Altaplana, world of Francois Schuiten and Benoit Peeters

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F. Schuiten et B. Peeters : la Fièvre d'Urbicande

This article by Raymond was published before in two parts on the blog Lectures de Raymond on May 2008.


Il faut bien que je l’avoue, je suis un grand fan de la série les Cités Obscures.

Cette passion n’est pas née subitement, et elle résulte de plusieurs découvertes successives. Il y a d’abord eu la fascination des premières histoires de Schuiten, regroupées dans l’album Carapaces. Ensuite, il y a la parution en 1983 de la Fièvre d’Urbicande, album ambitieux et énigmatique qui a propulsé la série au premier plan. Et puis cette série a explosé au-delà de la bande dessinée, sous la forme de conférences, de films et de scénographies. C’est la visite de l’exposition du Musée des Ombres en 1990 qui m’a définitivement emporté dans ce monde magique et énigmatique, mais j’en parlerai une autre fois. L’histoire commence avec la Fièvre d’Urbicande, et surtout par une étrange anecdote.

En 1974, le hongrois Erno Rubik invente un étrange cube, dont les 6 faces sont découpées en 9 cubes miniatures pouvant tourner indépendamment les uns des autres. Un système central d’axe permet de faire pivoter des tranches de cube dans le sens vertical ou horizontal, et les segments de surface peuvent ainsi changer de côté sans se détacher les uns des autres. Au départ chaque face du cube a sa propre couleur homogène, mais après quelques rotations, le mélange des petits cubes crée sur chaque côté une mosaïque de couleur. L’opération la plus complexe consiste ensuite à redonner au cube son aspect initial, et c’est un exercice que je n’ai jamais bien réussi.

Au début des années 80, ce casse-tête géométrique a rencontré un succès inattendu. Des millions de Rubik’s cube se sont vendus sur toute la planète, et des livres sont alors publiés pour expliquer la manipulation du cube. Ce problème mathématique, dont le but initial était didactique, est devenu de façon surprenante un passe-temps ludique et un phénomène commercial.

C'est à partir de cette cuieuse histoire que Schuiten et Peeters imaginent un conte fantastique. Dans une ville imaginaire nommée Urbicande, des ouvriers amènent chez l’architecte Eugen Robick un cube creux, dont les arrêtes sont composées d’une matière inconnue.

A la suite d’une mauvaise manipulation, les arrêtes du cube commencent à s’allonger, Elles s’incrustent dans le bureau et envahissent également la pièce. Puis les extrémités des tiges bourgeonnent, et ceci crée de nouvelles barres et de nouveaux cubes, qui forment ainsi un réseau à 3 dimensions.

Robick s’endort sur son bureau, et se retrouve le lendemain prisonnier du réseau qui remplit toute la pièce. Il constate qu’une barre lui traverse un bras et qu’il est immobilisé, mais ceci n’entraîne aucune douleur. Heureusement, la croissance du réseau lui permet assez vite de libérer ses membres. Par ailleurs, l’élargissement des cubes lui donne assez d’espace pour se faufiler entre les arrêtes et il peut ainsi échapper aux mailles du réseau.

Le réseau continue ensuite sa croissance. Il envahit les maisons environnantes, puis s’allonge à travers toute la ville. Les arrêtes des cubes forment des ponts à travers les immeubles, puis s’étendent au dessus du fleuve, reliant ainsi au sud de la ville des quartiers nord qui étaient restés isolés.

Cette croissance anarchique modifie l’équilibre social de la ville, et permet à la population de braver les interdits. Le réseau devient un objet subversif et crée des liens entre les individus. Robick lui-même noue une relation amoureuse avec Sophie, une voisine qu’il avait ignoré jusque là.

Les autorités de la ville réagissent et Robick est conduit en prison. Elles tentent de détruire le réseau en le bombardant avec un canon, mais les boulets ne réussissent pas à l'ébranler, et ne font qu'abîmer les maisons environnantes. La population se révolte et libère Robick . Le système politique s'effondre, et Urbicande connait une période de liberté.

Mais le développement de la ville devient anarchique, et Robick est insatisfait. Des opportunistes s'emparent du gouvernement, et le réseau devient un enjeu commercial. A la fin de l'hiver, le réseau reprend sa croissance, et certaines constructions (qui s'appuyaient sur ses montants) s'effondrent. Une grande partie de la ville est en ruine.

Puis la croissance du réseau continue, et l’élargissement des cubes les amène au delà des limites de la ville. Un an après, la population d’Urbicande regarde au loin les derniers piliers du réseau qui s’éloignent vers l’infiniment grand, laissant dans leur cœur une inexprimable nostalgie.

En relisant cette histoire 20 ans après sa publication, je me rends compte que l’album n’a rien perdu de son charme étrange et de son pouvoir d’évocation.

La fièvre d’Urbicande est d’abord un hommage caustique aux visions des urbanistes. Les auteurs pensent manifestement que l'architecture d’une ville exerce une influence importante sur la vie et les relations entre les gens. Ils imaginent ainsi un architecte (Robick) qui reconstruit une cité (Urbicande) dans un souci d’équilibre et de symétrie. Dans un premier temps, Schuiten et Peeters semblent partager l'enthousiasme de Robick, même si les projets de l'architecte sont présentés de manière ironique.

Cette cité idéale présente de nombreux édifices gigantesques, dont le modèle semble être inspiré du mouvement futuriste. Dans sa lettre à la Commission des Hautes Instances (qui sert de préface à l'album), Robick se réfère aux projets de l’architecte Hugh Ferris.

Tout au long de l'album, Schuiten rend un hommage appuyé à ces projets futuristes restés inachevés. C'est ainsi que la maison de Robick ressemble étrangement à ce dessin de Sant’Elia.

Mais les auteurs n'imaginent pas Urbicande comme une cité idéale. Au milieu de ces édifices monumentaux, les habitants deviennent minuscules et ressemblent à des ombres. Schuiten accentue parfois cet effet , et dans l'image ci-dessous, la rue semble presque déserte.

L’idéal de symétrie d’Eugen Robick aboutit à un monde géométrique et déshumanisé. Heureusement, la destruction de cet organisation par le réseau permet à la vie de réapparaître dans la cité. Robick finit même par reconnaître que des discordances sont parfois nécessaires pour créer une harmonie.

Dans ce monde utopique, les habitants paraissent être de simples marionnettes. Leur psychologie nous échappe, et Robick lui-même a des réactions étranges, même si on devine son fanatisme et sa volonté de laisser une œuvre à la postérité. Sa passion l’aveugle, et l'apparition du réseau lui fait oublier sa vocation d’architecte.

Robick s’humanise toutefois lorsqu’il rencontre « Madame Sophie », une tenancière de maison close qui ressemble étrangement à Madame Claude.

Une romance se noue, mais Robick et Sophie ne partagent pas les mêmes projets. Elle est ambitieuse plutôt qu'amoureuse, et redevient par la suite vénale. Elle se tourne vers Thomas, un arriviste influent, pour sauvegarder ses intérêts. Ce dernier finit par ressembler à un autocrate, et c'est peut être la naissance du mal qui se cache derrière sa volonté de puissance.

D’une manière générale, les auteurs restent caustiques avec tous leurs personnages dont le comportement apparaît théâtral ou même caricatural. Aucun d’entre eux ne suscite la sympathie, et l'intérêt principal reste l'histoire de la cité.

Il y a par ailleurs des allusions politiques évidentes. Urbicande est dirigée de façon autoritaire et cette architecture monumentale peut être un instrument au service du pouvoir. C'est ainsi que dans une interview (A Suivre N° 68), Schuiten évoque l’architecte nazi Albert Speer et ses projets d'édifices aux formes parfaites et aux dimensions intimidantes. Ce gigantisme correspond à l’image qu’une dictature souhaite laisser d’elle-même.

Urbicande est gouvernée par les « Hautes Instances » qui édictent des lois restrictives, et un « Rapporteur » qui cherche par tous les moyens à limiter les déplacements entre les deux rives. La croissance du réseau détruit les contraintes liées au cadre architectural, et l’ordre social finit par imploser. Semblable à l'effondrement de l'Union soviétique, cette disparition se déroule sans violence, et la ville connaît quelques mois de liberté. Mais le pouvoir est conquis par des opportunistes et lorsque le réseau disparaît, Robick se retrouve en face de Thomas et de ses projets dirigistes. Le système autoritaire s'est finalement prolongé, et le regard des auteurs sur le monde politique se révèle pessimiste.

En fait, cette histoire est d'abord une fable fantastique, qui utilise avec habileté les ressources du roman d’anticipation. En partant d’un fait inexplicable, les auteurs imaginent ensuite de façon implacable et ludique les conséquences de cette anomalie initiale. Le réseau modifie la vie des gens, et tous les événements qui en découlent ont un caractère merveilleux, tout en restant explicables et logiques. Il y a là une impulsion qui fascine Robick, et celui-ci développe par moment un discours mystique.

L’aventure se termine tristement pour Eugen Robick, mais celui-ci garde autant d'énergie que d'espoir. La conclusion de son histoire me fait penser à la fin de Bouvard et Pécuchet. De même que les personnages de Flaubert décident de retrouver leur travail de copiste, Robick choisit de reprendre le problème à son point de départ, et il se met à tailler un nouveau cube.

Ainsi, contrairement à l'histoire du cube de Rubik qui révélait les conséquences imprévues et ludiques d’une création mathématique, le cube de Robick nous raconte les vicissitudes de l’humain en face d’un ordre rigide et de contraintes géométriques. Ce résumé semble pessimiste, et l'histoire d'Urbicande pourrait être dramatique, mais les auteurs réussissent cependant à créer une ambiance plaisante. Ce monde urbain est irréel, malgré certains détails qui semblent familiers, et on a le sentiment de traverser un rêve. Il y a en plus une certaine jubilation dans cette confrontation du réel avec l'utopie, et le récit semble construit comme un jeu. Schuiten et Peeters jouent aussi bien avec leur cité que leurs personnages, parfois de façon cruelle, et le lecteur découvre une pièce de théâtre, sans possibilité de s'identifier à un héros. Il existe enfin un humour froid, une ironie perceptible par exemple lorsque Robick se rend ridicule, et ce regard malicieux empêche toute interprétation tragique.

Au total, l'élaboration minutieuse de cette cité futuriste dégage une séduction étrange. Le lecteur découvre un monde décalé et fascinant, trop précis et détaillé pour être un rêve, et trop fantastique pour être confondu avec la réalité. Cette création d'un univers hypnotique et ludique reste l'intérêt majeur de l'album, et elle aura des prolongements multiples.

Derrière ce jeu esthétique, Schuiten et Peeters restent tout de même des moralistes. Je pense que cette sombre histoire nous laisse quelques lueurs d'optimisme, car face à un ordre social écrasant, et malgré les événements politiques décevants, les hasards de la nature et la fantaisie des hommes restent capables de créer des perturbations créatrices. Les grandes puissances reposent presque toujours sur des pieds d'argile.

Je n’oublierai pas, avant de conclure, de mentionner un dernier détail. Dans les premières images du livre, on peut contempler une immense carte murale derrière le bureau de Robick. Elle indique l’emplacement de plusieurs cités au milieu d’un continent inconnu.

Pendant leur récit, les auteurs ne nous disent rien de ces villes dont le nom laisse rêveur. La publication d’un tirage de tête en 1985 leur a permis ultérieurement d'apporter quelques informations, sous la forme d'une petite plaquette intitulée « Carnet de voyage d’Eugen Robick ».

On y trouve quelques commentaires et des dessins au sujet de 4 villes : Alaxis, Mylos, Brüsel et Calvani. Cette première exploration allait donner naissance à tout un univers que l’on appelle aujourd’hui les « Cités Obscures », mais ceci est une autre histoire …