvisée. Ce récit urbain est ainsi traversé par le grand air du large.

Il faut lire au moins trois ou quatre fois cet album, pour en retirer toute sa “substantifique moelle”.

Pour compléter cette présentation, une petite visite en image de Brüsel sur une musique de Bruno Letort.

Vous l'avez probablement déjà compris : les “Cités obscures” sont au début une série de BD, mais les véritables albums de bandes dessinées y restent paradoxalement peu nombreux. Cette tendance allait s'accentuer pendant les années 90 et c'est ainsi qu'après Brüsel est apparu en 1993 l'Echo des Cités, un pseudo-journal qui était initialement encarté comme un supplément dans A Suivre, et qui mélangeait allègrement la fiction et la réalité, de même que le reportage et le récit, et parfois le monde terrien et le monde obscur.

Chaque page de l'Echo des Cités présentait une anecdote se rapportant à un lieu ou un personnage intriguant, et ce fac similé de journal provenant d'un autre monde s'inscrivait dans la série comme une suite logique du Musée des Ombres. J'ai tout naturellement adoré d'emblée ce journal.

Si le plaisir du roman est de connaître l'histoire d'un bout à l'autre, il y a dans l'Echo des Cités un autre attrait : celui du fragment ironiquement incomplet. Chaland et Cornillon avaient déjà réalisé une entreprise semblable dans leur premier album qui est intitulé “Captivant”, et qui ne cherchait pas l'intérêt du récit, mais plutôt le plaisir du pastiche. Schuiten et Peeters procèdent d'une manière semblable, en accumulant les anecdotes et les images qui deviennent les pièces d'un vaste puzzle. L'attrait du récit fait place à une passion de la reconstruction, le lecteur cherchant tout naturellement à rassembler et à organiser ces fragments disparates qui semblent provenir d'un monde à découvrir.

Quand j'y repense aujourd'hui, je réalise que les années 90 ont vraiment représenté “l'âge d'or” de la série. Les auteurs multiplient alors les créations dans tous les domaines (BD, expositions, cinéma ou livres illustrés) et chacune d'entre elles semble appartenir au même monde imaginaire. Schuiten abandonne à la même époque toute collaboration avec son frère ou avec Claude Renard, et il ne se consacre plus qu'aux Cités obscures, qui devient dès lors sa “grande oeuvre”

En 1996 parait le 5ème album de BD de la série. Il s'intitule l'Enfant penchée et les auteurs possèdent alors une maîtrise totale de leur univers. Ils le démontrent en promenant leur héroïne (Mary von Rathen) à travers le “continent obscur”, et en prenant plaisir à exposer sa formidable diversité. A l'époque, il faut bien l'avouer, cette exploration géographique m'avait paru aussi importante que le sujet fantastique et l'intrigue sentimentale qui soutiennent le récit. Dame, cette histoire permettait de découvrir de nouvelles fascinantes cités comme Mylos, Sodrovni, Porrentruy et Alaxis !

Avec ce nouvel opus, les auteurs inaugurent un nouveau genre de livre en alternant les séquences dessinées et le roman-photo. Ce dernier permet de découvrir le peintre Augustin Desombres en personne, dont l'imagination semble habitée par des images du monde obscur. Il reproduit ce monde parallèle dans son oeuvre et c'est ainsi qu'il peint contre les murs un paysage des sphères de Marahuaca. Il retrouvera bien vite ce lieu après avoir réussi son “passage”.

Mais j'oublie de parler de Mary von Rathen, la véritable héroïne de cette histoire que j'oserai considérer comme toute simple. En effet, derrière le mystérieux phénomène qui la contraint à se tenir penchée, il existe un lien impalpable, ou plutôt une “affinité élective”. Sans le savoir, elle subit les effets du lien amoureux qu'elle va nouer avec le peintre Augustin Desombres. D'ailleurs, en suivant à une implacable logique, son corps finit par se redresser lorsque Mary rencontre le peintre à Marahuaca. C'est la première fois qu'une rencontre amoureuse survient dans la série, et Schuiten dessine avec maîtrise ce moment poétique.

Peu après, les deux amants se retrouvent à nouveau séparés, et Mary se retrouve devant une nouvelle quête. Retrouvera t-elle un jour Augustin Desombres ? Arrivera t-elle à rejoindre le monde terrien ? Les auteurs ne répondent pas et Mary conclut cette histoire de manière nostalgique : “ce que nous avons vécu là, rien ne pourra nous l'enlever”.

Il faut bien l'admettre : l'Enfant penchée est une réussite totale.

Figurez-vous que je sais exactement quel jour j'ai acheté l'album de l'Enfant penchée.

Ce jour-là, j'ai en effet rencontré pour la première fois François Schuiten et Benoit Peeters. Ils ont non seulement dédicacé mon album, mais aussi (et surtout) donné une mémorable “conférence-fiction” qui s'intitulait les Livres de l'Ombre. Cela se passait à Genève le 4 mai 1996, pendant le Salon du Livre.

Les Livres de l'Ombre racontaient d'abord le voyage de Schuiten et Peeters dans le monde des Cités Obscures, avant d'évoquer le véritable culte du livre qui régnait dans ce monde parallèle. La manifestation en elle même ressemblait à une conférence traditionnelle, présentée par des voyageurs lors leur retour. Schuiten et Peeters se tenaient donc assis sur une estrade, en faisant face au public, tandis qu'un projecteur envoyait sur un écran géant les “images qu'ils avaient ramenés de leur voyage”. La séance aurait presque pu s'intituler “les Mahusier à travers le Continent Obscur” (je ne sais pas si certains d'entre vous se rappellent des conférences des Mahusiers).

Les images qui défilaient sur l'écran étaient bien sûr des dessins de Schuiten. J'y retrouvais des images de Mylos, d'Urbicande ou de Brüsel que je connaissais déjà, mais aussi une quantité d'autres dessins que je n'avais jamais vus. Cette découverte me fascinait, car je réalisais pour la première fois que Schuiten réalisait de nombreux travaux graphiques en parallèle à ses albums, et qu'ils évoquaient toujours le même monde.

La question des “Passages” était bien sûr brièvement évoquée, mais Schuiten et Peeters ne précisaient pas comment cela s'était passé. Tout au plus proposaient-ils quelques images plus ou moins connues sur les lieux de passage … et les pièges qu'ils pouvaient présenter.

De nombreuses images provenaient de la ville de Taxandria, un lieu qui m'était alors totalement inconnu (même si les Souvenirs de l'Eternel Présent dataient déjà de 1993). Dans cette cité, rien n'était plus redouté par le gouvernement que la découverte du livre racontant le “grand cataclysme”.

Les livres jouaient donc un rôle important dans le monde obscur, et ce n'était pas un hasard si la monnaie la plus répandue était “la livre”. Il existait par ailleurs des concours d'architecte dont le thème était la construction de bibliothèques, et cela donnait d'étonnants projets.

Le rangement des livres posait parfois d'insurmontables problèmes, et cela aboutissait à la construction de bibliothèques géantes. La fonction de bibliothécaire demandait beaucoup de qualités.

Bien sûr, je n'ai plus en mémoire tout ce qui s'est dit ce jour-là, car quinze ans ont passé. Je ne vais donc pas prolonger le compte-rendu de la conférence, mais il faut tout de même signaler le délicieux trouble qu'avait réveillé cette présentation, comparable à celui de la visite du Musée des Ombres. Schuiten et Peeters décrivaient en effet leur monde avec un étonnant mélange de sérieux et d'humour, et il était difficile de séparer ce qui relevait de l'humour et ce qui était sérieux. Tout en sachant qu'il s'agissait d'une fiction, la découverte d'un univers aussi riche donnait envie d'en savoir plus. Ces images provenaient d'une oeuvre qu'il fallait explorer, et c'était un vaste programme. J'avais en effet beaucoup à découvrir.

C'est ainsi que Schuiten et Peeters avaient encore frappé. C'est parfois ainsi que l'on devient collectionneur.

L'année 1996 me semble à plusieurs titres être une date charnière dans l'histoire des “Cités Obscures”. La première raison provient du fait que Schuiten et Peeters publient cette année-là deux ouvrages qui font la synthèse de tout ce qu'ils ont raconté (et imaginé) jusqu'alors. J'ai déjà présenté le premier album qui est l'Enfant penchée, et je passe maintenant au deuxième qui est le Guide des Cités.

Avec le Guide des Cités, les auteurs nous invitent à poursuivre la visite de leur monde parallèle grâce à un ouvrage bien structuré. Tous les aspects du “monde obscur” sont en effet présents dans ce guide : la géographie (avec de belles cartes), l'histoire, la culture, les livres, les villes principales et leurs monuments, les grands hommes … Le lecteur a la sensation d'avoir entre ses mains une sorte de “Guide vert”, à la fois esthétique et pratique, aussi ingénu qu'ingénieux.

Le Guide des Cités peut aussi être vu comme une sorte “d'art book” qui rassemble toutes les images rares, les affiches, les sérigraphies ou les dessins de circonstance réalisés par Schuiten depuis une quinzaine d'années. L'amateur leur découvre cependant un nouveau sens, grâce à un malicieux détournement de sujet. C'est ainsi que d'anciens dessins conçus pour le film “Gwendoline” (de Just Jaeckin) deviennent une représentation des ouvrières de Mylos en plein travail.

Cet album évoque également les travaux de Schuiten qui dépassent la simple dimension graphique ou narrative. C'est ainsi que la décoration de la station de métro des Arts et Métiers (à Paris) ou l'aménagement de la Porte de Hal (à Bruxelles) sont remis en perspective. Ces scénographies prennent d'ailleurs une nouvelle signification car ces emplacements sont devenus des “lieux de passage”.

Le Guide des Cités joue par ailleurs avec les frontières de réel, et il n'est pas toujours facile de savoir ou s'arrête la réalité, et où commence la fiction ? C'est ainsi que l'étonnante histoire du peintre Antoine Wierz, présenté dans le guide comme un personnage illustre du monde obscur, m'a lontemps parue fictive. Ce n'est qu'en discutant avec d'autres amateurs que j'ai appris l'existence bien réelle de son musée à Bruxelles.

Faut-il encore le préciser ? Le Guide des Cités est bien sûr un des chefs d'oeuvre de la série. Je m'y plonge encore aujourd'hui avec délice, à la recherche d'images et d'anecdotes oubliées. C'est en fait un livre hybride, un pur délice de bibliophile, qui est aussi proche des “Voyages extraordinaires” (de Jules Verne) que des ouvrages fantaisistes de Robida. C'est aussi un album de référence pour les amateurs, car il permet d'établir une sorte de liste des endroits à voir, ou des objets à collectionner. Enfin, grâce à ce guide, la série devient un ensemble presque logique.

En achetant le Guide des Cités, l'amateur recevait par ailleurs un prospectus publicitaire assez intriguant. La sortie de ce document d'apparence banale était un autre moment charnière, aux conséquences tout aussi importantes que la publication du guide lui-même.

Cette “invitation à entrer dans le monde des Cités obscures” comportait plusieurs pages. L'imprimé contenait d'abord une petite liste imagée des albums qui constituait la série des Cités Obscures. Il annonçait ensuite la naissance d'un site Web dédié à la série, qu'il fallait visiter et qui se nommait Urbicande.be.

Il invitait ensuite tous les fans de la série à découvrir de nouveaux “lieux de passage”. Un petit questionnaire était d'ailleurs joint à cette invitation et, en le renvoyant chez Casterman, l'amateur pouvait même recevoir un “titre de passage” numéroté et signé.

Ce passage vers Internet, et cet appel au public, allaient entraîner de nouveaux développements et une extension inattendue de la série. Je ne manquerai pas de vous raconter tout cela dans quelques jours, à mon retour de vacances.

Schuiten et Peeters l'ont souvent déclaré, le monde des Cités obscures est un univers poreux. Il est mal délimité et tend à s'approprier tout ce qui lui ressemble. Cette tendance allait favoriser l'association de la série avec de nouveaux sites Web et de multiples “lieux de passage”.

Au départ, il n'y avait qu'Urbicande.be, le site officiel de la série qui est apparu en 1986. Son contenu était assez proche du Guide des Cités puisque ses pages proposaient une présentation des albums, un catalogue des villes du monde obscur et des personnages célèbres, ainsi que quelques images inédites. Réalisé par Alok Nandi, ce site a par la suite évolué en changeant plusieurs fois d'aspect. Son exploration est devenue assez compliquée (il faut s'aventurer dans le “labyrinthe”) mais au départ, la page d'accueil “d'Urbicande” était élégante et assez simple, chaque fenêtre correspondant à un secteur bien précis.

Actuellement, les mises à jour sont peu fréquentes (le webmestre doit être fatigué) mais il existe toujours une sections “actualités”, intitulée “Carnets de l'Archiviste”, qui recense les nouvelles manifestations en rapport avec les Cités obscures.

Sinon, l'appel des auteurs en 1996 à recenser toutes les expériences de “passage” avait rencontré un succès impressionnant. Certains internautes n'hésitèrent pas à ouvrir leur propre site Web pour présenter leur “expérience”. Le premier site sur le web, à ma connaissance, fut lancé par des hollandais sous le patronyme “Ebbs”. Il était dirigé par Eilko Bronsema, auteur des “Dossiers de Joseph le Perdriel”.

C'est dans le même esprit que Christophe Compère, un internaute belge, lança son propre site intitulé “la saga de l'Espion”. Il y racontait sa propre rencontre avec un personnage ayant visité le monde obscur.

Par ailleurs, l'exemple de l'Echo des Cités donnait bien sûr l'idée de faire un journal équivalent sur le Web. Cette nouvelle revue s'appelait The Light (ou la Lumière) et sa présentation était fort élégante. Elle était associée aux activités du club “Lumière sur les Cités”.

Je n'ai pas bien connu ce club qui eu une existence assez courte. The Light manquait par ailleurs d'animateurs et ce “webzine” s'est arrêté en 2001, après avoir publié peu de choses.

Le premier site web d'importance fut à mon avis l'Office des passages obscurs, animé par Alex Willem. Il était destiné à recueillir et à mettre en ligne tous les récits et toutes les images de “passages” qu'avaient reçu Schuiten et Peeters après leur appel au grand public. La quantité, la qualité et la diversité des documents présentés y est tout à fait étonnnante.

Le deuxième site important pour les fans de la série a sans aucun doute été le Dictionnaire obscur. Réalisé au Québec (et en deux langues) par Sylvain de Saint-Pierre, ce dictionnaire minutieusement réalisé est devenu la référence absolue pour tous les amateurs … et même pour les auteurs. Benoit Peeters avouait en effet sans honte qu'il consultait ce dictionnaire lorsqu'il devait faire réapparaître certains lieux ou personnages.

Après l'apparition de tous ces sites Web, il fallait bien un lieu de rencontre, ou plutôt un forum. Intitulé les Cités obscures et nous, le forum est créé en 1998 par Olivier Tissot et Quentin Gausset. A la fois lieu de débat et site permettant de faire connaissance, le forum a été la source de nombreuses initiatives, telles que des rencontres (les fameux “Congrès des cités obscures”) ou la création de nouveaux sites Web. Bien qu'il soit moins actif depuis 4 ou 5 ans, il existe toujours aujourd'hui et fait partie du site de BD Paradisio.

Par ailleurs, comme certaines oeuvres de la série n'allait jamais être rééditées, il paraissait logique d'en diffuser des copies sur le Web. C'est pour cette raison que Quentin Gausset a lancé son site en 1999, avec l'approbation complète de Peeters et Schuiten. Baptisé “Des villes claires aux cités obscures”, ce site possède une section “archives” qui met en ligne toutes les images rares et les fascicules introuvables de la série. Il n'y a pas eu de mise à jour depuis une dizaine d'années, mais cette adresse reste précieuse pour les amateurs qui veulent découvrir des oeuvres devenues inaccessibles à cause de leur rareté … et de leur coût.

Apparus en moins de trois ou quatre ans, tous ces sites témoignaient du formidable enthousiasme suscité par la série et par son ouverture sur Internet. Dotée d'un site officiel, d'un dictionnaire, d'un journal d'actualités, d'un lieu de rencontre et de multiples pages à découvrir, les Cités obscures semblaient vouées à se multiplier sur le Web. On pouvait même se demander jusqu'où irait sa croissance ?

C'est à la même époque que j'ai commencé à participer au forum .. et à participer à l'aventure des obscurophiles sur le Web.

Face à cette étonnante effervescence sur Internet, Schuiten et Peeters gardèrent toujours ce que j'appellerai une cordiale distance. Il y avait beaucoup de bienveillance de leur part, et ils se réjouirent officiellement de l'élan enthousiaste de leurs admirateurs, mais ils se gardèrent de trop s'impliquer dans toutes ces entreprises. Tout en encourageant les initiatives et les créations de sites ou de journaux, ils s'appliquèrent plutôt à poursuivre leur oeuvre propre. C'est ainsi que sorti en 1999 le sixième album de BD de la série, intitulé l'Ombre d'un Homme.

Comme chaque album, l'Ombre d'un homme résulte d'une synthèse de plusieurs idées, ou plutôt de plusieurs envies. En premier lieu, il y avait certainement le défi de créer une cité dont le plan principal est d'imiter les formes végétales. Il en résulte la création de Blossfeldtstadt, une sorte d'hommage architectural à “Urformen der Kunst”, le vieux recueil de photographies de plantes de Karl Blossfeldt.

Voici par exemple une photo de Blossfeldt.

Et voici les toits de Blossfeldtstadt.

En second lieu, il y avait également l'envie de Schuiten de changer sa technique graphique. Plutôt que de dessiner ses planches au trait et d'y apposer ensuite des couleurs, Schuiten s'employa à coloriser directement ses crayonnés, l'encrage n'étant ajouté ensuite que sur certains contours. Grâce à ce moyen, le dessin restitue avec malice l'histoire de cet homme dont l'ombre (non cernée par un trait) est devenue subitement colorée.

Comme troisième envie, il y avait certainement le projet de rendre hommage au romantisme allemand, et surtout de détourner le thème de Peter Schlehmihl, le roman bien connu (du moins en Allemagne) d'Adelbert von Chamisso. Faut-il le rappeler ici, Peter Schlehmihl est l'histoire d'un homme qui a vendu son ombre au diable, et qui risque d'y perdre son âme. Dans L'ombre d'un homme, on retrouve une intrigue décalée du même thème. Elle raconte les mésaventures d'Albert Chamisso, un homme assez médiocre (et inspecteur d'assurance) dont l'ombre devient subitement colorée. Après avoir traversé une période de déchéance, Chamisso finit par changer de vie en exploitant les propriétés décoratives de cette ombre, et il finit par y trouver un nouvel amour.

Signalons toutefois que cette fin “heureuse” a été ultérieurement modifiée. En effet, Schuiten et Peeters ont entrepris il y a deux ou trois ans de rénover tous leurs albums, et les dernières pages de l'Ombre d'un homme ont été redessinées. Le happy end a été suprimé et la conclusion du récit est devenue ironique et fantastique. On découvre ainsi que, pendant son sommeil, les rêves érotiques de Chamisso se projettent dans le ciel de la cité … en couleurs bien sûr. Le pauvre reste à l'état d'une marionnette, toujours prisonnier de son destin.

Faut-il vous le préciser ? Je possède tout naturellement les deux versions de cette histoire. C'est d'ailleurs une sorte de malédiction qui touche la plupart des albums des Cités obscures que d'être continuellement retouchés et modifiés par leurs auteurs … pour le plus grand plaisir cependant des fans et des collectionneurs. Ceux-ci trouvent en effet une bonne excuse pour acheter la réédition d'un livre qu'ils possèdent déjà.

A la fin des années 90, les créations sur Internet s'étaient multipliées et le monde des Cités Obscures connaissait une croissance exponantielle. La frontière entre les oeuvres de Schuiten et les créations des admirateurs restait cependant assez claire, puisque les “disciples” travaillaient presque uniquement sur le Web. C'est alors que sorti un livre énigmatique signé par un certain Roman de Malegarde, et intitulé Correspondances.

Apparemment imprimé en 8 exemplaires, ce livre était sensé provenir du monde obscur. Son texte compilait en fait toutes les lettres qu'avaient échangés Mary von Rathen (ou du moins la personne qui se faisait passer pour elle) et Benoit Peeters pendant les années 90. De nombreuses hypothèses furent lancées sur l'identité de son auteur mais aucune réponse certaine ne put être apportée. Sylvain de Saint-Pierre a bien résumé l'histoire de ce livre dans son site.

Devant la multiplication de ces oeuvres “apocryphes”, il devenait indispensable d'établir une liste précise et complète des oeuvres propres à François Schuiten et Benoit Peeters. Ce travail était cependant presque impossible à faire, car les auteurs ne se limitaient pas à produire des livres (il y a aussi des films, des expositions ou des objets) et certaines de leurs productions restaient méconnues. Par ailleurs, les “obscurophiles” n'étaient pas d'accord entre eux sur les limites qui définissaient une création authentiquement “cités obscures”. Fallait-il se limiter aux travaux réalisés par Schuiten et Peeters ensemble, ou y ajouter toutes les oeuvres qu'ils avaient réalisées séparément. Cette dernière tendance recueillait la majorité des opinions, et elle aboutit quelque temps plus tard à la création d'un “catalogue raisonné” , qui était tout simplement la bibliographie de toutes les créations de Schuiten, Peeters et Goffin.

Je restais pour ma part opposé à cette conception de la série qui me semblait bien floue et beaucoup trop large. C'est alors que j'ai commencé à élaborer ma propre liste de tous les “opus” importants qui définissaient la série. Selon ma conception, ces oeuvres devaient avoir été créées par Schuiten et Peeters conjointement, et elles devaient garder un lien solide avec la série, en étant mentionné dans au moins un album (qui était le plus souvent le “guide des cités”). Comme cette liste est un peu longue, je vous la présenterai dans le post suivant.

L'établissement de la liste des oeuvres faisant partie de la série des Cités Obscures a toujours fait le désespoir des amateurs. Elle n'a pas arrêté de changer au cours du temps puisque certains livres (tels que le Mystère Urbicande ou l'Encyclopédie des transports présents et à venir) étaient mentionnés au départ dans la liste Casterman avant de disparaître sans explication claire (en fait ils étaient simplement épuisés). Cela m'a donné rapidement l'envie de définir une liste vraiment complète.

Ensuite, en s'attelant à cette tache, il m'est apparu d'emblée une évidence : il était impossible de se contenter d'une liste de livres. En effet, un coffret contenant un CD (le Musée A. Desombres) a figuré pendant quelques années dans la liste Casterman, avant de disparaître lui aussi. Par ailleurs, une scénographie telle que le Musée des Ombres a été une étape importante dans la conception et la gestation de la série, et cette exposition doit être mentionnée. De plus, pour établir une liste des oeuvres significatives, il faut également tenir compte de certains spectacles, de films (achevés ou non), de lieux (la Maison Autrique) ou même parfois d'objets. Afin de regrouper toutes ces créations sous un seul terme, il m'est venu à l'idée d'utiliser le mot “opus”, ce qui permet de désigner aussi bien une BD qu'un CD musical, une conférence, un livre illustré, une gare de métro ou une peinture murale.

Mentionnons encore une difficulté supplémentaire : Schuiten et Peeters aiment reprendre et modifier leurs oeuvres au fil du temps. C'est ainsi que des albums comme les Murailles de Samaris ou l'Ombre d'un Homme ont été redessinés, et que d'autres livres ont été complétés à l'occasion de rééditions plus ou moins tardives (par exemple l'Enfant penchée). Parfois, c'est un spectacle comme l'Affaire Desombres qui est édité dans un deuxième temps sous la forme d'un DVD avec un livret, ou une oeuvre inachevée qui apparait dans un journal ou un site Web (comme la Cité des Ombres). Il faut donc tenir des modifications de ces “opus” au fil du temps, ce qui fait que le numéro chiffré s'accompagne parfois d'une sous-numérotation (a, b, c..) pour distinguer les différentes éditions ou formes d'une oeuvre.

out cela explique la forme de cette liste que j'ai construit il y a une dizaine d'années … et que j'ai complété récemment. Elle regroupe des oeuvres très diverses, construites par Schuiten et Peeters ensemble, et qui sont toutes citées dans d'autres ouvrages faisant partie des Cités obscures. Elle dépasse la simple liste de livres ou d'objets collectionnables, et propose également des lieux à visiter ou des “événements” qu'il faudrait avoir vu. Elle établit avant tout le catalogue des “sources authentiques” et représente, en quelque sorte, le “canon” (ou plutôt l'essentiel) des Cités obscures.

Les cités obscures : un inventaire

1. Les murailles de Samaris (album BD) 1983. Réédition en 1988 avec texte additionnel « Retour à Samaris » +3 pages inédites. Réédition en 2007avec ajout d’une deuxième partie intitulée « Mystères de Pahry »

2. La fièvre d’Urbicande (album BD) 1985

2b. Carnets de voyage d’Eugène Robick (cahier avec texte illustré) 1985 Supplément au tirage de tête de la première édition de « La fièvre d’Urbicande »

2c. La Légende du réseau (texte illustré) 1990 Texte ajouté lors de la réédition de l’album en 1990, attribué à Isidore Louis

3. Le mystère d’Urbicande (texte illustré + fac similé) 1985 Tirage de luxe limité à 1900 ex. Texte écrit par T. Smolderen, revu par B. Peeters et F. Schuiten.

4. Utopies (récit BD de 5 pages) 1985 Paru dans A Suivre N° 45 « Spécial Architecture ». Intégré dans la réédition 2007 des Murailles de Samaris. Premier récit des “ Mystères de Pahry ” explorant le thème des passages.

5. La tour (album BD) 1986

6. Aux sources des cités obscures (conférence-spectacle). 1986 Première conférence-fiction de Peeters et Schuiten. Les années suivantes, elle s’intitule « Voyage dans les cités obscures »

6b. Le mystère Wappendorf (conférence-spectacle) fin des années 80 Autre conférence présentée au début des années 90

6c. Les livres de l’ombre (conférence-spectacle) 1996 Nouvelle conférence présentée à la sortie de l’album « L’enfant penchée » en 1996, reprise lors de diverses manifestations jusqu’en 2000

7a. L’archiviste (livre géant illustré) 1987 Texte attribué à Isidore Louis. Première édition en grand format 30 x 40

7b. L’archiviste 2000 Réédition à un format standard, avec nombreuses pages modifiées pour les textes et les dessins (et 2 planches supplémentaires de BD).

8. L’étrange cas du Dr Abraham (récit complet BD de 12 pages) 1987 Récit se passant à « Pahry », publié dans A Suivre N° 109. Edition en album hors collection en 2001. Intégré dans la réédition 2007 des Murailles de Samaris (fait partie des Mystères de Pahry)

9. La route d’Armilia (livre mixte : texte illustré + BD). 1987 Première édition en danois en novembre 87, puis édition française modifiée en avril 1988. Réédition en 2010 avec ajout de trois autres récits : les Chevaux de Lune, Mary la penchée et la Perle

10. L’encyclopédie des transports présents et à venir (livre avec texte illustré) 1988 Edition limitée à 800 ex réservée aux membres du club A Suivre. Rééditée partiellement dans l’album « Un Opéra pictural »

11. La Cité des Ombres (story-board d’un film jamais réalisé). 1988 Extraits du story-board parus dans « 1936. Dernières nouvelles » (pp. 69-79) puis dans un album tiré à 500 exemplaires (Ed L’atelier de la bande dessinée). Un autre extrait est repris dans les années 90 dans le site Internet Urbicande.be (Fixorama)

12. Des Mystères du Calendrier (mini-livre illustré, Ed. Papier Gras) 1988 Petit recueil des dessins et textes que l’on retrouve aux pp. 78-79 du Guide des Cités. Attribué au professeur Théophraste Pym

13a. Passages (3 courts récits BD) 1989 Trois récits publiés dans A Suivre N° 135, 138 et 139, appartenant aux « Mystères de Pahry » Intégré dans la réédition 2007 des Murailles de Samaris.

13b. Passages (port folio)

13c. Le fugitif (récit BD de 10 pages) Reprise des planches de «Passages » et «Utopies » regroupées en 1 seul récit. Publié dans Macadam Journal en 1994

14. Le Musée des Ombres (exposition-spectacle) 1990 Présentée à Angoulême pour le festival et reprise ensuite aux festivals de Sierre, Bruxelles et Paris.

14b. Le petit journal du Musée des Ombres (livret illustré) 1990 Programme distribué lors de l’exposition du musée à Bruxelles

14c. La découverte inattendue (court métrage d’animation) 1991 Présenté à l’exposition Opéra Bulles (reprise à Paris du Musée des Ombres en 1991) dans la salle Calvani.

15. Le musée A. Desombres (coffret avec «pièce radiophonique» sur CD et catalogue) 1990 Reprise de divers travaux (dessins, photographies, matériel sonore du « Musée ») et création d’une nouvelle fiction sous une forme audiovisuelle.

16. Petit guide des cités obscures (2 articles de 12 pages avec illustrations) 1990 Première ébauche du « Guide des cités », paru dans le N°1 de la revue « Les Saisons »

17. Brüsel (album BD) 1992

17b. De Bruxelles à Brüsel (exposition) 1992 Présentée à Bruxelles lors de la sortie de l’album

17c. Bruxelles, ne devient pas Brüsel ! (article de journal) 1992 Article de B. Peeters paru dans « A Suivre » N° 176, avec illustrations de Schuiten et diverses photos. Repris dans la réédtion des années 2000 de Brüsel

17d. De Vrouw (port folio) Regroupe des dessins de l’album et des dessins inédits. Editions Archives Internationales (200 ex.).

18a. Souvenirs de l’éternel présent (livre illustré) 1993 Variation sur le film Taxandria qui reprend tous les dessins de Schuiten

18b, Taxandria (film) Film long métrage de fiction (90 mn) de Raoul Servais

18c. Souvenirs de l’éternel présent (album BD) 2009 Reprend la plupart des images du livre illustré, mais modifie la seconde partie du récit

19. L’Echo des Cités (livre illustré grand format) 1993 Journal fictif en partie publié dans « Urbanisme et Architecture » (1989) puis « A Suivre » (1991).

19b. L’Echo des Cités 2001 Réédition de l’album au format standard, sans autre changement

20. Porte de Hal (scénographie) 1993 Aménagement de la station de métro «Porte de Hal » à Bruxelles, revendiquée comme un « lieu de passage » dans le Guide des cités

20bis. Le passage inconnu (exposition) Présentée lors de l’inauguration de la station de la station de métro. Reprise en 1994 au festival BD d’Erlangen

20c. Scandale à l’inauguration (ex-libris) 1993 Page supplémentaire de l’Echo des Cités racontant l’inauguration de la Porte de Hal (Librairie Sans Titre). Repris dans le recueil « Autour des cités Obscures »

21. Autour des Cités Obscures (monographie) 1994 Première monographie consacrée à la série (interviews + nombreux articles) par les éditions Mosquito

22. Arts et Métiers (scénographie) 1994 Aménagement de la station de métro du même nom à Paris. Autre « lieu de passage »

22b. Arts et métiers. Direction Mairie des lilas (livre illustré) 1994 Edition à tirage limité à 1050 exemplaires, imprimé sur les Presses des Cités obscures à Pahry en 1994

23. Le dossier B (film) 1995 Film pseudo-documentaire de 53 minutes réalisé par Wilbur Leguèbe sur scénario de Peeters et Schuiten, reprenant quelques idées de Brüsel. Réédition vidéo en 1999 avec 1 petite plaquette illustrée Réédition en DVD en 2008 avec une nouvelle plaquette

24. Le passage (peinture murale) 1995 Peinture sur le mur d’une maison située rue Marché-au-charbon à Bruxelles. Revendiquée comme un lieu de passage

25. Mary la penchée (livre illustré pour enfant) 1995

26. L’enfant penchée (album BD) 1996 Cinquième album BD (seulement) de la série.

26b. Mary (texte illustré) 1996 Supplément de 8 pages du tirage de tête de « L’enfant penchée » Repris dans la réédition 2009 de l'Enfant penchée.

26c. Autour de l’enfant penchée (exposition + sérigraphie ) 1996 Galerie Sans-Titre 1996. Tirage limité à 300 ex.

26d. Un léger penchant (carnet d’ex-libris de 20p.). 1996 Carnet de crayonnés édité par Schlirfbook.

29. Trois pages retrouvées (carnet d’ex-libris de 4p.) 1996 Par la librairie Espace-BD . Ex-libris du Guide des Cités avec 3 pages inàdites de «L’enfant penchée» Ces trois pages sont reprises dans la réédition 2006 de l’enfant penchée

27. Urbicande.be (site Internet) 1999 Site officiel des Cités Obscures tenu par Alok Nandi

27b. L’ombre du réseau (CD multimédia) 1999 Edition en CD-ROM du site Urbicande.be, proposé en supplément par les Inrockuptibles

28. L’aventure des images (essai critique) 1996 Texte commentant de façon analytique divers albums, expositions ou scénographies, avec illustrations de Schuiten

29. Le guide des Cités (livre illustré) 1996 Pseudo-guide de voyage reprenant le texte du « Petit guide » et enrichi par des articles et des images de provenances diverses

30. Brasilia (récit BD de 3 pages) 1997 Courte histoire avec Eugène Robick à l’occasion du dernier numéro du journal « A Suivre »

31. De la Maison Autrique à la Maison Imaginaire (livre illustré) 1997 Edité à petit tirage par « Lumière sur les Cités ». Livre présentant le projet de restauration de la Maison Autrique par Schuiten et Peeters

31b. La Maison Autrique (immeuble de Bruxelles) 2004 Restauration d’une maison de Victor Horta qui devient un musée. Lieu de passage vers les CO

31c. La maison Autrique (livre illustré) 2004 Réédition augmentée et modifiée du livre de 1997

32. L’ombre d’un homme (album BD) 1999

32b. La planche XV (carnet d’ex-libris de 8p.) 1999 Ex-libris de 1999 de la librairie Sans-Titre. ( 399 ex.) avec crayonnés de l’Ombre d’un Homme.

32c. L’ombre d’un homme « Esquisses » (carnet d’ex-libris de 16 p.) Carnets de crayonnés, au format 13,9 x 20,5cm. Tirage à 200 exemplaires (librairie Folle Image).

33. L’affaire Desombres (spectacle-énigme) 1999 Spectacle à Grenoble le 3 décembre 1999 avec reprise à Bruxelles en 2000

33b L’affaire Desombres (CD musical + livret) 2000 Musique du spectacle composée par B. Letort. Le livret reprend les textes et images du spectacle

33c. L’affaire Desombres (livre illustré + DVD avec film du spectacle) 2002

34. Voyages en Utopie (livre illustré) 2000 Présentation des scénographies conçues par Schuiten, illustrée par de nombreux dessins et photos

35. La frontière invisible T1 (album BD) 2002

35b. La frontière invisible (coffret avec portfolio de 15 p.) 2002 Edité par CanalBD

36. Aux frontières de l’image (reportage filmé) 2003 Film de 12 minutes projeté pendant l’exposition « le Théâtre des Images » à Angoulême, présentant des extraits de l’Affaire Desombres, du Musée Desombres et des Quarxs

37. La frontière invisible T2 (album BD) 2004

37b. Carte physique de Sodrovno-Valachie Carte géographique offerte en supplément à l’édition originale du T2

37c. Roland (texte illustré) 2004 8 pages inédites dans le tirage de tête de l’édition en 1 tome, racontant la jeunesse de R.de Cremer

38. Les chevaux de lune (petit livre illustré) 2004 Récit en images incorporé dans la réédition 2010 de la Route d’Armilia

39. Les Portes du Possible (livre illustré au format géant) 2005

40. Un opéra pictural (livre avec DVD) 2006 Livre composite comportant un chapitre sur Urbicande, un autre avec un « portrait d’Axel Wappendorf » et un autre avec des extraits de l’Encyclopédie des Transports. Le DVD contient un dessin animé sur Urbicande

41. La théorie du grain du sable T1 (album BD) 2007 Album imprimé en monochromie et édité en format à l’italienne

42. La théorie du grain du sable T2 (album BD) 2008

42b. La théorie du grain de sable (album BD en 1 tome) Album en format géant

43. L’atelier de Schuiten et Peeters (livre de croquis) 2008 Recueil de crayonnés expliquant la genèse de la Théorie du grain de sable (250 ex.)

44. La perle (récit en BD) 2010 Court récit en BD incorporé dans la réédition 2010 de la « Route d’Armilia ».

La disparition de The Light avait suscité quelques regrets et d'intenses discussions se déroulèrent sur le forum. On prit rapidement la décision de lancer un nouveau magazine centré autour des Cités obscures. Il s'appelait Luminas et le premier numéro sorti en juin 2001. Son rédacteur en chef était Sylvain de Saint-Pierre.

Précisons d'emblée que les exemplaires de Luminas sont toujours disponibles en version Web à cette adresse. Il existe également une version imprimable.

L'objectif de Luminas était double : il y avait d'une part le besoin d'une revue d'actualités traitant des événements et des nouvelles parutions de Peeters et Schuiten, et d'autre part l'envie d'explorer plus intensément le continent des Cités obscures. Sur ce dernier point, le journal dépassa toutes les espérances.

Avides de faire découvrir les Cités obscures, les rédacteurs de Luminas rivalisèrent d'audace et de créativité. Pendant ses quatre ans d'existence, la revue garda une qualité constante, proposant des informations multiples et surprenantes sur la vie quotidienne de cet univers de fiction. On pouvait lire à chaque numéro des “news” provenant de diverses cités, des informations sur l'actualité éditoriale, une chronique écrite par l'aviateur Santos-Dumont, des récits d'exploration de différentes cités, des rapports d'expériences de passage, des interviews de personnages célèbres, une chronique gastronomique (le “coin de Duchemin” ), des publicités parodiques et un (faux) courier des lecteurs. L'abondance et la diversité des sujets abordés souleva l'admiration de Schuiten et Peeters eux-mêmes.

J'ai jusqu'au bout participé à cette aventure passionnante de Luminas qui s'est interrompue à la fin de l'année 2005. En fait, personne n'avait pris la décision d'arrêter mais … l'enthousiasme s'était épuisé. La plupart des rédacteurs arrêtèrent progressivement d'écrire des articles et Sylvain de Saint-Pierre ne donna ensuite plus de nouvelle. C'était la fin d'une belle revue mais … peut-être n'a t-elle pas encore publié son dernier numéro ?

Pendant ce temps là … Schuiten et Peeters continuaient leur petit bonhomme de chemin. Ils paufinèrent pendant 3 à 4 ans leur “opus” suivant, publié en deux parties, qui s'intitulait la Frontière invisible.

C'était à nouveau une luxueuse histoire en couleurs, dans un style de dessin qui prolongeait la manière de l'Ombre d'un Homme. Il n'y avait pas de véritable innovation dans cet album et on y trouvait plutôt la confirmation d'une formule à succès. La Fontière invisible associait en effet un roman “structuraliste” (n'oublions pas que Benoit Peeters fut un élève de Roland Barthes), un voyage dans un monde imaginaire (toujours l'exploration du monde obscur), une fable politique et un style graphique faussement réaliste. Plus que jamais, François Schuiten y jouait avec les formes en mélangeant le monde des miniatures avec des édifices gigantesques, en figeant ses personnages dans un monde presque abstrait ou ou en animant de manière surprenante un paysage minéral.

Au sein des multiples allusions que contenait cette histoire, le message le plus évident était cependant de nature politique. Derrière cette menaçante Sodrovno-Valachie qui cherche à étendre ses territoires et à brouiller les frontières, il était facile de reconnaître d'illustres exemples historiques comme par exemple l'Allemagne d'Hitler ou la Serbie de Milosevic. Les discours du général Radisic retrouvaient d'ailleurs l'ambiance nationaliste et le ton belliqueux de ses sinistres prédécesseurs.

Cependant, l'évidence montrait que la Frontière invisible était avant tout un roman d'apprentissage (Benoit Peeters le confirmait d'ailleurs dans ses dédicaces). Derrière l'aventure de Roland de Cremer, descendant d'une lignée d'illustres cartographes qui cherche à faire carrière, on retrouvait l'éternelle histoire du jeune homme qui veut apprendre un métier et qui se retrouve confronté à l'enseignement de la vie. Il y avait là matière à un beau récit romantique mais, comme presque toujours avec Peeters et Schuiten, la fin du récit est sarcastique et interrogative. Ayant échoué dans toutes ses tentatives (de comprendre les cartes et de connaître les femmes), le jeune Roland repart à travers la campagne en se promettant de ne pas refaire les mêmes erreurs. Il veut apprendre à observer et à s'orienter mais, tandis qu'il avance et affirme sa vocation de cartographe, le lecteur découvre dans l'image finale la forme des paysages qu'il traverse … et la nature secrète de ses désirs (à moins que ce ne soit la nature secrète du monde).

Cette image poétique et ironique semble ouvrir un nouveau chapitre (le douzième), mais les auteurs se sont bien gardé de le raconter. C'est au lecteur d'imaginer la suite. Roland va t-il enfin comprendre ses erreurs, et saura t-il prêter attention au monde des sentiments ? Les dernières réflexions du jeune homme (que l'on peut lire dans les récitatifs) me laissent supposer que ce ne sera pas le cas. Le monde des cités obscures est décidément impitoyable.

J'ai déjà évoqué cette tendance de François Schuiten à ne pas faire ce qu'on attend de lui. On comprend donc aisément que, devenu l'auteur à succès d'une série confirmée (les Cités Obscures), il ait multiplié les activités divergentes au cours des années 2000. Il y avait là une sorte de fatalité. Après avoir montré que les Cités Obscures n'étaient pas réductible à une série de BD, Schuiten semblait vouloir prouver que son oeuvre ne se limitait pas à cette série.

Dans l'album Voyages en Utopie, Schuiten et Peeters ont raconté quelques unes de ces créations marquantes qui sortent du cadre des Cités obscures. Il y eut ainsi les décors de la Cenerentola, un opéra de Rossini présenté à Bruxelles à la fin 1999, puis la scénographie de Planet of Visions, un pavillon thématique de l'Exposition universelle de Hanovre pendant l'année 2000. On y retrouvait bien certaines idées graphiques familières mais l'objectif n'était pas de voyager dans un monde imaginaire et ludique. Le pavillon de cette exposition proposait plutôt quelques utopies illustrées d'une manière tridimensionnelle.

La bande dessinée n'était pas complètement absente de Planet of Visions, mais elle constituait plutôt une sorte de contrepoint ironique. Il y avait tout de même des moments d'humour parmi cette succession d'utopies.

De même, la parution d'Histoires de Timbres en 2002 s'éloignait encore plus de cette exploration du monde obscur qui avait tellement séduit les amateurs. Edité par le Centre belge de la bande dessinée, ce petit livre interrogeait très sérieusement François Schuiten sur sa vision de la Belgique, et sur le “making of” des 15 timbres dessinés pour la poste au cours de sa carrière.

François Schuiten se trouvait ainsi à un nouveau tournant de son évolution. L'auteur tentait d'échapper à sa création mais personne ne s'en rendait vraiment compte. Il y avait même des événements qui suggéraient une tendance contraire, puisqu'il était devenu le lauréat du Grand Prix de la ville d'Angoulême en 2002. Ce véritable couronnement d'une carrière bien remplie devait bien sûr beaucoup à l'originalité, au succès et à la dimension artistique des Cités Obscures. L'animation du festival d'Angoulême en 2003 allait toutefois révéler sa nouvelle vocation d'auteur, conscient des enjeux du monde contemporain. L'affiche du festival la confirmait sans aucune ambiguité puisqu'elle montrait le dessinateur seul en face de sa table de travail.

Je n'ai malheureusement pas vu la belle exposition organisée par Schuiten pendant le festival 2003. Intitulée le Théâtre des Images, elle évoquait très peu les Cités obscures et associait au contraire divers “camarades de route” à l'événement. C'est ainsi que Claude Renard (avec son livre consacré à Galilée), Benoit Peeters, Bruno Letort et les dessinateurs du groupe Fremok accompagnaient le dessinateur qui ne s'était réservé qu'une seule salle. Cette dernière, nommée “Secrets d'atelier”, se limitait à une exposition de planches originales de la Frontière Invisible. Le thème principal était donc celui de l'artiste face aux tendances contemporaines des arts graphiques.

Les Cités Obscures étaient toujours présentes, mais elles semblaient passer à l'arrière-plan des intérêts du dessinateur.

En 2004, cette prédominance du créateur vis-à-vis de son oeuvre se confirmait avec la grande exposition de Cherbourg, intitulée “le Livre voyage”. Consacrée prioritairement à la découverte de planches et d'estampes originales de Schuiten (avec en plus un petit volet dédié au multimédia), elle laissait délibérément de côté la série pour mieux analyser la création graphique. La sortie de The Book of Schuiten la même année confirmait cet intérêt pour le “making of”. A la fois catalogue d'exposition et nouvelle monographie de luxe, cet ouvrage contenait bien sûr un certain nombre d'images provenant du “monde obscur”, mais elles se mélangeaient à d'autres travaux plus ou moins connus comme les décors de Cenerentola, une scénographie pour le spectacle de cirque de Franco Dragone ou des images de l'exposition universelle d'Hanovre.

The Book of Schuiten proposait en plus un entretien remarquablement intelligent avec Benoit Peeters. Les deux auteurs analysaient de manière adulte la technique graphique et les influences du dessinateur, et c'était un plaisir de découvrir une telle réflexion. Une question surgissait toutefois en refermant cet ouvrage : qu'allaient devenir leur série vedette ?

En fait, les auteurs n'oubliaient pas les Cités obscures puisque l'année 2004 voyait la sortie du deuxième tome de la Frontière Invisible. C'est aussi cette année-là que se terminèrent les rénovations de la Maison Autrique, une ancienne construction de Victor Horta à Bruxelles que Schuiten et Peeters avaient sauvée de l'oubli.

La restauration de cette maison privée, destinée à devenir un musée, avait été l'objet d'une importante réflexion. Le rôle de chaque pièce avait été défini à l'avance et tout cela était préparé à la manière d'une scénographie. Un livre illustré sur le même sujet rassemblait élégamment les projets de Schuiten pour la chambre à coucher, le salon-bibliothèque, l'atelier ou la salle des cartes.

L'idée la plus brillante, toutefois, était certainement l'aménagement du grenier, puisque cet espace était destiné à recueillir des objets et des inventions créées par Axel Wappendorf. Derrière la figure sympathique de l'ingénieur malchanceux, c'était en fait tout l'univers des Cités obscures qui faisait une étonnante réapparition. En recueillant quelques meubles et des décors qui avaient servi pour construire le Musée des Ombres, les combles de la Maison Autrique devenaient un véritable musée permanent du “monde obscur”. Cette présence d'Axel Wappendorf dans notre monde était par ailleurs largement suffisante pour que la maison Autrique devienne à son tour un lieu de passage.

J'ai eu la chance de visiter la Maison Autrique en 2005, à l'occasion d'une exposition consacrée à Winsor McCay (c'était un bon motif Wink ) et j'ai brièvement retrouvé le frisson qui m'avait saisi pendant la visite du Musée des Ombres. Aujourd'hui encore, cette maison est facilement visitable lors d'un petit séjour à Bruxelles et c'est d'ailleurs une destination qui est devenue indispensable pour tous les “obscurophiles”. Quant à ceux qui n'aiment pas voyager, il leur reste un beau livre que l'on peut facilement se procurer en visitant le site Web du musée .

En 2005, beaucoup d'amateurs sentaient que les Cités obscures étaient parvenues à un tournant de leur histoire. Le formidable élan des années 90 commençait à se perdre et l'heure était à l'incertitude. On pouvait aussi se demander comment allait se poursuivre la série, et si un renouvellement était possible ? Schuiten et Peeters répliquèrent avec la publication d'une nouvelle oeuvre inclassable, intitulée les Portes du Possible.

Initialement publiée dans la grande presse (le Soir en Belgique de même que le Courrier international), cette oeuvre est un intriguant recueil d'utopies imaginées “à l'ancienne”, en fait très proches de celles que l'on inventait au XIXème siècle. Les Portes du Possible représentent le titre d'un journal appartenant à un futur proche, et chaque article du magazine porte une date qui est située entre 2010 et 2050. Les double pages sont indépendantes les unes des autres et présentent dans un style faussement sérieux les suites logiques des habitudes modernes. C'est ainsi que l'essort du tourisme en Europe conduit les dirigeants de Bruxelles à transformer leur cité en ville d'eau.

Quel était donc le lien de cette oeuvre avec les Cités Obscures ? Il y avait d'abord une indiscutable ressemblance de ces utopies avec celles que proposaient (en leur temps) Jules Vernes et d'Albert Robida, deux auteurs “phagocytés” depuis longtemps par le “monde obscur”. Il y avait aussi (et surtout) une continuité logique entre deux mondes alternatifs. On pouvait en effet considérer que les Cités obscures étaient une sorte de “lendemains du passé”, tandis que les Portes du Possible ressemblaient de toute évidence aux “lendemains d'aujourd'hui”, les deux mondes étant par ailleurs aussi irréels l'un que l'autre.

Editées sous la forme d'un épais livre dont chaque page est cartonnée, les Portes du Possible n'appartiennent à aucun genre précis. Ni bande dessinée, ni livre illustré, ce faux journal est d'abord un formidable clin d'oeil car il cherche à prendre le contre pied du pessimisme ambiant. Il n'y avait pas besoin d'être un amateur des Cités Osbcures pour apprécier cette oeuvre d'anticipation un peu surannée, mais les obscurophiles ont bien sûr adopté sans hésitation cette échappée vers le futur, que les auteurs eux-même ont considéré comme des “souvenirs du 20ème siècle”.

L'année 2005 ne fut cependant pas consacrée qu'aux Cités obscures. François Schuiten se diversifiait plus que jamais et il acceptait les commandes venues de toute part. C'est ainsi qu'il accepta, entre autres, la réalisation d'une scénographie pour le Pavillon belge de l'exposition universelle d'Aichi, en collaboration avec Alexandre Obolenski.

Je n'ai bien sûr pas pu visiter cette manifestation lointaine, mais je ne l'ai pas regretté puisqu'elle n'avait rien à voir avec les Cités obscures. Cet “opéra pictural” (un concept imaginé par Schuiten) devait permettre aux japonais de découvrir la Belgique à travers ses peintres célèbres. En fait, ce n'était ni du théâtre, ni du cinéma ni de l'opéra, mais une sorte de genre intermédiaire, une “exposition musicale” qui présentait une longue suite de tableaux de grande taille, peints par Alexandre Obolenski, où l'on pouvait facilement reconnaître des oeuvres de Brueghel, de Rubens ou de Delvaux. Ce florilège pictural était acompagné d'une ambiance musicale composée par Bruno Letort.

D'autres manifestations moins prestigieuses (et plus proches de la bande dessinée) se déroulèrent cette même année. Il y eu bien sûr des expositions reprenant les images des Portes du Possible à Bruxelles puis à Paris en 2005, mais aussi un Voyage en Utopie qui fut présenté au Cirque Jules Verne d'Amiens en juillet de la même année. Il y eu encore en septembre une scénographie consacrée au Transsibérien à Bruxelles, qui s'appuyait sur des photographies de Marie Françoise Plissart, et une Fresque Lumière sur la façade d'un bâtiment à Lyon. Le dessin ne pouvait se voir que pendant la nuit grâce à un éclairage très étudié.

Bref, l'activité de Schuiten partait dans toutes les directions, et on pouvait retrouver cet éclectisme dans l'ouvrage suivant paru en 2006 qui s'intitulait un Opéra pictural. Cet album mixte (associant un livre illustré, un CD et un DVD) ressemblait à un rapport des activités de l'année précédente. En plus du Transsibérien et de l'exposition d'Aichi, il contenait bien quelques travaux consacrés aux Cités obscures (dont un portrait d'Axel Wappendorf et une reprise partielle de l'Encyclopédie des transports) mais il laissa un peu perplexes les amateurs de la série.

Cet éclectisme et cette dispersion des intérêts démontrait bien sûr le dynamisme et l'activité incessante du créateur. Quant j'y repense aujourd'hui, elle pouvait aussi donner un pressentiment moins agréable : Schuiten cherchait à s'éloigner de ses Cités obscures.

La Théorie du grain de sable, nouvelle histoire en deux volumes, apparut ensuite en 2007. Ce titre reste la dernière grande BD de la série qui soit parue à ce jour.

Comme d'habitude (pourrait-on dire), Schuiten et Peeters décidèrent de prendre le contre-pied de ce qu'ils avaient réalisé jusque-là. C'est ainsi qu'en lieu et place du dessin longuement travaillé (et rehaussé de somptueuses couleurs) de La Frontière Invisible, ils choisirent pour le “Grain de Sable” d'utiliser la rapidité du trait au pinceau et la simplicité du noir et blanc. Par ailleurs, la traditionnelle dimension A4 des albums était remplacée par un curieux format “à l'italienne”. Et puis (et surtout), un curieux papier à fond beige remplaçait les habituelles pages blanches. Cette dernière innovation était destinée à souligner un effet graphique que l'on pourrait intituler la “malédiction du blanc”. En effet, dans ce monde graphique dont le fond est uniformément beige, les objets et les hommes dont la teinte devient blanche se mettent soudainement à transgresser les lois élémentaires de la physique.

La Théorie du grain de sable permettait par ailleurs de retrouver des lieux et des personnages connus. Le lecteur avait ainsi le plaisir de redécouvrir Brüsel une quarantaine d'années après le cataclysme, ainsi que la maison Autrique qui abritait une certaine … Elsa Autrique. A côté de quelques nouveaux personnages, Constant Abeels faisait sa réapparition, toujours aussi rêveur et créatif, tandis que Mary von Rathen arborait un nouveau rôle, celui de “collecteuse de phénomènes inexpliqués”. De fait, même si elle ne comprend pas tout, Mary est la seule à percevoir cette étrange blancheur qui semble provenir d'une autre dimension.

De même que les précédents récits, la Théorie du grain de sable était une fable qui permettait de faire diverses interprétations. Les critiques ne se privèrent d'ailleurs pas de tisser un parallèle entre les phénomènes chaotiques de cette histoire et la surprenante crise financière qui agitait l'année 2007. Les amateurs des Cités obscures préférèrent, de leur côté, échafauder des hypothèses plus littéraires ou faire allusion aux théories physiques du chaos. Il était en effet fort séduisant de souligner l'imprévisibilité de systèmes qui se voulaient logiques, sinon déterministes, et de retrouver paradoxalement un certain ordre dans le chaos.

En simplifiant sa technique, Schuiten dessinait plus vite mais il fallut tout de même attendre une année avant de découvrir la fin de l'histoire. Le tome 2 apparut en septembre 2008 et, pour une fois, la conclusion du récit paraissait limpide et optimiste. Mary retrouvait le bijou qui causait les malheurs de Brüsel et le rendait à ses légitimes propriétaires, tandis que le souriant Constant Abeels comprenait enfin le mystère, en découvrant cette merveilleuse étrangeté du blanc.

Quand on la relit d'une seule traite, cette intrigue invraisemblable est en fait d'une simplicité parfaite. Le dessin y est magnifiquement enlevé et mon seul regret concerne finalement cette teinte grisâtre du papier. Elle permet certes de symboliser une des mystères du récit, mais elle entraîne aussi une impression curieuse, celle d'avoir une vision qui est modifiée. D'ailleurs, j'ai réellement cru par moments être atteint d'une cataracte prématurée, en constatant que certaines finesses du dessin s'estompaient parfois au milieu d'une sombre grisaille. Ce n'est toutefois qu'une observation bien mineure vis à vis de cette histoire fantastique profondément originale, et qui délivre un message très humaniste.

En 2009, un nouveau titre s'ajoutait à la liste officielle des albums de Cités obscures, mais il ne s'agissait que d'une reprise. Les Souvenirs de l'Eternel Présent avaient en effet déjà été publiés en 1987, par un petit éditeur, sous la forme d'un livre illustré. Comme l'oeuvre appartenait de façon évidente au “monde obscur”, Schuiten et Peeters se décidèrent enfin à l'incorporer officiellement dans la série, en y ajoutant quelques images ainsi que des phylactères.

Cette “récupération” s'inscrivait d'ailleurs dans un vaste travail de réorganisation éditoriale. Schuiten et Peeters consacraient en effet leur fin de décennie au remodelage de leurs vieux albums. Ces histoires classiques étaient parfois complétées de planches inédites (comme par exemple la Fièvre d'Urbicande) ou alors publiées avec une conclusion modifiée (c'était le cas de l'Ombre d'un Homme). Il y avait là un effort de normalisation, qui visait à intégrer dans un format unique quelques livres aux dimensions géantes (comme l'Archiviste) ou de courtes BD qui restaient inédites (comme Brasilia). Cet effort était compréhensible mais on pouvait aussi se demander si cette organisation tardive n'était pas une manière de remettre la série dans le rang, voir même une intention inavouée de mieux lui échapper.

Ces années 2009 et 2010 étaient en fait paradoxales, puisqu'elles se caractérisaient à la fois par une grande activité et par une faible création. En apparence, rien n'avait changé car Schuiten et Peeters continuaient leurs tournées de conférences (maintenant consacrées aux Souvenirs de l'Eternel Présent qui devenaient un conte musical) et célébraient toujours l'univers des Cités obscures. De son côté, François Schuiten imaginait de nouvelles fresques murales, telles cette curieuse Tour Infinie à Louvain la Neuve. Voici d'abord l'image du sommet :

Et voici à quoi ressemble la paroi murale.

De nouveaux livres apparaissaient, certes, mais ils analysaient par exemple les influences familiales (dans Schuiten filiation en 2009) pour bien mettre en valeur l'auteur plutôt que l'oeuvre. En 2010, le dessinateur publia d'abord un savoureux guide illustré de Bruxelles pour Lonely Planet, puis un roman de Jacques Abeille enrichi de nombreux dessins, intitulé les Mers perdues. Ce dernier livre était superbe, et ses monuments anthropomorphes auraient très bien pu convenir à une histoire des Cités obscures, mais le dessinateur avait maintenant d'autres ambitions.

Les auteurs se distanciaient donc de leur série vedette. Ils devenaient peut-être un peu plus “adultes” et manifestaient de nouvelles ambitions. Leur vie ne se réduisait plus à imaginer de nouvelles cités fantastiques appartenant au Continent obscur et les fans de la série commençaient à percevoir cruellement cet éloignement. Ultime symptôme révélateur, le forum tombait peu à peu dans un état de torpeur et ses fondateurs n'y intervenaient plus que rarement.

C'est alors qu'il m'est venu une étrange idée. Serait-ce possible ? Toute l'histoire des Cités obscures pouvait être résumée par une parabole dont le synopsis serait … celui de la Fièvre d'Urbicande. Que raconte en effet ce livre ? Il commence avec l'étrange apparition d'un réseau cubique, dont la croissance établit des “ponts” entre certaines maisons. Ce réseau crée aussi des relation entre des personnes qui ne se connaissaient pas et ceux-ci organisent des rencontres. Il apparait ainsi une période d'euphorie. La vie devient pleine d'activités qui révolutionnent les habitudes de chacun, tandis que l'expansion continue des passerelles efface aussi bien les frontières des genres que les limites des quartiers. Mais la croissance infinie du réseau se poursuit, et les piliers deviennent de plus en plus grands et lointains. Les amateurs découvrent alors un enchevêtrement de piliers gigantesques, aussi impressionnants que terriblement éloignés. Le réseau s'échappe finalement au loin, dans l'infiniment grand, en laissant dans le coeur des spectateurs un beau souvenir et un grand sentiment de nostalgie. Ce synopsis résume bien, je crois, l'expérience vécue depuis une vingtaine d'années par les amateurs des Cités obscures.

De même que les habitants d'Urbicande, les fans des Cités obscures se sentent aujourd'hui abandonnés par leur série (et par les auteurs). Ils se souviennent avec nostalgie d'une cascade d'oeuvres et d'un réseau de personnes dont les activités se sont progressivement éloignées de leur sujet principal. J'ai ainsi le pressentiment que les Cités obscures ont aujourd'hui terminé leur cycle d'existence mais … peut-être que cette intuition pêche par excès de pessimisme, et que d'autre créations viendront renouveler l'attrait de la série. Après tout, Schuiten et Peeters n'ont certainement pas encore dit leur dernier mot mais … ont-ils encore l'envie de consacrer toute leur énergie au développement des Cités obscures ?