Altaplana, world of Francois Schuiten and Benoit Peeters

the impossible & infinite encyclopedia of the world created by Schuiten & Peeters

User Tools

Site Tools


Action disabled: source

Grain de sable et engrenage narratif. Présentation d’une source visuelle de La Théorie du grain de sable de Benoît Peeters et François Schuiten

Published on March 6, 2018 by Adrien GENOUDET at the website of the University of Poitiers (Faculté des Sciences Humaines et Arts) 1) .

Résumé

Ce texte offre une plongée dans le laboratoire créatif de Benoît Peeters et François Schuiten, auteurs de la série des Cités obscures débutée en 1983 aux éditions Casterman. Interrogeant la part inspirée de l’œuvre, Adrien Genoudet analyse la complexité de l’interrelation entre dessin et engrenage narratif, à partir d’un travail sur les sources visuelles de la bande dessinée. Son enquête porte plus particulièrement sur une image d’archive énigmatique, matrice de l’histoire de La Théorie du grain de sable, dont il analyse le processus de réappropriation par les auteurs.

Grain de sable et engrenage narratif. Présentation d’une source visuelle de La Théorie du grain de sable de Benoît Peeters et François Schuiten

Il n’est pas rare d’entendre un auteur parler de mécanique, de rouages et d’engrenages. Souvent, lorsqu’on tend l’oreille à leurs confidences, les pinceaux et les crayons paraissent animés par une curieuse mise en branle où, soudain, par on ne sait quel sort, la création s’active, marche seule, fonctionne. On dit cela : tout part de là. Autrement dit l’œuvre trouve son possible point d’appui là où, justement, quelque chose se met en marche, enclenche les infinis moteurs, nous donnant la sensation, à nous spectateurs, que la cinétique des gestes et des sens n’est qu’une mélodie huilée, réglée comme une boîte à musique. Il n’est pas rare non plus de parcourir les bandes dessinées de Benoît Peeters et François Schuiten sans un soupçon contrôlé, celui-là même qui nous laisse émerveillé par la narration et la majesté visuelle et qui nous laisse, en un même élan, garnement, porté par le désir d’ouvrir la boîte, de démonter la machinerie pour tenter de comprendre ce qui peut l’être.

À parcourir la série des Cités obscures, débutée en 1983 aux éditions Casterman, on est marqué par les innombrables mécanismes et autres machines qui, par leur présence graphique, donnent bien souvent le sentiment de traverser un univers retourné, à capot ouvert, laissant apparaître comme vecteur narratif ses propres coulisses. Les Murailles de Samaris 2), premier album de la série prépublié dans la revue (À suivre) en 1982, est en ce sens programmatique car il tisse un récit fondé sur un simulacre de ville où le personnage principal, Franz Bauer, en découvre peu à peu les portants, les cartons-pâte, les rouages et les coulisses. Comme portés par cette origine narrative, Peeters et Schuiten ont souvent accompagné leurs ouvrages d’expositions, livres ou discussions avec leur public pour évoquer les dessous de leur création à quatre mains 3). Le monde des Cités obscures est tout autant un labyrinthe graphique que la recherche constante, par deux auteurs, d’un espace approprié et appropriable par le lecteur-spectateur. C’est ainsi qu’à partir du deuxième album, La Fièvre d’Urbicande en 1985 suivi par La Tour en 1987, Peeters et Schuiten ont élaboré, de concert, un complexe protocole de création entre l’élaboration scénaristique, la création plastique et le langage bédéistique. Il semble bien que ce soit à partir de ces deux ouvrages – et plus particulièrement à partir de La Tour – que la série des Cités obscures devient une œuvre de bande dessinée. L’espace trouvé et cherché par les deux auteurs est dès lors tout autant le lieu d’une amitié collaborative que celui des planches de bande dessinée elles-mêmes. À partir de ce point, le modèle architectural des albums des Cités obscures n’aura de cesse de dialoguer avec celui de l’art séquentiel. Cela devient une évidence dans des albums comme Brüsel en 1992, L’ombre d’un homme en 1999 ou encore dans L’enfant penché en 1996 et, enfin, dans La Théorie du grain de sable qui nous intéresse ici. Neuvième album de la série des Cités Obscures, La Théorie du grain de sable, paru en 2007 chez Casterman en deux tomes (format à l’italienne avec jaquettes) met en scène la ville imaginaire de Brüsel où, après l’arrivée d’un étranger mystérieux, des phénomènes surnaturels adviennent. Le temps passant, la ville se recouvre de sable et de pierre sans que personne n’arrive à expliquer les événements. Mary Von Rathen décide de mener une enquête afin de résoudre le problème.

La part dialogique entre création bédéistique et mise en scène des propres potentialités du médium contenue dans la série a poussé quelques chercheurs, depuis une dizaine d’années, à s'intéresser directement à la construction graphique et narrative des Cités obscures. C’est d’ailleurs Benoît Peeters qui, dès 1991, attire l’attention des analystes dans son ouvrage Case, planche, récit. Comment lire une bande dessinée 4) en faisant une analyse à la fois structuraliste et sémiologique d’une planche des Cités obscures. Si les études sur la bande dessinée sont encore balbutiantes dans les années 1990 5), il n’en demeure pas moins que de nombreux auteurs commencent à s’intéresser à l’analyse du neuvième art. Des revues essentielles dans les années 1970 et 1980 comme Les Cahiers de la Bande Dessinée (1971-1990), dans laquelle Benoît Peeters écrit, ont permis d’apporter de nouvelles approches. La série des Cités obscures, en tant qu’incarnation visuelle d’une pensée structuraliste de la bande dessinée, pourrait aujourd’hui, au regard des nouvelles archives à notre disposition – et plus particulièrement le fonds que possède la Bibliothèque nationale de France depuis 2013 ainsi que la Fondation Roi Baudoin à Bruxelles 6) – être exploitée et analysée d’une toute autre manière, en adéquation avec les renouveaux de la recherche en bande dessinée. Si nous nous sommes longuement intéressé au langage propre du neuvième art et à la façon dont nous pourrions analyser la construction des planches, il semble désormais tout aussi intéressant d’élargir le spectre aux éléments qui composent la naissance d’un monde graphique et narratif. Cette approche génétique vient directement des apports liés à l’histoire visuelle 7). Il s’agit d’élaborer et de construire un discours critique et analytique à partir d’un travail combiné de consultation précise des archives et d’entretiens avec les auteurs pour mieux re-composer, dans le temps, l’élaboration d’une œuvre visuelle. L’approche généalogique ne se situe pas au niveau de la planche en tant que produit fini mais à niveau du geste créatif comme agrégat culturel. Autrement dit, la série des Cités obscures, comme toute production artistique et culturelle n’est pas uniquement la création d’un monde ex-nihilo mais elle s’affirme comme une composition autant qu’un entrelacs complexe d’inspirations diverses.

L’exposition « Revoir Paris » à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine (novembre 2014 – mars 2015) ainsi que celle intitulée « Machine à dessiner » au Musée des Arts et Métiers (novembre 2016 – mars 2017) a permis de voir une partie de cette part inspirée des Cités obscures. En faisant dialoguer les planches de François Schuiten avec les travaux de Jules Verne, d’Albert Robida ou du Corbusier en passant par les tracés d’Haussmann et les utopies d’Hector Horeau et d’Auguste Perret, l’exposition à la Cité de l’Architecture donnait à voir toutes les potentialités d’une telle recherche de la part inspirée dans l’œuvre de Schuiten et Peeters. La consultation des archives permet de constater l’ampleur de la composition des Cités obscures. En effet, la richesse de ce fonds donne la possibilité de comprendre les différentes étapes de travail, des intuitions narratives et manuscrites de Peeters aux planches originales et finales en passant par les crayonnés, les tentatives, les reprises et les repentirs. S’intéresser à ces tenants de l’œuvre permet avant tout de redécouvrir une épaisseur contenue dans chaque planche et dans chaque dessin. De plus, une telle recherche permet de s’intéresser à un lourd impensé dans la recherche en bande dessinée : le dessin. En effet, une telle approche nécessite de se concentrer sur le geste du dessinateur en tant que geste exercé et inspiré par de nombreux éléments exogènes. Les entretiens menés avec Schuiten et Peeters ont montré combien il était nécessaire de recomposer, par l’analyse, la complexité de l’interrelation entre dessin et engrenage narratif 8).

Comme dans toute élaboration narrative et graphique en bande dessinée, Peeters et Schuiten accumulent et réunissent de nombreuses sources : photographies, films, écrits, gravures, etc. Au fil des années et des albums, ces liens entretenus avec des sources plurielles ont densifié les Cités obscures et, dans le même temps, l’appréhension narrative et graphique des auteurs 9). Schuiten résumait parfaitement ce rapport aux sources dans un entretien en 2013 : « Et puis nous sommes pris dans des influences. Je suis le résultat de mes lectures et de mes admirations. J’en fais des synthèses, je les recycle. C’est la qualité du recyclage qui fait un dessin intéressant, mais je n’invente rien. Je ne me sens pas du tout créateur » 10).

Si la remarque peut surprendre, elle porte en elle la problématique qui nous intéresse ici, à savoir l’importance de considérer les matériaux qui préexistent et intiment un certain « ordre » de la création. Si la consultation des archives permet de mieux comprendre les constellations qui composent les albums de Peeters et Schuiten, il n’en demeure pas moins qu’il est parfois difficile de reconstituer pleinement la généalogie de leur travail collectif et individuel. À partir de quand peut-on considérer qu’un album débute, qu’une histoire se tisse, qu’elle émerge puis s’élabore au fil du temps ? Une approche classique du problème nous amènerait à penser que, comme dans tout travail réalisé en binôme dans le neuvième art – le scénariste et le dessinateur –, le scénario prédomine. L’histoire écrite serait, dans ce cas, la base d’une élaboration pyramidale où le dessinateur viendrait illustrer, par de multiples procédés techniques puisés dans des sources et son imagination, un scénario précis. La consultation des archives et une observation précise du travail en atelier des deux auteurs permettent de déconstruire un tel préjugé 11). Par exemple, dans les archives conservées à la Fondation Roi Baudoin, on trouve un carnet relié intitulé « Brüsel » – album éponyme publié en 1992 – qui s’apparente à une sorte d’anthologie d’éléments visuels épars, rassemblés par Peeters, pour constituer le scénario et, dans le même temps, l’univers visuel du futur album. Ainsi, ce carnet est autant destiné à l’élaboration narrative qu’aux futures appropriations de sources annexes par Schuiten. On y trouve, entre autres, des textes et images extraits de L’Illustration, d’une Histoire des hôpitaux, du magazine New York Intérieur, mais aussi de nombreuses photographies, des reproductions de cartes postales et d’affiches ou encore une image de la maquette ayant servi au tournage de Métropolis (1927) de Fritz Lang… 12) Ces éléments sont légion dans les archives. En plus des photographies prises par François Schuiten pour inspirer ses dessins ou les carnets de croquis issus des séances de poses à partir de modèles 13), on peut découvrir les scénarios manuscrits et dactylographiés de Peeters. On constate dès lors qu’il existe une dialectique directe entre l’écriture scénaristique et le « monde visuel » amassé par les auteurs. Des liens et des passerelles se dessinent entre les dossiers iconographiques, le scénario et la table à dessin 14) et cela nous permet de comprendre que, bien souvent, une source visuelle est à l’origine d’un album. La Théorie du grain de sable en constitue un parfait exemple.

Alors que j’observais son travail à Bruxelles, Schuiten m’a donné une image énigmatique, imprimée, agrandie, où l’on devine trois hommes portant un turban, la barbe et les cheveux longs, en costume traditionnel. Deux d’entre eux fixent l’objectif. L’image est jaunie, peu claire, presque surexposée.

Fig. 1 : Fred Bremner, « Gholam Mortiza Kahn, chef du clan Bugti entouré de ses deux fils », Royal Geographical Society, vers 1860. Reproduite dans 150 ans d’explorations : les archives de la Royal Geographical Society, Paris, Éd. Place des Victoires, 1998, p. 31.

Ce jour-là, en me tendant cette image (fig.1), Schuiten me dit, enjoué : « Tout part de là ». L’histoire de l’album, fondée sur l’arrivée d’un étranger à Brüsel et sur ses conséquences, prit une nouvelle dimension à ce moment précis. Cet inconnu, représenté errant dans les quatre premières planches, ressemble à s’y méprendre à un des hommes de la photographie jaunie, issue de l’imposant catalogue des archives de la Royal Geographical Society 15). Il s’agit d’une photographie prise par Fred Bremner, probablement dans les années 1860-1870. Seule la légende nous permet d’identifier les personnages. Au centre de l’image il s’agirait de Gholam Mortiza Khan, décrit comme « chef du clan Bugti » de la région centrale du Pakistan, entouré de ses deux fils.

Le premier constat – évident – que l’on peut avancer, en détenant cette source visuelle, est qu’elle constitue une de ces images qui activent la création graphique et scénaristique. Autrement dit, en tant que source disponible, offerte à l’appropriation, elle a été le vecteur rendant possible un récit : « C’est en voyant cette image dans un livre que les premières idées de La Théorie sont arrivées, sans ces trois personnages, l’album ne serait pas le même. Ces visages, ces habits, ce qu’ils m’ont inspiré nous ont amené à écrire cette histoire. » 16) Cette source visuelle apparaît dès lors comme un des premiers éléments d’une connaissance généalogique de l’œuvre. Elle a notamment apporté une première confusion avec le « réel » en ce sens que le personnage de l’étranger arrivant à Brüsel ressemblant trait pour trait à la photographie de Bremner porte le même nom que l’homme de la photographie, Gholam Mortiza Khan. D’ailleurs, cette ambiguïté entre réalité et fiction, entre source et appropriation, se retrouve de manière amusante sur le site de référence Alta Plana qui inventorie tout ce qui définit le monde des Cités obscures. Ainsi, des fiches de présentation des différents personnages de la série sont réalisées et on peut lire, en ce qui concerne Gholam Mortiza Khan :

Gholam Mortiza Khan est un guerrier Bugti, chef de tribu au Boulachistan qui a visité Brüsel en 784 AT [Après la Tour] pour vendre quelques-uns de ses bijoux à Elsa Autrique. Or, avant que la vente ne soit finalisée, il est tué dans un accident impliquant le Tram 81. […] Cet incident est à l’origine d’une série d’événements sur laquelle Mary von Rathen va enquêter. Ses fils, Akbar et Braz Kehar se rendent à Brüsel pour incinérer leur père et ramener ses cendres dans leur pays 17)

Dans le récit de Peeters et Schuiten, cet homme est un guerrier Bugti du Boulachistan 18) dans le désert Somonite. La notion de « guerrier » est présente dans le paratexte accompagnant la photographie, dans l’ouvrage ayant servi de référence à François Schuiten, 150 ans d’explorations : les archives de la Royal Geographical Society. On peut y lire : « Les Bugtis, comme d’autres clans de la région, étaient réputés pour leurs qualités guerrières, au point que l’un des généraux britanniques les décrivit comme étant “une tribu adepte du pillage” » 19). Ainsi, on voit combien la visualité de l’image et sa part inspirée sont marquées du sceau du paratexte : la mise en narration d’une source visuelle est bien souvent induite par un élément discursif annexe. En ce sens, il est important d’analyser tout ce qui constitue l’excédence de la source visuelle – et c’est exactement ce dont il est question ici – en ce sens que l’image agit comme un « opérateur d’éclosion ou encore de déclosion » 20). Tout l’art de Schuiten, dans ce cas, est bien de saisir dans cette image toute sa part imminente 21), c’est-à-dire tout ce qu’elle offre et permet, dès lors qu’elle est dans un second temps dénuée de toute légende, de tout contexte, de tout discours apposé, de tout paratexte. Vue ainsi, cette image laisse le champ, en effet, à un départ, compris comme un procès ouvert au récit autant qu’à un instant où l’on se départit de ce que l’on voit. C’est ainsi que partant de ces trois hommes photographiés, Schuiten et Peeters peuvent projeter des personnages, puiser dans le visible, ce qui permettra au récit d’éclore. Les quatre premières planches de La Théorie du grain de sable se donnent à lire comme une incarnation d’un geste d’émancipation visuelle 22). Le personnage – comme le regard des auteurs – s’est extrait de son origine et déambule désormais dans un récit construit pour lui et grâce à lui. Ce travail d’appropriation des auteurs, incarné dans ces planches introductives, met en jeu le propre de l’excédence de l’image : une image déborde d’un récit que l’on tisse, étrangement, au premier coup d’œil. La difficulté pour Peeters et Schuiten, à partir de ce point, est de revoir cette image originelle, de s’y confronter au fil des jours et d’en faire non plus l’origine mais un vecteur narratif et graphique battu par le temps. Une grande partie des Cités obscures est construite à partir et autour d’une image originelle : les sources visuelles, chez Peeters et Schuiten, replacent la problématique de l’image au centre de la création en ce sens que regarder une image nécessite de reparcourir les temporalités du regard qui la compose. En passant le pas des Cités obscures, l’image originelle de La Théorie du grain de sable se transforme en un partage spectatoriel ; les auteurs semblent nous dire : voici ce que l’on voit, ce que l’image nous dit puis ce que nous y avons vu – ce qu’elle nous a dit, et mettent ainsi en scène leur propre « transgression permanente du regard » 23). En la redessinant et en l’investissant au cœur du processus narratif, Peeters et Schuiten interrogent plus largement l’acte du regard. Ainsi replacée comme vecteur narratif, l’image des trois hommes est portée par une vitalité incarnée par l’art séquentiel : en voyant cette image de cet homme passant de case en case, Peeters et Schuiten rejouent, invariablement, les temps de l’image. On ne peut regarder, en somme, qu’en saisissant une image dans sa bouleversante séquentialité – à travers son effervescence.

Fig. 2-4 : Schuiten-Peeters, La Théorie du grain de sable. © Casterman

Mais à regarder de plus près cette image, prise en tant que « source visuelle », on peut y déceler un atour essentiel. Si l’image de ces trois hommes est une sorte d’origine, elle n’est pas pour autant l’image originale. Il faut dès lors la considérer pour ce qu’elle est, en tant qu’archive : une image scannée, imprimée, agrandie au format A3 pour être plus lisible.

Fig. 5 : Photocopie de travail. Format A3, papier. Don de François Schuiten à l’auteur, 2015

D’image trouvée et vue dans un ouvrage, elle devient une photographie imprimée sur un papier quelconque, manipulable à l’envi. Cette image prend toute sa dimension utilitaire, elle passe le cap de la manipulation, autrement dit de sa possible prise en main 24). Cela permet ainsi de comprendre que si cette image permet un engrenage narratif c’est bien parce qu’elle devient mobile, physiquement disponible, passant de mains en mains, d’un lieu à un autre. C’est ce lieu de l’image, justement, qui nous intéresse finalement car l’image imprimée de Schuiten en porte les stigmates. Voyez ces volutes noires, ces stries griffonnés, nerveuses, fines ou épaisses, voyez ces multiples rayures qui enceignent l’image, qui la balafrent et lui donnent soudain une ultime dimension. Ces traits noirs autour de l’image et sur elle – qui la définissent tout autant que les hommes photographiés en tant que source – témoignent de la présence de cette image sur la table à dessin au moment même de l’avènement des premiers crayonnés de la planche. C’est bien en déchiffrant ces petites griffes dessinées qui se donnent à lire comme autant de scholies que l’on saisit, dans un même ensemble, la présence, le lieu et la disponibilité appropriative de l’image. En effet, ces traits épars sont ceux de la plume qui s’encrasse ; avant d’encrer la planche, Schuiten gratte le surplus d’encre noire sur cette image qui est ici, sur la table à dessin. Cette image, comprise ainsi, est à la fois modèle et palette, source et support, temps et espace. L’image vue ici comme un grain de sable, « un petit rien qui peut suffire à tout modifier » 25), ou plus largement, à tout engendrer : le récit, le trait ou une pensée de l’image elle-même.

Adrien Genoudet

Adrien Genoudet prépare une thèse en cinéma et en histoire visuelle sous la direction de Christian Delage à l’université Paris VIII sur l’« effervescence des images » du fonds Albert Kahn. Il est ATER au Collège de France, attaché à la chaire de. Patrick Boucheron depuis septembre 2016. Depuis 2013, il est doctorant-associé à l’Institut d’histoire du Temps Présent (IHTP) au CNRS, chercheur-associé au Musée Albert Kahn et membre du GRENA (Groupe de Recherche sur le Neuvième Art) à l’université Paris IV – Sorbonne. Il a dirigé de 2014 à 2016, avec Vincent Marie et Pierre-Laurent Daurès, le séminaire et cycle de rencontres « Les écritures visuelles de l’histoire dans la bande dessinée » à la Bibliothèque nationale de France). Il est l’auteur d’un premier essai, Dessiner l’histoire. Pour une histoire visuelle (2015) et d’un roman, L’Étreinte (2017). Il est également cinéaste. Son deuxième long métrage, Quinzaine Claire, qui porte sur la création d’un mémorial du génocide à Phnom Penh par l’artiste Séra et produit par Davy Chou, a été présenté en 2016 au Festival international du film de Belfort.

2)
Benoît Peeters, François Schuiten, Les Murailles de Samaris, Paris, Casterman, 1983.
3)
On notera, en guise d’exemple, l’ouvrage Benoît Peeters, François Schuiten, L’Atelier de Schuiten-Peeters, Paris, Rêves de bulles, 2008 ; le film Naissance d’une planche réalisé par les auteurs en 2002 (Production Les Pierrides) ou encore l’exposition qui porte le nom évocateur de « Machine à dessiner » au Musée des Arts et Métiers (2016-2017).
4)
Benoît Peeters, Case, planche, récit. Comment lire une bande dessinée, Paris, Casterman, 1991. Réédité depuis sous le titre Lire la bande dessinée, Paris, Flammarion, 2010.
5)
Voir à ce sujet la synthèse de Thierry Groensteen, La Bande dessinée au tournant, Liège, Les Impressions Nouvelles, 2017.
6)
J’ai consulté à ce jour dans le fonds « Cité Obscures », au département de la Réserve des livres rares et précieux de la BnF, les cotes suivantes : RES FOL NFR-177, RES 4° NFR-154, RES FOL NFR-180, RES 4° NFR-155, RES 8° NFR-364, RES FOL NFR-182, RES FOL NFR-183, RES 4° NFR-167, RES 8° NFR-365, RES FOL NFR-184, RES 4° NFR-179, RES 8° NFR-366.
7)
Nous nous permettons de renvoyer également à Adrien Genoudet, Dessiner l’histoire. Pour une histoire visuelle, Paris, Le Manuscrit, 2015.
8)
Table ronde intitulée « Question de style : de l'appropriation à la restitution, quelle est la part inspirée du dessin ? », avec Benoît Peeters et Séra, dans le cadre de la journée d’étude « Styles et figures d’auteurs : quelle autorité pour la bande dessinée ? » organisée par Jacques Dürrenmatt, Véronique Gély, Clotilde Thouret à la Maison de la Recherche (Université Paris-Sorbonne) le 21 novembre 2014. On peut également consulter Adrien Genoudet, Côme Martin, François Poudevigne, « S’approprier, restituer et s’émanciper pour faire style », dans Jacques Dürrenmatt, Benoît Berthou (dir.), Le Style dans la bande dessinée, Paris, 2017. En outre, une partie des citations qui suivent sont tirées d’une séance avec Benoît Peeters organisée dans le cadre du séminaire « Les écritures visuelles de l’histoire de la bande dessinée », Bibliothèque nationale de France, Paris, 24 juin 2016.
9)
Lire à ce sujet l’entretien avec Benoît Peeters, « Petites mythologies obscures », dans Viviane Alary, Danielle Corrado (dir.), Mythe et bande dessinée, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2007.
10)
« François Schuiten. La mécanique de l’horloger », BoDoï, entretien avec Céline Bagault, novembre 2013, mis en ligne le 12 novembre 2013, consulté le 21 novembre 2013. URL : http://www.bodoi.info/francois-schuiten-la-mecanique-de-lhorloger/.
11)
J’ai passé plusieurs jours à observer le travail de Benoît Peeters et François Schuiten, à Bruxelles, dans leur atelier. De cette observation, nous avons réalisé, avec Guillaume Diamant-Berger, un film intitulé À quatre mains en 2016 (produit par Happy Houses Films, Casterman et le Musée des Arts et Métiers). On peut le consulter ici : https://www.altaplana.be/en/dictionary/a-quatre-mains
12)
Carnet préparatoire intitulé « Brüsel », Fondation Roi Baudoin, dépôt « François Schuiten ».
13)
« Entretien avec Benoît Peeters et François Schuiten », par Thierry Groensteen, publié en intégralité sur le site neuvièmeart2.0 de la Cité de la Bande dessinée d’Angoulême. François Schuiten explique notamment, en évoquant La Théorie du grain de sable : « Cela vient peut-être d’une certaine fatigue devant le fait de devoir fabriquer des personnages, et d’une conscience du danger de se répéter. J’ai eu envie de travailler sur du réel. En contrepartie du fantastique, j’avais besoin de cet ancrage, qui confère de la crédibilité au récit. Connaissant chaque personnage dans sa chair, dans sa psychologie, je pouvais mieux asseoir ses attitudes, ses réactions. Il m’était déjà arrivé d’avoir recours à des modèles, mais c’est avec cet album que j’ai systématisé la méthode. Dans Revoir Paris aussi, Kâhrin est inspirée d’une jeune femme réelle. Le grand danger de la bande dessinée, c’est de tomber dans les clichés, les stéréotypes, de s’abandonner aux habitudes, aux solutions toutes prêtes. On est tous guettés par ça, et il faut tout faire pour briser les mécanismes qui nous enferment et qui assèchent le dessin. » http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article864#nb7
14)
On peut lire, par exemple, dans un découpage séquentiel de Brüsel : « Constant arrive à l’hôpital, vieux bâtiment de style presque moyen-âgeux, modernisé vaille que vaille au fil du temps. Désordre, saleté, courants d’air. Des nonnes avec de grandes cornettes dans les couloirs (dossier p. 20). » Découpage séquentiel de Brüsel, Fondation Roi Baudoin, dépôt « François Schuiten ».
15)
150 ans d’explorations : les archives de la Royal Geographical Society, Paris, Éditions Place des Victoires, 1998, p. 31.
16)
François Schuiten, entretien avec l’auteur, 2015.
17)
Nous renvoyons au site Alta Plana : https://www.altaplana.be/en/dictionary/khan-gholam-mortiza. (nous traduisons ici).
18)
Il s’agit d’une référence au Balouchistan, région située au nord de l’actuel Pakistan.
19)
150 ans d'explorations : les archives de la Royal Geographical Society, op. cit., p. 30.
20)
Emmanuel Alloa, « Entre transparence et opacité – ce que l’image donne à penser », dans Emmanuel Alloa (dir.), Penser l’image, Dijon, Les Presses du réel, 2010, p. 18.
21)
Alloa note à ce sujet : « Ce que l’image donne à penser se situe peut-être là, dans cette imminence qui n’appartient à personne, quelque chose qui (dans tous les sens du mot) se tient devant : ni ici ni ailleurs, ni présent ni absent, mais bien imminent », ibid.
22)
Adrien Genoudet, Côme Martin, François Poudevigne, « S’approprier, restituer et s’émanciper pour faire style », op. cit.
23)
Tristan Garcia, « Que sont les cités obscures ? », conférence donnée à la Bibliothèque nationale de France, 11 avril 2013. Texte déposé sur le site www.la-galerie.ch avec l’autorisation de son auteur.
24)
Georges Didi-Huberman, Remontages du temps subi. L’œil de l’Histoire, 2, Paris, Les Éditions de Minuit, 2010, p 131. On peut lire notamment : « Mancipare, c’est prendre avec sa main quelque chose – voire quelqu’un – qui deviendra sa propriété privée. »
25)
Benoît Peeters, François Schuiten, La Théorie du grain de sable, Paris, Casterman, 2007.