Altaplana, world of Francois Schuiten and Benoit Peeters

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Extraits du carnet d'Augustin Desombres

Ce carnet a été recopié et annoté par Catherine Aymerie, spécialiste du peintre Augustin Desombres qui présente notamment la conférence “L'Affaire Desombres” au Forum des Images, du 23.3 au 1.4.2000.

Ce carnet de 23 x 15,4 cm, relié en demi-chagrin brun sombre, comprend 56 pages d'un papier épais de couleur crème. Nous remercions son propriétaire, M. Frédéric Young, de nous avoir permis de le consulter.

Paris, 9 juillet 1898

Quel accueil, mon Dieu, quel accueil ! Moi qui croyais avoir trouvé quelque chose de neuf… Ils n'ont rien compris à mes toiles, sauf Jules Verne si ce qu'on m'a répété est vrai… Evidemment, lui, ce n'est pas un “critique d'art”…

Paris, 12 juillet 1898

Je n'ai plus de goût à rien. Cet article ignoble sur “L'enfant de Phoebus” m'a ôté toute énergie. A quoi bon continuer à peindre si mon travail ne suscite que les sarcasmes ? Comme j'étais stupide en croyant que ma carrière allait enfin démarrer ! Mes tableaux ne plaisent pas et ne plairont jamais. Ils sont venus trop tôt ou trop tard. Pour tous ces gens, je ne serai jamais qu'un foutu pompier.

Même si je sais que cela me détruit, je ne peux m'empêcher de relire ces quelques phrases. Et le pire, c'est que j'en viens à croire que ce critique n'a pas tort. Tout ce que j'ai fait ces derniers jours est d'une grande médiocrité.

Bourg-en-Bresse, 5 septembre 1898

Papa est mort avant-hier. Jamais, je n'aurais cru que je tenais autant à lui. Sans lui, sans toutes ses heures passées à dessiner à ses côtés, je ne serais jamais devenu peintre.

Bourg-en Bresse, 8 septembre 1898

Deux heures en larmes dans l'église de Brou. Il n'est pas d'oeuvre plus émouvante pour moi que ce gigantesque monument élevé par Marguerite d'Autriche à la mémoire de Philibert Le Beau. Grandeur, pureté, voilà ce dont je voudrais m'approcher.

Paris, 19 octobre 1998

Je n'en peux plus. Il faut que je m'en aille. J'ai choisi ma destination presque au hasard, en laissant mes yeux errer sur la carte de France. L'Aveyron. Il n'est pas, me dit-on, de région plus sauvage. Pas de musée, pas de peintre, pas la moindre connaissance. C'est exactement ce qu'il me faut.

Laguiole, 28 octobre 1898

La première neige de l'année est tombée cette nuit, rendant l'Aubrac encore plus nu qu'il n'était. J'ai marché plus de trois heures sans croiser âme qui vive. Quel bonheur d'être ici, loin des marchands et des critiques ! Les imbéciles. Ils ne sont pas prêts de revoir mes tableaux. “Desombres et son imagination bizarre” ne les dérangeront plus.

Je ne sais pas pourquoi ce rocher m'a frappé 1). Sa forme presque sphérique peut-être. Malgré le vent glacial, je me suis mis en tête de le dessiner. Mon bon maître Gérôme hurlerait s'il me voyait ici, croquant sur le motif un gros caillou. Et le comble, c'est que j'ai dû m'y reprendre pour le remettre d'aplomb !

Laguiole, 4 novembre 1898

Une lettre de Florence 2) est arrivée ce matin. Elle croit toujours que c'est cet article stupide qui m'a poussé à partir. Curieux comme elle me comprend peu… Mes pas m'ont ramené devant la maison abandonnée. Qui donc a pu être assez fou pour construire une demeure aussi gigantesque dans un coin aussi perdu ? J'ai tourné un bon moment autour de la maison, tentant de jeter un coup d'oeil à travers les volets fermés. Les volumes paraissent sublimes. C'est comme si ce voyage, cette longue errance n'avaient eu d'autre but que de me conduire ici. Dès demain, je veux savoir s'il est possible d'acheter ce bâtiment.

Paris, 9 novembre 1898

Comme Paris m'ennuie et me semble vain… Combien j'ai peu envie de revoir ceux qu'hier encore j'appelais mes amis. Sitôt mes affaires réglées, je veux repartir vers l'Aubrac. Le notaire m'a traité de fou. Grand bien lui fasse !

Laguiole, 20 novembre 1898

Je les ai tous chassés. Ils sont partis, la bourse pleine et le regard satisfait. Grand bien leur fasse : j'ai ce que je voulais 3). Mon intuition se vérifie : cet endroit est extraordinaire. J'ai enfin trouvé l'interlocuteur exigeant et dévoué que je cherchais obscurément. Il me semble parfois l'entendre parler. Dès demain, je m'attellerai au travail. Je commencerai par nettoyer ces surfaces, puis je placerai l'enduit comme je l'avais vu faire à Padoue. Engager un apprenti ? Non, je ne veux personne ici. Je n'ai pas choisi de m'éloigner du monde pour réintroduire aussitôt quelqu'un au coeur de mon ouvrage.

Je devrais dormir, mais j'en suis incapable. L'impatience me brûle. Je voudrais déjà un dessin global alors que je ne suis là que depuis trois jours. Vite, vite, cher Bâtiment, que notre dialogue commence !

26 novembre 1898

Le froid est de plus en plus vif. Et la préparation des murs sera plus longue que je ne l'avais imaginé. Qu'importe ! Rien ne compte face à l'oeuvre grandiose que j'entreprends. Dans la région, je sais qu'ils me prennent pour un fou. Si dérisoire que soit le prix pour lequel on m'a vendu le domaine, tous semblent le trouver excessif. Etrange comme je vois l'oeuvre m'apparaître. Pour la première fois, j'ai l'impression que ce n'est pas moi qui dessine, que les formes se tracent toutes seules sous mes doigts.

31 décembre 1898

Reçu hier une nouvelle lettre de Florence 4). “Une autre femme !” L'idée même de perdre mon temps à lui répondre me désole. Je me contenterai de lui adresser une simple pensée en cette nuit de la Saint-Sylvestre. Il pleut encore. L'humidité est telle que je suis contraint de ranimer les feux sans arrêt. La mine de plomb se brouille puis s'efface sous son effet. J'ai l'impression que ces surfaces, dont j'attendais tellement, se dérobent devant mes efforts. Peut-être ne suis-je pas prêt ? Il faut tant détruire pour ouvrir en soi l'espace nécessaire à la moindre création.

12 octobre 1899

Jamais je n'aurais cru peindre une telle fresque. C'est comme si c'était la paroi elle-même qui m'avait dicté cette image… J'entends d'ici les vociférations des critiques ! Cette demeure a son secret, je le sais depuis le premier jour. Quand je colle mon oreille aux murs, j'ai l'impression d'entendre une rumeur, les échos assourdis d'une conversation, ou plutôt d'une musique lointaine, comme un choeur d'hommes et de femmes. A d'autres moments, c'est le sol qui se met à bourdonner. Le bruit augmente, puis s'interrompt. Je comprendrai, dussé-je détruire cette maison pierre à pierre.

Je ne veux plus rien. Plus de lettres de Florence, plus de visites importunes, plus de jours, plus de nuits. Seule compte désormais l'oeuvre qu'il me faut accomplir.

17 octobre 1899

Pas de doute, c'est bien d'une musique qu'il s'agit. Mais si étrange que c'est à peine si je peux lui donner ce nom. Il faudrait la faire transcrire. Je suis sûr que cela m'aiderait. Et pourtant, j'hésite à laisser quelqu'un fouler le sol de ces pièces.

28 octobre 1899

Le découragement m'assaille de plus en plus souvent. Et avec lui une angoisse qui me prend aux entrailles : je n'arrive à rien ! Onze mois sont passés sans que j'aie pu même achever la première composition de cet ensemble dont je rêve nuit et jour.

C'est comme une brume doucement sonore qui émanerait des murs. Il me faut peindre sans penser, en me laissant guider par cette musique.

Geoffroy ne m'a été d'aucun secours. Je n'ai perçu dans sa présence que l'écho d'un passé inabouti qui, depuis mon arrivée ici, m'indiffère. Je le lui ai dit nettement : je ne ferai pas marche arrière. Ce qui m'occupe n'a de place que dans ce bâtiment. Je laisse aux autres le soin de garnir les Salons. Il est parti en me regardant comme un fou. Je sais qu'il ne reviendra pas.

A mesure que le temps passe, mon projet se complexifie. Lentement, le dessin global se dévoile : toutes les fresques se répondront de salle en salle, tout ne sera qu'échos et allusions innombrables. Enfin, je vais créer ce Musée dont je rêvais, celui dont un parcours complet pourra seul révéler le sens.

23 décembre 1899

A nouveau, l'image de ces sphères est venue me hanter ; cette fois je n'ai rien fait pour résister. Elles m'apparaissent avec une précision telle que je serais incapable de peindre autre chose.

Pourquoi est-ce sur cette sphère solitaire et crevassée que mes pinceaux reviennent malgré moi ? J'obéis de plus en plus à une impulsion inconnue. Est-cela que Gérôme appelait l'inspiration ? Les critiques se moqueront à nouveau de moi et de mes obsessions bizarres. Ou plutôt non : ils ne verront jamais ces fresques. Ma tâche terminée, je fermerai les portes de cette demeure.

Dans cette grande salle uniquement peuplée de sphères, j'ai senti tout à l'heure le besoin impérieux d'un personnage. J'en suis sûr maintenant : “L'enfant de Phoebus” n'est pas un garçon, c'est une jeune fille.

J'ai beau faire, elle m'échappe. Je suis incapable de visualiser les traits de son visage. Jamais je n'ai éprouvé à ce point le besoin d'un modèle.

29 décembre 1899

“La musique du tableau” : c'est Delacroix qui avait raison. Et c'est cela que je dois atteindre.

Le Passage, le Passage, il n'y a plus rien d'autre qui compte. Que les choses me résistent encore n'a rien de surprenant.

Je n'ai toujours pas achevé le portrait de la jeune fille. En son absence, toutes les autres fresques me paraissent inutiles.

Parfois, j'ai l'impression que les lieux se modifient autour de moi. Que ce couloir, hier encore, n'était pas aussi étroit. Est-ce la solitude qui finit par me rendre fou ?

2 mars 1900

Les hommes ont découvert un nouveau siècle et moi un nouveau monde. L'Autre Monde, si cher à Maeterlinck. Tout était bien une question de musique et de lumière. Maintenant, il ne me reste plus qu'à suivre les chemins, les infinis chemins qui s'offrent à moi.

Sindaciu, Xhystos, Samaris. Noms magiques. Comme j'ai hâte d'arpenter vos avenues et de me perdre dans vos ruelles.

12 juin 1900

Ami sublime, incomparable maître 5), Oui, vous aviez raison, l'Autre Monde existe bel et bien. Il nous suffit d'ouvrir les yeux et dee tendre les oreilles pour le sentir, si proche, si présent. A vous qui, un jour de 1892, par les sortilèges de votre “Princesse Maleine”, m'avez pour le première fois laissé pressentir l'existence d'un Ailleurs, je tiens à faire part des découvertes que m'a permises la solitude. Les révélations que je veux vous faire sont trop insolites, trop graves aussi, pour qu'il me soit possible de les coucher sur le papier. C'est pourquoi j'ai l'audace de vous demander la grâce d'une visite en ma lointaine demeure. C'est là seulement, devant les fresques qu'il m'a été donné de peindre, que je pourrai vous parler. Je sais votre temps compté. Croyez que je ne me permettrais jamais d'en abuser si la chose n'était essentielle…

Alaxis.

Comme Venise paraît pâle à celui qui a parcouru vos avenues, qui s'est égaré dans le Palazzio ou le Cosmopolis. Les plaisirs et les jeux, c'est les seules règles qu'on connaît en ces lieux.

Urbicande.

Fait la connaissance de “l'Urbatecte” Eugen Robick. Quel destin ! Quelle détermination ! J'entrevois la possibilité d'une fresque qui exprimerait la vérité poignante de l'instant où sa vie a basculé. Cette pièce fera un beau pendant à “l'inauguration manquée”.

Brüsel.

Longue visite du Palais des Trois Pouvoirs : mais cet édifice est loin de m'avoir livré tous ses secrets. Les travaux qu'on annonce me semblent démesurés. Est-il réellement possible d'édifier des immeubles aussi hauts

Mylos.

Cette Cité brutale me fascine et m'effraie. L'organisation des êtres et des choses y accède à une rationalité totale. Mary von Rathen.

Mary. C'est comme si tout ce voyage n'avait eu d'autre sens que de me conduire jusqu'à toi.

Laguiole.

Je me suis retrouvé dans le couloir, les jambes flasques, le coeur battant à tout rompre 6). Si ma main n'était pas si étrangement striée, je jurerais que j'ai tout rêvé. Je n'ai pas mal, mais ces lignes me font peur. C'est comme un stigmate, le signe visible de ma traîtrise. Je frotterai ma main aussi longtemps qu'il faudra pour les faire disparaître.

Rien à faire, je porte la trace indélébile de cet moment où Mary a pris ma main pour la retenir dans la sienne. Comme si cette rencontre m'avait marqué au fer rouge. Finalement, Mary, je suis heureux de ne pas être rentré indemne, de garder cette trace de toi, ce souvenir incrusté dans ma peau. Je réalise maintenant combien j'ai été stupide de revenir.

Serait-ce vrai ce que disait Wappendorf : que mes peintures seraient la cause de tout ce qui est arrivé ? Fallait-il vraiment que les choses retrouvent leur cours normal, et que l'on mette fin aux communications entre les deux mondes ?

Peindre m'ennuie. J'ai agi comme un automate pour modifier mes fresques. Les pinceaux courent tout seuls sur les parois. Pourquoi ai-je écouté ce Wappendorf ? Pourquoi ne suis-je pas resté près de toi ?

Le voile noir s'est déchiré devant moi. J'ai supprimé les miroirs. Je voudrais ne plus voir ce visage, ne plus croiser ce regard. Desombres doit disparaître.

Mary ! Moi qui croyais que j'arriverais enfin à faire ton portrait, que je pourrais retrouver tous tes traits de mémoire… Je ne peux pas te peindre. Pas comme ça. Il aurait fallu inventer autre chose et je n'en ai plus la force. Il n'y a plus de Desombres, plus de projet, plus de fresques. Plus rien qu'une maison trop grande et trop vide.

Pourquoi a-t-il fallu que je revienne ? Que n'ai-je su en finir tout de suite ? Je me hais, Mary, tu ne peux pas savoir comme je me hais.

1)
Cette note accompagne un rapide croquis à la plume.
2)
Florence Bruzdowicz, fille du marchand de tableaux Samuel Bruzdowicz, était fiancée à Augustin Desombres. Cinq de ses lettres ont été retrouvées. Dans celle du 31 octobre 1898, elle écrit notamment : “…Tu viens de partir et déjà tu me manques. Ce stupide article ne doit pas trop t'affecter. Papa a rencontré Gérôme qui lui a redit toute son estime pour toi.”
3)
L'acte de vente de la maison qui deviendrait plus tard le Musée Augustin Desombres fut établi le 20 novembre 1898 par Maître G. Ziller, notaire à Aurillac. Le prix dérisoire pour lequel l'artiste put acquérir ce vaste domaine s'explique par le gigantisme du bâtiment et sa totale absence de confort. Abandonné depuis des années, il était réputé définitivement invendable lorsque Desombres le découvrit. Aussi ses propriétaires semblent-ils avoir accepté sans discuter la première offre du jeune peintre.
4)
Dans cette lettre datée du 15 décembre 1898, la jeune femme écrit : “Augustin, tu me dois au moins une explication. S'il y a une autre femme, je préfère le savoir. Tout m'est préférable à cette atroce incertitude.” Les deux dernières lettres de Florence Bruzdowicz, datées du 25 janvier et du 14 juin 1899, n'ont pas été décachetées.
5)
Brouillon d'une lettre à Maurice Maeterlinck. Il n'est pas sûr que la lettre elle-même ait jamais été envoyée.
6)
Non datés, les derniers fragments sont tracés d'une écriture fébrile, souvent presque indéchiffrable.