Altaplana, world of Francois Schuiten and Benoit Peeters

the impossible & infinite encyclopedia of the world created by Schuiten & Peeters

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Interview de Benoît Peeters

(trouvée dans le dossier)

Comment vous est venu l’idée des Cités obscures, quel a été le point de départ de cet univers ?

Il est difficile de répondre. C’est d’abord une complicité amicale, une complicité enfantine : François Schuiten est un ami d’enfance. Quand on s’est retrouvés à l’age de 22 ans on avait envie de faire un album ensemble. Lui faisait déjà de la bande-dessinée, moi j’avais publié des romans : on a cherché un terrain commun. Au fond on n’a pas eu l’idée des Cités obscures on a eu l’idée des Murailles de Samaris. Cet album réalisé, on a eu envie d’en faire un deuxième : une espèce de terrain commun s’était dessiné dans Les Murailles de Samaris, donc très naturellement la deuxième histoire, La fièvre d’Urbicande, s’est située dans le même monde. Puis on a cherché à développer et on en est arrivés aux Cités obscures, mais il n’y avait pas de grand plan prémédité.

Est-ce le directeur de la publication d’A SUIVRE qui a trouvé le nom des Cités obscures ?

On cherchait un nom. On avait plusieurs pistes, et lui a dit il faudrait quelque chose comme “les Cités obscures”. On a cherché, on a cherché mieux mais on n’a pas trouvé mieux.

Et autour de cela vous avez développé l’univers des Cités obscures…

On a développé l’univers des Cités obscures – on le dit souvent mais je pense que c’est le mot juste – un petit peu comme des explorateurs. On partait sur un territoire dont on ne savait pas la taille, un territoire qu’on a abordé d’abord dans l’espace, puis dans le temps avec un album comme La Tour qui plonge un petit peu plus vers les racines ; on l’a abordé plus systématiquement avec un livre comme le Guide des Cités ; on l’a abordé multi- médiatiquement avec le site Internet et différentes expériences… Chaque fois on avait l’impression d’aller un petit peu plus loin. Au début on était tout seuls, puis des complices sont venus, des gens qu’on a rencontrés avec qui on a développé des projets musicaux, des projets de spectacle… Il y a eu aussi tous les complices involontaires, qui ont été les lecteurs qui ont continué la chose.

Comment alimentez vous cet univers ambigu entre réel et fiction ? Est-ce un jeu avec les lecteurs que vous rencontrez ?

Il y a ceux qu’on rencontre et ceux qu’on ne rencontre pas, parce que les lecteurs ne sont pas toujours des gens qu’on rencontre. Les lecteurs sont des gens qui pour beaucoup vivent une aventure, personnelle ou intérieure, au moment de la lecture. Il y en a d’autres qui éprouvent le besoin de se manifester plus concrètement par des écrits, par des images, par des sites Internet, qui parfois se rencontrent entre eux sans nous rencontrer, qui vivent une autre vie. On a même des cas tout à fait extraordinaires comme cette jeune femme, enfin on suppose que c’est une jeune femme, qui pendant des années et des années nous a écrit sous le nom d’un de nos personnages, Mary Von Rathen, et a vécu son propre itinéraire, apportant même des prolongements, des rectifications, comme si elle était totalement ce personnage. Et peut-être après tout l’est-elle vraiment ?

Le livre Correspondances est donc la compilation de toutes ces lettres ?

Le livre Correspondances, que nous avons reçu dans des circonstances très étranges comme tout ce qui concerne Mary Von Rathen, est la compilation des lettres qu’elle a envoyées et des réponses que nous avons faites. C’est un phénomène très curieux parce qu’on a souvent réfléchi à cette énigme : on a essayé de comprendre qui était derrière tout cela, mais le mystère est resté intacte. Nous-mêmes, par certains côtés, nous alimentons le jeu du vrai et du faux, de la mystification – ce sont des choses qui m’ont toujours touché et passionné. Là, on était un peu pris à notre propre piège, enveloppés dans les raies de nos propre fictions, avec une part d’indécidable. Beaucoup de gens croyaient qu’on était responsables de tout ça, qu’on avait tout manipulé, tout concerté, que ça faisait partie d’un grand plan… Et bien pas du tout. C’est vraiment quelque chose qui nous a échappé et qui reste un mystère. C’est un cadeau que cette lectrice nous a fait, que beaucoup de lecteurs nous on fait que d’habiter cet univers. Parce qu’au fond, créer un monde parallèle, un monde imaginaire, c’est un peu définir un territoire. Au départ c’était le territoire de deux personnes, François Schuiten et moi. Puis c’est devenu un territoire plus habitable. Dans une bande dessinée, les cases ce sont déjà des petites maisons : les Cités obscures c’est un ensemble de maisons répandues sur une carte. Qu’il y ait des gens pour les habiter c’est formidable.

C’est donc un univers collectif, une sorte d’imaginaire collectif qui s’est développé autour de ce que vous aviez créé au départ.

Oui, c’est très bizarre. Je dois dire que nous n’aurions jamais pu préméditer une chose comme celle-là, c’était “inimaginable” au sens propre du terme. On peut imaginer une histoire, on peut même imaginer un monde. Mais imaginer que des gens vont l’investir et le prolonger, créer un journal entièrement fictionnel comme Luminas qui fleurit sur Internet, créer des sites Internet… ce sont des choses qui relèvent d’un autre ordre. C’est probablement le signe qu’il y avait dans cet univers quelque chose d’un petit peu plus grand que nous.

Quelque chose qui vous a dépassé et qui vous a rattrapé quelque part.

La collaboration prédispose à cela. Entre quelqu’un qui écrit et quelqu’un qui dessine, collaborer c’est imaginer ensemble un univers. Imaginer c’est, au sens propre, rendre image cet univers, mais le rendre image narrative ; c’est l’extérioriser par rapport à nous. Ce n’est plus l’œuvre de Benoît Peeters et de François Schuiten, c’est autre chose. La collaboration permet de donner naissance à quelque chose “d’objectivé” : quelque chose qui prend consistance, qui prend corps entre deux personnes. Ce n’est plus strictement l’imaginaire de l’un ou de l’autre, ça devient quelque chose de plus grand que nous, que d’autres (de la même génération ou d’un même univers intérieur) allaient pouvoir investir.

Dès le départ il y avait une volonté de créer les choses à plusieurs puisque les auteurs sont déjà deux…

Le mot volonté n’est peut-être pas le mot le plus juste. Ce qu'il y a de mieux dans les Cités obscures c’est le côté le plus biologique, le plus végétal du développement de cet univers. J’aime beaucoup cette formule d’Hergé qui disait à propos de ses albums : « L’œuvre se développe comme le lierre ». Le lierre ne pousse pas suivant un plan tout à fait rigide : il part et suit les aspérités du mur, il s’accroche, profite des accidents ; son évolution dépend de l’orientation, de la pluie, du soleil etc… Les Cités obscures ont poussé un peu comme ça : elles ont vieilli avec nous, elles ont évolué avec l’adhésion des lecteurs les plus fidèles, c’est quelque chose qui doit pour nous rester vivant. Si on avait décidé à 20 ans de créer un univers comme ça, conçu comme une grande architecture préalable, il nous aurait fallu 30 ans pour le concrétiser. Cet univers serait inerte, mort. Je dis ça toutes proportions gardées mais les oeuvres littéraires qui me touchent (celle de Balzac, celle de Proust…) ont grandi de manière naturelle, en tenant compte du monde qui bougeait. Nous aussi nous avons tenu compte du monde qui bougeait : La Frontière Invisible est un album des années 2000, un album “post-effondrement de la Yougoslavie”, un album qui tient compte de toutes sortes de réalités qu’on a vues autour de nous et qu’on n'aurait jamais pu imaginer au début des années 80.

Il y a une espèce de développement naturel qui s’exprime dans La fièvre d’Urbicande avec les ramifications du réseau. Les Cités obscures c’est un peu comme un réseau qui s’est formé, notamment sur internet.

Le réseau d’Urbicande peut être lu aujourd’hui comme une prémonition d’Internet, parce qu’il y a ce réseau qui se développe de manière exponentielle, qui crée des liens à travers toute cette ville, rigide et fermée, qui établit des communications paradoxales et imprévues entre les gens… Evidemment quand on l’a imaginé vers 1983, il n'y avait pas d’Internet. Donc c’est une métaphore ouverte, comme les métaphores qu’on a essayé de faire dans nos albums. C’est vrai que les Cités obscures dans leur ensemble se sont développées sur ce mode là. Dans La fièvre d’Urbicande il y a un aspect planifié, un aspect calculé, des équations… Il y a par ailleurs de l’imprévisible pur : le réseau se met à grandir, s’arrête puis redémarre… Les gens réagissent de façon étrange. Il y a une double logique entre préméditation d'un côté, hasard de l'autre : la préméditation c'est l'aspect concerté du scénario ; le hasard c’est ce qu'il y a de beaucoup plus organique : c’est l’accidentel, ce sont les rencontres, les envies, c’est “ce qui vient bien”. Par exemple ce phénomène de la couleur dans La Tour qui tout à coup a pris beaucoup de place; c'est la rencontre entre photo et dessin dans L’enfant Penchée. Ce sont des phénomènes “non-prémeditables” qui prennent corps sur la page de bande dessinée, et dont il faut tirer partie, comme un cinéaste doit tirer partie d’un accident heureux au tournage : de la neige qui tombe, un nuage qui brusquement obscurcit le ciel, le regard particulièrement ouvert ou tendre d’une actrice… Il y a des choses comme ça qu’on saisit, et le cinéma les saisit particulièrement bien parce que c’est le réel qui les lui donne. La bande dessinée peut l’avoir aussi à travers ce que Hergé appelait “les accidents du crayon”, c’est-à-dire ce qui se fait sur la page elle-même.

Effectivement, on retrouve toute une thématique autour du hasard, des accidents, des coïncidences dans les Cités obscures.

C’est très important. Tout d'abord parce que la série ne doit pas être une grande machine célibataire avec de grands systèmes fermés. Ce n’est pas par hasard si les albums ont une certaine autonomie : chaque album peut être une porte d’entrée aux Cités obscures. Ca peut être L’archiviste, ça peut être Brüsel si on habite Bruxelles, ça peut être La frontière invisible puisque c’est un récit qui a très peu de références aux autres… Chaque album peut être une porte d’entrée : quelqu’un peut tomber dessus par hasard, et continuer son voyage en prenant n’importe quelle connexion. Il peut s’établir des liens entre un album des Cités obscures et le lecteur en fonction du lieu où il vit, des expériences qu’il a eues, des références qu’il voit ou qu’il ne voit pas, des gens qu’il rencontre… Ce qui me gêne dans beaucoup de bandes dessinées aujourd’hui c’est que j’ai l’impression que ce sont des grands feuilletons découpés en chapitres, et que si on n'a pas pris les choses à l’origine, on reste finalement complètement à l'extérieur.

Pourquoi la ville de Phâry n’a t-elle jamais vu le jour en album?

La ville de Phâry, qui a une orthographe un peu particulière – comme Brüsel a une orthographe un peu décalée par rapport à la ville de Bruxelles – c’est une ville qui a sa place dans les albums puisqu’elle existe dans le Guide des cités. Elle existe dans un petit album qui s’appelle L’étrange Cas Du Docteur Abraham. Nous avons aussi fait des planches qui sont parues dans “A Suivre”… Peut-être qu’un jour ça prendra une forme plus complète mais comme il y a les hasards, les accidents, les envies, les fatigues, il y a des choses qui se développent quand le moment est juste et d’autres qui ne se développent pas. De toutes façon ces villes qui ne sont qu’entrevues participent de la cohérence du monde des Cités obscures. Un petit peu comme dans un voyage : le pays que vous visitez vous n’allez pas le voir tout entier, même une ville vous n'allez voir que certains quartiers et pas d’autres; vous allez voir un endroit au printemps et pas en automne… Le monde des Cités obscures existe avec ces avant plans qui sont les villes qu’on a vraiment décrites, et ces arrières plans qui sont les villes qui restent en grande partie dans l’ombre, ce qui est bien le moins pour les Cités obscures.

A propos des Mystères de Phâry, projet regroupant les petites histoires parues dans "A Suivre" et se déroulant dans la ville de Phâry, pour quelles raisons cet ouvrage n'a t-il pas vu le jour?

Les Mystères de Phâry n’est pas encore paru, ça ne veut pas dire qu’il ne paraîtra pas. Il y a des pages qui sont là, c'est un album virtuel. Peut-être qu’un autre se fera avant, peut-être que celui-là ne se fera jamais… à vrai dire je ne sais pas. Pour l’instant nous sommes dans une phase de suspens par rapport à beaucoup de choses : nous laissons un peu venir, en déplaçant un peu notre axe. L’univers pourrait être ce qu’il est aujourd’hui et fonctionner comme quelque chose de complet. En même temps on peut considérer que quelque soit le nombre d’albums qu’on ajoute il restera incomplet. Quand j’étais très jeune j’étais fasciné par ce que le psychanalyste Jacques Lacan racontait sur les nœuds borroméens. Ce sont des nœuds étranges où chaque élément est à la fois inclus et incluant. Ça forme des espèces de triangles impossibles, à la façon des dessins d’Escher. C’est quelque chose qui participe au monde des Cités obscures, quil est toujours en construction et toujours en déconstruction : plus il se complète, plus le puzzle se complexifie. On pourrait ajouter autant d’albums qu’on veut, de toutes façons il n’y aura jamais de totalité absolument stable des Cités obscures. C’est une des choses dont je suis heureux : avoir fait un système qui soit à la fois relativement riche et complexe, et en même temps toujours instable.

C’est un puzzle dans lequel chaque pièce que l'on trouve agrandit le tableau final.

Peut-être faut-il l’imaginer comme un puzzle sphérique ou hyper sphérique. Ce n’est en tout cas pas un rectangle qui pourrait se compléter. Une métaphore plus jolie et plus adéquate serait le jeu de Go, dans lequel chaque pièce posée peu rouvrir l’ensemble du jeu. Le jeu de Go, avec ses formes toujours assez étranges et mobiles, ses jeux d’inclusion assez complexes, pourrait être opposé au jeu d’échec par exemple.

Comment créez vous les ramifications supplémentaires qui alimentent les Cités obscures? Partez-vous toujours du réel, d'auteurs ou d'architectures qui vous ont inspirés?

Honnêtement François Schuiten et moi ne savons pas très bien de quoi nous partons. On peut partir d’un lieu réel, on peut partir d’une gravure, on peut partir d’une rencontre, on peut partir d’un rêve, on peut partir d’une idée, d’une phrase, de quelques mots… Ce qui compte pour partir dans une histoire, c’est qu’elle s’incruste en nous assez durablement, qu’elle ait une persistance – comme on parle de persistance rétinienne A partir d’une image opaque que l'on a, on espère qu’au bout du processus, cette image aura gardé quelque chose de son opacité, que le mystère que nous éprouvions par rapport à une image se transmettra au lecteur. Un peu comme dans les tableaux de Magritte. Il y a dans ces tableaux du mystère apparent et du mystère durable. Dans les images les plus fortes de Magritte – L’empire des lumières, La sensation de réalité – on peut ajouter des explications aux explications mais il y a quelque chose qui reste mystérieux. Une image comme La fièvre d’Urbicande par exemple, ce cube qui grandit à perte de vue, et en même temps ce désir perpétuel de retrouver le dynamisme du cube premier, c’est quelque chose que nous avons fait comme des apprentis sorciers sans savoir exactement ce que nous racontions. Nous sommes partis d’une image qui nous fascinait, et nous sommes arrivés à une image qui nous intriguait toujours. Dans La Frontière Invisible, la tache sur le corps de la jeune femme est-elle vraiment la tache de la frontière ou n’est-ce qu’un fantasme du cartographe ? Voilà le genre de questions qui nous préoccupe. Pourquoi Mary l’enfant penchée est-elle devenue penchée ? Voilà le genre d’image obscure qui traverse les albums. L’idée, si il y en avait une derrière tout ça, c’est de donner naissance à une image ou deux difficiles à oublier. Je n’ose pas dire inoubliable mais pourtant c’est le mot que j’aimerais : comment au milieu des milliards de récits et d’images qui se développent sans arrêt, comment donner naissance à une image qui a un petit peu de durée dans l’imaginaire du lecteur.

Votre inspiration se trouve donc dans certaines choses qui vous ont hanté pendant longtemps avant d'arriver dans le monde des Cités obscures?

Tout cela c’est une affaire de temps. Il y a ce temps obscur, un petit peu décalé par rapport au temps courant et le temps que nous, nous mettons à rêver une histoire, puis à la réaliser – c’est un temps très long – il y a le temps que le lecteur met a la lire – c’est au départ un temps très court – et puis il y a le temps pendant lequel cette histoire ou ces images vivent dans l’esprit du lecteur – le temps de la remémoration, le temps de l’oubli, le temps de la confusion, le temps de l’album qu’on rouvre, le temps de l’album qu’on a perdu et qu’on ressort de sa bibliothèque, le temps de l’album qu’on a prêté à quelqu’un et qui vous revient… c’est véritablement autour de tout ça que ça se joue. Au fond, c'est éviter ce caractère furtif et purement consommatoire qui est celui de la télévision et de beaucoup de films, de beaucoup de lectures. On essaye de lutter contre ça : on a voulu densifier chaque album, chaque image, en mettre un peu trop. Il y a toujours un peu trop et en même temps toujours un manque, parce que nos histoires ne se ferment jamais. Ces fins sont toujours un peu ouvertes, un peu énigmatiques. Elles peuvent agacer dans un premier temps, paraître insatisfaisantes, mais elles ont peut-être une vie un peu plus longue.

Ça fait maintenant plus de 20 ans que les Cités obscures existent. Est-ce que les Cités obscures pourront voir le jour grâce à une communauté grandissante d’obscurophiles qui finirait par la faire exister comme dans la nouvelle « Tlon ubqar orbis tertius » de Borges?

Ou dans la nouvelle Le Congrès du monde de Borges, où il y a des idées du même ordre. C’est certain que la bande dessinée est confrontée aujourd’hui à une drôle de chose qui est la survie artificielle des héros : le Marsupilami, Black et Mortimer, Lucky Luke et bien d’autres, continuent à vivre après la mort de leur créateur et souvent de manière mercantile et un peu triste, un peu pauvre. Est-ce que les Cités obscures pourraient devenir une espèce d’œuvre radicalement ouverte à continuation multiple, ou est-ce qu'au contraire il faut les laisser se refermer sur ce que nous avons fait au stade où nous déciderons de l’arrêter ou bien où la vie le décidera pour nous ? Je ne sais pas. Mais peut-être effectivement qu’il y aurait à imaginer des prolongements autres que ces continuations artificielles et commerciales qui me dérangent beaucoup, peut-être qu’on pourrait imaginer une sorte de continuation généralisée sous une forme non commerciale. Et c’est vrai qu’Internet, cet objet tellement ambigu, qui contient vraiment le pire et le meilleur, qui contient à la fois le fantasme de la gratuité et le pur commerce, à été pour les Cités obscures une chance de voir la fiction se développer de manière labyrinthique, sans échange d’argent. C’est quelque chose à quoi nous tenons. Je ne dis pas que c’est l’avenir d’Internet, et par ailleurs je peux être soucieux de ce que deviendront les auteurs et la défense du droit d’auteur, mais dans ces continuations ludiques et gratuites qui se sont faites sur Internet je pense qu’il y a quelque chose d’assez magique auquel je tiens beaucoup.

L'univers des Cités obscures est vraiment un univers qui se prolonge, qui nous habite, qui nous hante presque, comme si il était en permanence en nous sans qu'on le voit...

Les Cités obscures sont complètement montrées et cachées à la fois : elles sont montrées parce que ce sont des albums très faciles à trouver; et puis en même temps il y a toujours des titres qui ont disparu, des images qu’on ne connaît pas, des albums qu’on nous a attribués et qu’on n'a pas faits, des images volatiles comme celles des conférences… Font-elles vraiment partie des Cités obscures ou est-ce que ce sont des petits incidents de parcours ? Sur Internet les Cités obscures sont à la fois partout et nulle part : elles sont complètement exhibées – si vous cherchez avec quelques mots clés vous allez trouver énormément de sites, des centaines de pages, des milliers de pages, presque des dizaines de milliers de pages, plus des pages corollaires liées à toutes nos références ; des Piranèse, des Borges et des Kafka qui entretiennent de multiples rapports – mais en même temps tout ça est caché dans l’immense réseau clair d’Internet, au milieu d’informations de tous ordres et de tous niveaux. J’aime bien cette idée d’un réseau dans le réseau, d’une espèce de bulle de fiction. Je me souviens qu’un jour le psychologue et théoricien de la thérapie systémique Mony Elkaim nous a dit qu’il avait eu des messages très étranges de gens qui faisaient des recherches sur lui, et qui étaient tombés dans les pages du réseau obscur, avaient vu une bibliographie imaginaire qui s’ajoutait à sa bibliographie réelle, et Mony Elkaim nous a dit : “maintenant il ne nous reste plus qu’à écrire les livres imaginaires que vous m’avez attribués”. Donc ce Mony Elkaim, qui est le double du Mony Elkaim, est dans le réseau Internet absolument inséparable de lui, de même que la Mary Von Rathen qui nous écrit est inséparable de notre Mary Von Rathen. Peut-être un jour viendra t-elle frapper à notre porte, à moins que ce ne soit nous qui, ayant cru imaginer les Cités obscures, nous retrouvions un jour à les arpenter. Il y a quelque chose où vraiment la dimension cachée est essentielle.

C’est fascinant d’être à la fois le créateur et le spectateur d’un monde, il y a une frontière que l’on ne définit pas bien entre ces deux rapports.

Ce titre de La frontière invisible qui est celui de notre dernier album pourrait être en même temps le titre de presque toute la série, parce qu’il s’agit bien de frontières invisibles, de frontières tout à fait incertaines, celles qui délimiteraient les Cités obscures elles-mêmes. Parce que entre ce que nous avons fait – les albums visibles, et ce que les lecteurs ont ajouté, il n’est pas du tout facile de savoir où on tracerait une ligne. On pourrait décider arbitrairement de tracer la ligne autour de ce que nous avons fait, mais très souvent nous avons travaillé avec d’autres, comme ça a été le cas sur l’exposition Le Musée des Ombres, ou plus récemment sur l’installation Le théâtre des images à Angoulême. C’est aussi le cas des films et des spectacles auxquels beaucoup de gens ont collaboré; c’est le cas d’Internet auquel nous même avons apporté mais beaucoup d’autres ont apporté… Où serait la frontière ? Est ce que par exemple le livre Correspondances de Mary Von Rathen fait partie des Cités obscures? Est ce que c’est un de nos livres? Oui, après tout en partie. Il y a des lettres que nous avons écrites, des dessins que nous avons faits, et même le reste on peut dire que nous l’avons inspiré; mais en même temps ce n’est clairement pas un de nos livres : nous n’avons pas pris l’initiative de le faire. Il est rarissime, plus ou moins perdu, plus ou moins fantomatique. C’est tout à fait étrange parce que généralement quand quelqu’un crée “une œuvre” - et je l’emploie sans le caractère prétentieux de ce mot – on peut fixer les limites assez facilement : on peut dire qu’il y a le texte en lui-même, les avant-textes qui sont des brouillons, et puis les para-textes qui tournent autour. Dans notre cas ces frontières là – texte, avant-texte, para-texte, peri-texte, ou même hors-champ – ce sont des frontières qui n’ont presque plus de sens. C’est un univers vraiment poreux, un univers ouvert, vraiment sans limites. Pour nous c’est parfois un petit peu déconcertant et intriguant, parce qu’on a l’impression qu’on est comme aux portes de notre univers, ou comme vous le disiez qu’on en est des acteurs, des voyageurs, peut être fantasmatiquement des créateurs mais qu’on est aussi des simples spectateurs d’un univers qui se prolonge en dehors de nous. C’est un jeu dont nous ne sommes plus vraiment des joueurs, dont nous sommes aussi des joués.

A propos de ces contributions extérieures : comment le personnage d’Axel Wappendorf a t-il été crée ?

Axel Wappendorf est né d’une remarque d’un auditeur dans une conférence en Suisse, je ne sais plus dans quelle petite ville. C’était une conférence prolongée par un débat où les gens jouaient vraiment le jeu, étaient dans l’univers des Cités obscures, nous posaient des questions sur les musiques qu’on entendait, sur ce qu’on avait mangé dans telle et telle ville, et tout à coup quelqu’un nous dit « vous parlez de vos références, mais qu’en est-il d’un personnage quand même essentiel, qui est certainement une des sources d’inspiration profonde des Cités obscures, qui est Axel Wappendorf ». Axel Wappendorf n’existait pas dans nos albums, et nous avons dit « vous avez raison, ça fait partie de nos projets, nous allons réparer ce manque » et Axel Wappendorf est devenu un des principaux personnages de la série. Peut-être que pour ce monsieur Axel Wappendorf était son grand-oncle ou son grand-père, ou encore un savant local qu’il connaissait très bien et nous nous sommes dit qu’un jour nous allions nous retrouver confronté à Axel Wappendorf. Il y a beaucoup d’emboîtements étranges puisque par exemple dans L’enfant penchée, Jules Vernes raconte à Axel Wappendorf que c’est dans le monde des Cités obscures qu’il a puisé l’inspiration de tous ses livres, de tout ses voyages extraordinaires, que le voyage au sein des Cités obscures a été pour lui une source permanent d’imaginaire. Quelque chose qui pour nous a été une nourriture bascule, et peut-être que pour certains lecteurs ces frontières là aussi, entre causes et conséquences, sont devenues tout à fait incertaines.

Dans les conférences, on a l’impression qu’avec François Schuiten vous ne formez qu’une seule et même personne. Vous jouez très bien cette ambiguïté sur l’existence du monde des Cités obscures, c’est presque comme si vous aviez préparé votre texte. Comment faites vous pour arriver à cette spontanéité ?

Nous ne préparons rien mais c’est vrai que nous habitons en commun cet univers depuis très longtemps. Borges et De Casarès – qui avaient écrit beaucoup de livres ensemble – parlaient de la naissance d’un troisième homme comme véritable auteur de cette longue collaboration. Je pense qu’il y a de ça. Il y a aussi une vraie familiarité qui se crée, qui se nourrit de la complicité d’enfance. Ce qui est très drôle c’est que cette complicité entre nous existe par rapport au terrain des Cités obscures, puisque François Schuiten a des travaux et une œuvre de son côté auquel je ne suis pas associé, et moi même j’ai écrit un certain nombre d’autres livres ou fait des films auxquels il n’est pas directement associé. Donc il y a vraiment deux auteurs qui ont chacun leur œuvre, François Schuiten et Benoît Peeters, et puis il y a une sorte d’auteur hybride, mixte, qui s’appellerait “SchuitenPeeters” en un mot ou comme si c’était un prénom et un nom, et qui lui serait l’auteur des Cités obscures. Celui là sait toujours comment répondre aux questions et a véritablement le sentiment qu’il est dans ce monde dont on parle, donc il n’a pas à chercher loin. Il est même arrivé qu'un incident né dans la parole – une diapositive qui se bloque ou qui manque – rebondissait chez l’autre et finissait par donner naissance à quelque chose qui trouvait place dans les albums. Quand nous travaillons ensemble sur un album notre imagination est de cet ordre là. On a parfois donné l’image d’un travail assez cérébral, voire même assez froid, or en réalité je crois que l’humour, le jeu, la complicité sont des éléments essentiels de tout ce qui concerne les Cités obscures, et que les vrais lecteurs le savent très bien. Ils sentent très bien que c’est un univers qui n’exclut pas la gravité, qui n’exclut pas la sentimentalité, mais où il y a aussi une part de jeu, de plaisirs, de clins d’œil, et que toutes ces choses peuvent coexister. Je suis d’ailleurs persuadé que les œuvres du passé étaient remplies de toutes ces choses que le temps gomme : L’Iliade et L’Odyssée, Don Quichotte et les pièces de Shakespeare sont probablement remplies de clins d’oeils, de “private jokes”, de références aux événements de la veille, de blagues de villages. Toutes ces choses s’estompent avec le temps : l’œuvre quand elle devient classique perd un petit peu de sa fantaisie et de sa liberté. Mais je crois que pour les lecteurs d’aujourd’hui, on peut encore sentir tout ça, c’est à dire sentir qu’une œuvre est faite de bric et de broc, qu’elle est faite de grandes intentions, de petits incidents et que parfois les petits incidents peuvent donner quelque chose qui devient plus profond, alors que le désir de profondeur peut créer quelque choses d’emphatique et de pompeux.

Finalement une œuvre n’est pas une grande idée mais c’est plutôt une accumulation de petits détails, de petites références, qui forment un tout.

Profondément la naissance d’une œuvre est de l’ordre de l’infini. Elle n’est pas de l’ordre de ce qu’on appelle parfois avec cette formule horrible, que je déteste et détesterai jusqu’à ma mort, qu’on appelle le scénario en béton. Je hais le scénario en béton, je hais l’idée que des armatures rigides, devraient tout déterminer. Je hais l’obéissance rigide et aveugle aux structures dites en trois actes, parce que ça ne donne que le schéma d’une œuvre, que le fantôme d’une œuvre, mais que véritablement si elle n’est pas nourrie à chaque moment par quelque chose de vivant, de bourgeonnant, d’imprévisible, si elle ne se fait pas au présent, jour après jour, surtout une œuvre qui, comme une bande dessinée demande un temps de réalisation énorme, si il n’y a pas ça, et bien je pense que l’on est dans la fabrication au plus mauvais sens du terme.

Vous parliez de fantôme : quelle réflexion menez-vous autour de l’obscurité dans l'univers des Cités obscures?

J’étais au départ un admirateur d’Hergé et de la ligne claire : j’ai cherché la part d’ombre chez Hergé ; je pense qu’il y a une part cauchemardesque chez lui. Mais peut-être que comme Hergé avait quand même pris l’essentiel du côté ligne claire, comme le dessin de Schuiten était un dessin où l’ombre, les hachures, la lumière étaient des éléments essentiels, peut-être qu’on s’est orientés vers un monde un petit peu plus nocturne. Mais je pense que c’est de toute façon une dialectique entre du montré et du caché, entre de la lumière et de l’ombre, peut-être chez nous avec une petite dominante du côté de l’ombre. Les Cités obscures sont aussi une étrange synthèse entre un hyper rationalisme et un vrai culte du mystère. Je crois qu’il y a ces deux dimensions, qu’on trouve d’ailleurs dans une certaine tradition des Lumières, chez Goethe ou avec la franc-maçonnerie. Il y a quelque chose qui vient du monde des Lumières, c’est à dire de l’envie de comprendre. Pensez aux équations dans La fièvre d’Urbicande par exemple, pensez au personnage de Wappendorf qui cherche toujours une explication aux choses… Puis il y a ces images opaques, mystérieuses, ces liens indécidables entre le monde des Cités obscures et le nôtre, il y a entre les deux un trait d’union absolument nécessaire. Si il n’y a que de l’obscurité, je pense que l’univers est à la limite autiste, l’autisme étant de se refermer totalement dans un monde dont on serait seul à maîtriser les règles. En même temps quand il n’y a que de la clarté, on est dans un univers aseptisé, dans un univers plat. On essaye, sans trop savoir comment, d’articuler ces deux choses, comme dans notre vie de tous les jours : on a à la fois cette envie d’aller vers quelque chose – on se donne des buts sans arrêt, on planifie ; et puis en même temps le moindre hasard – une flaque d’eau sur laquelle on glisse, le regard de quelqu’un qui vous arrête dans la rue – peut dévier le cours de toute votre existence, comme dans le film Le Hasard de Kieslowski où un train manqué génère trois possibilités de destins. Je crois profondément à ça, je ne crois qu’à ça, et je pense que les Cités obscures sont nourries de ce genre de choses.

Qu'est ce que la ligne claire, et quel rapport entretient-elle avec les Cités obscures?

Hergé insistait beaucoup sur le fait que la ligne claire était avant tout un projet narratif. Le mot “ligne claire” n'est pas venu d'Hergé mais d'un dessinateur hollandais, Joost Swarte, qui a lui-même détourné cette expression venue de l'horticulture. Dans le cas d'Hergé, la ligne claire c'est le fait d'avoir un trait de contour très pur et non pas une accumulation de traits, un seul trait qui définit le personnage. C'est lié à une certaine idée de la mise en couleur par aplat, donc une mise en couleur qui ne crée que des surfaces sans jeux d'ombres et de volumes. Profondément c'est un rapport au récit, un rapport au monde, c'est l'idée d'avoir une première transparence qui n'exclut pas la profondeur. Ça a été utilisé parfois de manière caricaturale : les suiveurs de Hergé ont interprété la ligne claire comme si elle était dénuée de cette dimension de contradiction, mais la ligne claire chez Hergé ne se comprend qu'avec les grandes ombres de L'Etoile mystérieuse, les cauchemars de Tintin dans Les Cigares du Pharaon, dans L'Oreille cassée, ou la momie de Rascar Capac dans Les Sept Boules de cristal. La ligne claire et les Cités obscures sont les deux faces d'une même idée, ce sont deux regards sur les choses, deux rapports à l’enfance. François Schuiten est comme moi un énorme admirateur d'Hergé. Je ne sais pas si Hergé aurait aimé les Cités obscures, mais en tout cas je crois qu’en explorant ce monde des ombres on est resté d’une certaine façon fidèle à ce qu’on a été chez lui.

Pourrait-on dire que François Schuiten est un peu le double obscur de Hergé ?

Il est plus marqué graphiquement par des gens comme Edgar Jacobs ou Windsor McCay, le père de Little Nemo et de Slumberland. Mais Hergé est, par rapport au langage de la bande dessinée, la référence incontournable. C’est celui qui a probablement réussi le mieux à utiliser ce médium – et c’est vrai qu’une de nos obsessions à l’intérieur de nos fictions bizarres, c’est de les raconter de manière claire, c’est à dire qu’on ne se perde pas entre les personnages, qu’on suive aussi bien que possible l’organisation des séquences, que l’œil glisse d’une case à l’autre. Ça n’exclut pas le mystère, ça le favorise.