Altaplana, world of Francois Schuiten and Benoit Peeters

the impossible & infinite encyclopedia of the world created by Schuiten & Peeters

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Troisième Partie : De quelques thèmes

Naissance des Cités obscures

Pouvez-vous préciser à partir de quel instant précis vous avez eu l'idée qu'une série se mettait en place, que l'univers des Cités obscures existait ?

FS : Je le situe au moment des premières planchesde La fièvre d'Urbicande. Bien que le style en fût très différent, nous avons senti que l'histoire appartenait au même univers que Samaris.

BP : En 1983, au moment où nous concevions le début d'Urbicande, nous étions en train de préparer la sortie de líalbum Les murailles de Samaris. Pour la page de titre, nous avons réalisé la page que Franz arrache au grand livre de Samaris, et sur laquelle on peut lire : “Autour de Samaris sont huit grandes cités”. Cíest alors que nous nous sommes posé pour la première fois la question de l'emplacement de ces cités. Qu'y a-t-il autour de Samaris et de Xhystos ? Comment ce monde fonctionne-t-il ? Etc.

FS : Sur un autre plan, une chose qui a également joué un rôle dans la mise en place de la série, cíest le dossier de presse qui accompagnait la sortie des Murailles de Samaris. Líattachée de presse de Casterman, Joëlle Faure, écrit un slogan du genre : “Désormais, le héros, ce níest plus le personnage, mais le décor, la ville, líarchitecture.” Cette formule a été reprise partout. Combien de fois nous lía-t-on resservie ? Une phrase comme celle-là, dans le fond assez réductrice, peut rendre des services extraordinaires. Notre travail síest trouvé repéré, identifié, ce qui est une chance considérable. A nous, ensuite, díêtre capable de nous libérer de cette étiquette.

BP : Les hasards éditoriaux ont joué un grand rôle dans la constitution progressive de líunivers. Ainsi, lorsque nous avons préparé l'album de luxe de La Fièvre d'Urbicande, nous avons eu l'idée y inclure le carnet de voyage díEugen Robick. Il avait donc visité des villes : Brüsel, Mylos, Calvani et Alaxis. Ces quatre cités qui arrivaient dans la série n'étaient liées qu'au voyage de Robick, nous n'avions nullement prévu le développement à venir. A l'époque, nous ne pouvions imaginer que, dix ans après, Alaxis serait le cadre du premier chapitre de Líenfant penchée. C'étaient de simples suggestions de villes dont le rôle consistait surtout à lester la carrière d'architecte de Robick, en montrant son jugement sur d'autres styles. Nous posons donc des avancées, souvent dans une grande improvisation, que nous récupérons ensuite : ce mécanisme semble bien nous convenir, puisqu'il n'y a pas une seule de ces villes dont nous ne nous soyons pas servis par la suite.

FS : C'est l'avantage de travailler à deux, car seuls pourrions-nous avoir la même audace ? Dans nos collaborations, nous fonctionnons au “et pourquoi pas ?”, “et si on tentait ça ?”. On lance à l'autre un défi que l'on n'oserait peut-être pas se lancer à soi-même. Si Benoît était seul dans son coin à faire son scénario, on ne pourrait pas avancer comme nous le faisons, nourris par le hasard et l'inventivité des échanges.

Le début du siècle comme pivot

Vous privilégiez nettement une période historique située au tournant du siècle.

BP : Il y a une période de référence qu'on peut situer entre 1850 et 1930, mais il serait caricatural d'en rester là. Avec La Tour, on remonte très loin dans le temps, et certains éléments de L'Echo des Cités et de Brüsel appartiennent aux années 50/60 de notre siècle. L'engouement pour le plastique, thème développé dans Brüsel n'est pas daté fin XIXe, il est contemporain de l'Expo 58, de l'Atomium. Notre période de référence est donc plus large, même si le point central se situe au tournant du XIXe et du XXe siècle.

FS : La raison de ce choix réside aussi dans l'existence de signes, d'objets intéressants à manipuler graphiquement : le machinisme, líarchitecture díingénieurs, etc. Et ces signes nous semblent plus clairs à cette époque que maintenant. A de multiples égards, cette période nous apparaît comme un merveilleux embrayeur pour líimaginaire. Quand on utilise dans Brüsel les inventions tout à fait véritables du Professeur Dersenval, emprunté au très réel d'Arsonval, sa machine scrupuleusement reproduite, et jusqu'à ses propos et sa maison, on accroît la crédibilité du récit. Sa présence nous permet une narration plus surprenante et plus parlante que si nous voulions procéder en dehors de toute référence.

BP : Par rapport à la modernité, au positivisme et à la foi en le progrès, cette époque est déterminante. Aujourd'hui, même les modernistes sont un peu honteux, il n'y a plus ce triomphalisme que pouvait exprimer d'Arsonval avec son slogan “le bifteck électrique remplacera l'alimentation”. Il croyait en l'électricité comme vertu thérapeutique universelle à un point tel que l'alimentation et pourquoi pas le sommeil allaient être remplacés par l'action de champs électriques. Cette foi dans l'électricité, ou plus tard dans le plastique, dépasse l'utilitaire pour devenir un horizon de vie, une véritable utopie. C'est ce point de vue qui nous excite.

FS : Il se passe maintenant le même phénomène díenthousiasme et de crédulité pour certaines utilisations de líordinateur. Mais nous n'avons pas encore le recul nécessaire pour les traiter comme il faudrait, alors que notre choix díune période de référence plus ancienne nous autorise aussi l'humour puisque nous connaissons le devenir de ces croyances.

BP : Aujourd'hui, les mots magiques sont “3D” ou “haute définition”.

FS : Ou “interactivité” ! Vous prononcez ce mot, et tout le monde se pâme, on est prêt à vous avancer des fonds pour vos projets interactifs…

BP : On ne peut pas être les archéologues de l'interactivité ou de l'animation de synthèse. C'est trop tôt, et ce ne serait probablement pas compris.

Vous faites donc de l'archéologie…

BP : Je crois qu'il y a dans notre travail une dimension d'archéologie de la modernité, à travers ses discours et ses images. On recycle tous ces matériaux. Ces propos tenus à l'époque n'avaient rien de drôle, mais restitués à l'identique aujourd'hui ils deviennent cocasses. Quand le Corbusier dit “l'ennemi, c'est la rue, et dès quíon aura fait disparaître les rues, qu'on aura créé de grands ensembles avec de grands terrains autour, l'insécurité aura disparu”, c'est drôle par une espèce de cynisme involontaire, maintenant que l'on sait que la rue est moins anxiogène que ces no manís land qui entourent certains HLM. Drôle n'est peut-être pas le mot juste, mais c'est ce décalage qui donne une saveur, une portée à des propos dont toute la signification a changé. Même un enfant lisant de nos jours De la terre à la lune de Jules Verne ne peut le lire comme si líHomme níétait pas allé sur la lune. Chose extraordinaire en même temps : la solution du canon géant, qui a si longtemps paru loufoque, est en train de revenir dans líactualité : en Californie, des scientifiques se sont lancés dans une expérience assez voisine de celle décrite par Verne, même si elle relève díune tout autre technologie. Le rêve et líinvention peuvent donc faire bon ménage.

FS : Une de nos préoccupations est la recherche des signes. Cette recherche est très intuitive, et non pas rationnelle, elle ne devient cohérente qu'après coup. Ces signes, nous les trouvons dans des images, des photos, des gravures, etc… Telle cette prémonition amusante du “façadisme” que l'on peut trouver dans le décor en trompe-l'úil de Samaris.

Vous níempruntez guère de signes à líarchitecture moderne…

BP : Nous en avons utilisé certains tels quels, ce qui nous a d'ailleurs été reproché. C'est le cas avec Beaubourg, qui apparaît dans Líétrange cas du Docteur Abraham, un récit de douze pages, inédit en album à ce jour. L'histoire se passe dans un Paris systématiquement haussmannien, avec un personnage dont le visage est celui du jeune Freud. Il souffre de terribles migraines qui se matérialisent par d'étranges structures colorées sortant de son cerveau. Ce Dr Abraham creuse le sous-sol de son immeuble et met au jour des tubulures tout aussi colorées. On l'arrête comme espion, on le fusille, et juste après, tel un énorme champignon, surgit Beaubourg qui troue la régularité de Paris, ou plutôt de Pâhry. Ce signe d'un Beaubourg directement emprunté au réel nous paraît assez fort et tangible pour ne pas faire tache dans l'histoire, ni dans le cycle des Cités obscures.

Pourquoi cette intrusion du réel dans un monde imaginaire ?

FS : Pourquoi pas ? Curieusement, les lecteurs sont beaucoup plus dogmatiques que nous. Notre idée est que la série doit pouvoir intégrer des données díallure contradictoire.

Même anachroniques ?

BP : Oui, car qu'est-ce que l'anachronisme dans une série qui fonctionne en uchronie ? C'est le sentiment qu'éprouverait le lecteur de ne plus être dans une même cohérence. Mais si l'on accepte cette idée, on se resserre sur l'image que le lecteur construit à partir des deux ou trois premiers albums, et l'on devrait se cantonner dans l'Art Nouveau, les costumes fin XIXe, les favoris et les barbiches… Ce serait effrayant ! Donc l'anachronisme, cette perception de l'étrangeté, peut être accepté puisque la lecture ultérieure des histoires suivantes prolonge et explique ce qui paraissait incohérent.

C'est une prise de risque au niveau de la narration ?

FS : Précisément, ce qui est intéressant c'est d'introduire un élément apparemment étranger à líunivers, et de travailler une année entière pour parvenir à l'intégrer.

BP : Il faut mettre en danger la cohérence, car il est trop facile de faire de la cohérence uniquement avec du cohérent.

D'où l'apparition apparemment incongrue du spitfire dans LíEcho des Cités !

FS : Cette image pré-existait et nous avions envie de líintégrer. Mais elle nous a contraints à un montage narratif épouvantable pour justifier sa présence !

BP : Pour autant, je ne suis pas embarrassé du tout par l'arrivée de ce spitfire dans le monde des Cités obscures. Je pense qu'il est à sa place dans une cohérence plus vaste. C'est simplement ça, la cohérence : vous avez un premier cercle à côté duquel vous placez un objet. Tant que vous restez à líintérieur du premier cercle, l'objet est étranger. Si vous tracez un second cercle incluant le premier et l'objet, vous obtenez une nouvelle cohérence.

La dimension politique

La démarche développée dans Les Cités obscures s'apparente en de nombreux points à la science-fiction. Une science-fiction certes en décalage, puisqu'on imagine un futur à partir du passé… Mais on retrouve bien des ingrédients et des préoccupations du genre comme par exemple cette volonté de créer un univers complexe et cohérent…

BP : Que dire ? Instinctivement, c'est une étiquette qui me gêne, je ne me sens pas à l'aise dans cette terminologie. Cela vient sans doute de ma vision un peu restreinte du genre science-fiction. De la fiction il y en a certes, la science nous intéresse également, mais quand je pense à Brüsel j'ai du mal à y coller le label science-fiction. Le monde des Cités propose un univers décalé, mais qui entretient des liens forts avec des éléments documentaires précis. Par certains aspects, cela tient de l'historicité, une historicité au futur antérieur…

Les étiquettes ont bien sûr un côté restrictif mais si nous avions évoqué la science-fiction c'est aussi pour son côté fable ; en creux c'est toujours de notre monde que l'on parle, de ses dérapages potentiels, par exemple chez vous des formes de dictature bureaucratique anonyme…

BP : Si l'on parle de politique, il faut évoquer le pouvoir qui est dans les têtes. Pour moi, le pouvoir c'est aussi la croyance que les gens ont dans le pouvoir. Giovanni en est l'exemple type : des inspecteurs vont venir, ils vont tout vérifier, etc… Son image du pouvoir existe d'abord mentalement, comme une croyance. De même dans Brüsel où il y a peu de personnages omnipotents, tout le monde pense que le pouvoir est très important.

FS : Même quand il y a un pouvoir fort comme dans La fièvre d'Urbicande, il est vite décrédibilisé par des phénomènes extérieurs. Le Grand Conseil de Xhystos ou la Commission des Hautes Instances d'Urbicande sont composés de vieillards plutôt inefficaces, c'est la survivance d'un pouvoir qui a dû être fort mais qui est dans une phase d'enlisement. C'est plutôt l'image de la bureaucratie que nous donnons : les ordres continuent de transiter alors que celui qui les a donnés est mort ou a perdu son poste. C'est un pouvoir affolé, un pouvoir qui tourne à vide.

L'enjeu du récit n'est presque jamais politique au sens courant du terme, alors que dans Mylos sont posées les bases plus claires d'un affrontement. Mylos est presque une ville du monde réel. Estimez-vous que vous évacuez ce contenu politique ?

BP : Je ne pense pas qu'il y ait évacuation de la politique. Elle prend une forme différente album après album. Dans La fièvre díUrbicande, on assiste à un changement structurel : le remplacement díun groupe politique par un individu. La Tour aussi est fondamentalement une histoire politique, mais sur un plan plus métaphorique. Il s'agit de montrer comment Giovanni chasse les fantômes du pouvoir de sa tête, comment il s'affranchit de ces “tigres de papier” que Mao évoquait. C'est sa terreur devant l'omnipotence du pouvoir qui va se dissoudre. Comme il est plus facile pour nous de manier des destins individuels que des masses, on montre donc un individu contre le pouvoir. Mais regardez dans Brüsel : Constant rejoint un groupe d'agitateurs.

Ce groupe est bien inconsistant face à la radicalité flamboyante de Tina… Il y a là un véritable éloge du sabotage !

BP : Tina est une terroriste ludique, plus proche d'Alphonse Allais que des Brigades Rouges ! FS : Pour revenir au groupe il n'est pas aussi inefficace que ça. Il síagit díun contre-pouvoir, on les voit placarder des affiches…

C'est effectivement un contre-pouvoir mais tout à fait dérisoire. Si le système s'écroule c'est plus par implosion…

BP : Ce groupe d'opposants est pour moi à la mesure du Conseil échevinal qui fait mine de diriger la ville : des gens qui décident de l'avenir de Brüsel mais qui se prennent les pieds dans les fils de la maquette. On a donc un contre-pouvoir effectivement un peu dérisoire dressé contre un pouvoir qui est le premier artisan de sa propre destruction. Ceci est très lié à la réalité belge. La Belgique est un pays où on réglemente beaucoup, on a une sorte de surlégislation permanente qui va de pair avec un désintérêt fondamental pour l'application des textes. Si on appliquait scrupuleusement tout ce qui est prévu, on ne pourrait strictement rien faire. Il y a tellement de textes que tout le monde s'en fiche. Il y a quelques années par exemple, un ministre recrutait des gens “au noir” tout en légiférant sur la répression du travail au noir ! La Belgique est-elle une bonne métaphore sur l'évolution du politique ? C'est en tout cas, au risque de nous tromper, l'intuition que nous avons.

Dans les Cités obscures, toutes ces révoltes individuelles sont vouées à un échec relatif. Nous nous posions la question de savoir si ce scepticisme quant à l'efficacité de l'action humaine reflétait d'une certaine façon votre vision de notre société ?

FS : Ces questions nous désarçonnent un petit peu, car nous n'abordons jamais les choses sous cet angle. Nous ne nous posons pas les problèmes de cette façon…

BP : Et sur ce plan comme sur díautres, nous ne sommes certainement pas les détenteurs du sens des albums. Nous travaillons à partir de thèmes qui nous touchent, mais de manière plutôt intuitive. Et même moi qui ai pourtant líhabitude et le goût du travail critique, je suis souvent surpris par les interprétations qui peuvent en être faites…

Nous sommes bien d'accord pour ne pas chercher dans la bande dessinée un manifeste politique…

FS : Il n'y a jamais eu de volonté franche et nette de donner un message, mais effectivement tout cela est sans doute lié à un certain scepticisme…

BP : Brüsel fait sans doute un peu exception à cet égard. Cíest líalbum où nous sommes allés le plus loin dans líexplicite. Peut-être síagit-il díune faiblesse, mais le sujet était pour nous trop brûlant pour que nous puissions le traiter de façon tout à fait distanciée.

La question du manichéisme

Dans les Cités obscures vous ne prenez pas de parti tranché. On ne trouve pas de personnage foncièrement négatif…

FS : Effectivement. Une de nos lectrices m'avait déclaré apprécier tout particulièrement nos histoires parce que chez nous il n'y a pas de méchants et de bons. Nous refusons ces caricatures manichéennes. Ce qui est sûr, et c'est peut-être dommage d'ailleurs, c'est que nous n'avons fondamentalement pas l'imagination méchante. Il nous reste une expérience à acquérir dans le domaine !

BP : Il est vrai que le “mauvais” à la Olrik ou à la Rastapopoulos tel que la bande dessinée en a produit de multiples variantes est une chose quíon ne trouve pas chez nous. C'est un des points sur lesquels nous sommes le plus loin de la bande dessinée traditionnelle et de l'attente díune partie des lecteurs. Nous éliminons un certain type d'affrontement direct, nous nous privons volontairement de certains ressorts, parce quíils ne nous correspondent pas.

C'est pour cela que vous épargnez l'abominable De Vrouw dans Brüsel ?

FS : Absolument. Il est plus ridicule quíautre chose avec son dirigeable écrasé, lui-même terrorisé, ayant perdu toute sa superbe.

Il y a donc une rédemption possible ?

BP : Oui, dans la mesure où il redevient un homme ordinaire. Il n'est plus redoutable, les personnages sont à présent tous sur le même radeau. De Vrouw lui aussi a été victime de sa propre folie des grandeurs. Constant, avec ses fleurs en plastique, n'était pas aussi différent de De Vrouw quíon pourrait le croire. Lui aussi croyait au progrès, c'est l'histoire qui lía fait bouger.

FS : De Vrouw, comme beaucoup de gens, croit profondément au progrès. Il pense vraiment que c'est ce qu'il y a de mieux pour cette ville, même si par ailleurs il ne répugne pas à se remplir les poches… Je ne peux plus supporter le discours simpliste du type “les politiques sont des pourris, nous citoyens, nous sommes intègres et nous avons toujours défendu la ville de Bruxelles.” Ce n'est pas vrai ! Il est sûr que les politiques ont d'énormes responsabilités, qu'ils sont pourris… mais on a aussi la classe politique que l'on mérite ! Pourquoi l'ancien bourgmestre de Bruxelles, cet individu ridicule, ancien videur de boîte de nuit, risque-t-il d'être réélu ? Il faudra qu'on me l'explique ! Pourquoi les gens saccagent-ils leurs maisons 1900 à coup de faux plafonds et de châssis en PVC ? Ce ne sont pas les politiques qui les ont poussés, il y a sur ce point aussi une inculture, une naïveté, une incapacité à apprécier la qualité du patrimoine de cette ville. C'est de cela que nous voulions parler. Nous voulions montrer que dans ce rêve de progrès, tout le monde était partie prenante. Un petit peu comme cette vague qui a soulevé la Belgique pour l'Exposition Universelle de 1958, le pays était prêt à toutes les hérésies. Certaines de ces hérésies avaient díailleurs un côté magnifique, une dimension díutopie qui manque actuellement.

BP : Je reviens un instant sur le refus du manichéisme. Dans líexposition Le musée des ombres il y avait une scénographie sur Mylos particulièrement noire. Nous avions réalisé un pseudo-film de propagande à partir d'archives sur des usines allemandes des années 20 et un discours répressif particulièrement odieux. J'avoue d'ailleurs avoir eu beaucoup de plaisir à écrire ce texte crapuleux. Dans ce film, on évoquait le dirigeant du Consortium Industriel Unique de Mylos, le redoutable Klaus Von Rathen. Eh bien, dans Líenfant penchée, nous le remettons en scène comme père de famille avec de sales côtés mais aussi avec des aspects relativement sympathiques. Lorsqu'il perd sa fille, il prend une autre dimension et s'humanise quelque peu. Dès qu'un personnage se met à exister, qu'il incarne autre chose que l'image que les autres ont de lui, on ne peut plus le montrer d'une seule pièce. Les pires politiciens doivent avoir dans leur vie privée une face plus humaine. Même Ceaucescu devait avoir d'autres aspects que son image officielle. Peut-être avait-il de l'humour en privé ? Lorsqu'on met un personnage en scène, on est obligé de s'intéresser à lui, díaller au-delà du masque. C'est un paradoxe, on joue toujours sur cette double dimension.

La fin de Brüsel a un côté un peu improbable. On repart vers un avenir “radieux”, Constant est guéri, la lumière revient, l'harmonie semble vouloir s'installer… Cette espèce d'Arche de Noé avec une humanité en réduction part vers un futur faussement prometteur…

BP : Sur l'arche de Noé, on a embarqué un spécimen de chaque animal, il y avait même des fauves… C'est un petit peu cela. Ceci dit, il manque quelque chose à cette fin.

FS : Oui, Tina perd de sa présence, il manque une petite pointe de méchanceté. Il aurait fallu montrer que cette cohabitation finale ne va pas de soi, que Tina n'a pas baissé la garde. Quand j'y repense, j'éprouve comme un regret.

BP : Allez, nous allons faire une petite retouche ! Ce ne serait pas grand chose, juste deux ou trois répliques et une image pour montrer que Tina est toujours prête à instiller une goutte de vinaigre ! Il s'agit de montrer qu'on n'est pas parvenu à l'harmonie.

Les fins ouvertes

Cette fin est très typique de la manière Cités obscures, c'est une fin ouverte, un appel à l'imaginaire du lecteur. Déjà dans La bibliothèque de Villers, il y avait cette volonté de ne pas apporter une fin classique…

FS : Il y a chez nous une certaine forme d'allergie pour les systèmes narratifs générés par la contrainte des albums en 44 pages. Ce sont des systèmes terriblement réducteurs qui induisent un certain type de développements, de rebondissements et de chutes.

BP : Nos fins font toujours appel au lecteur et cela entraîne d'ailleurs un lien très fort avec lui. Nous le constatons au courrier que nous recevons.

FS : Le lecteur a envie de prolonger l'histoire. Et pour nous aussi, il y a une difficulté à nous dégager de nos personnages. Cela fut le cas avec Robick, nous avions tellement baigné dans cette atmosphère pendant plus d'une année et demie… L'histoire en fait, n'avait pas épuisé tout ce que nous avions imaginé sur le personnage. Pour Brüsel, nous n'avons développé que certains éléments. Quelquefois, nous avons envie de faire vivre tous les pans de l'histoire non utilisés.

BP : Dans L'Echo des Cités par exemple, nous partons d'une image très proche de Brüsel dans líarticle “Brüselisation : le chaos”, mais nous abordons les choses d'un point de vue légèrement différent. Cela aurait pu donner lieu à une séquence dans l'album Brüsel. Le lecteur se fait ainsi une vision complémentaire.

FS : Ceci permet une relecture de toute l'histoire par un biais différent. C'est également une des fonctions de nos conférences-fictions, quand nous évoquons Xhystos en apportant une foule de précisions qui n'apparaissent pas dans Les murailles de Samaris. De même quand nous parlons de la brigade urbatecturale d'Urbicande : cela aurait pu être le sujet díune bonne scène dans La fièvre d'Urbicande, mais elle ne s'y trouve pas… Ce qui est amusant, c'est d'intégrer cet élément nouveau qui, à sa façon, enrichit l'ancienne fiction. La fin de Brüsel pourrait de la même manière se trouver complétée. Un élément ajouté dans un futur album pourrait apporter un nouvel éclairage. Si nous remettons en scène, dans un nouveau contexte, Tina se disputant avec De Vrouw, on se dira qu'à la fin de Brüsel elle était sous le choc, mais qu'elle a repris à présent toute sa vivacité. Cette relance est un des véritables plaisirs de la série, on change, on infléchit le sens initial.

La problématique du héros

Vous avez abandonné un des principes sacrés de la bande dessinée, la série avec un héros central. Pourquoi cette rupture avec les codes de fonctionnement classiques de la narration ?

FS : C'est une volonté depuis le départ. Nous ne voulions pas de héros récurrent, puisque chaque livre devait proposer un changement complet de thème, de technique, díenjeu narratif…

Mais n'êtes-vous pas rattrapés par vos personnages, et plus généralement par la nécessité tout court d'un héros ?

BP : Le problème du héros récurrent et celui du traitement du personnage ne doivent pas être confondus. Depuis plusieurs années, notre démarche a été d'accentuer la présence du personnage. Et avec Líenfant penchée le travail sur le personnage devient plus fondamental que le travail sur le lieu. C'est bien cette enfant, petite fille devenant adolescente puis femme, qui est au cúur de l'album. Graphiquement, cela se traduit par des pages où elle apparaît sans décor. Le rejet du héros ne signifie nullement líexpulsion du personnage. Le malentendu vient peut-être des Murailles de Samaris : à líépoque, il y avait sans doute une certaine incapacité de notre part à bien animer un personnage en même temps que la cité. On y trouvait symptomatiquement plus de plans larges que de plans rapprochés.

FS : Par ailleurs, Samaris a un aspect très littéraire avec ces textes off de Benoît. Mais c'est aussi ce qui fait le charme de la lecture, d'où la difficulté d'une éventuelle retouche.

BP : Et les réactions négatives de certains lecteurs lors de la réédition avec la postface “Retour à Samaris” expliquant que l'histoire date de dix ans et quíelle a ses défauts. Pour les lecteurs qui venaient de découvrir cette fiction avec plaisir et étaient sensibles à son climat, c'était une manière de leur signifier que, peut-être, ils s'étaient fourvoyés. Il est délicat d'intervenir sur ce terrain. A l'avenir, les compléments que nous apporterons seront d'ordre purement fictionnel afin de préserver ce que la lecture peut avoir de magique. La postface de La fièvre d'Urbicande, “la légende du réseau” est un vrai prolongement de líhistoire, une manière de pousser les choses un peu plus loin.

Aurons-nous droit à une réédition de Samaris avec disparition de la postface litigieuse ?

FS : Ce n'est pas impossible… Se tromper est parfois nécessaire. Il faut essayer, puis rectifier le cas échéant.

Avec Giovanni, le personnage prend de l'épaisseur. Nous pensons en particulier à ce long prologue de douze pages pour le faire découvrir au lecteur.

FS : C'est le passage que je préfère dans l'histoire. Il ne se passe rien. Ce temps pris pour s'installer dans l'histoire me paraît même plus audacieux que l'arrivée ultérieure de la couleur dans le récit en noir et blanc.

BP : C'était un de nos paris, l'autre étant la suppression du texte off. Il fallait faire parler directement le personnage. Ses monologues, son insistance à se chercher des interlocuteurs jusqu'à parler aux pierres, nous rapprochaient de lui.

Giovanni est votre premier personnage chaleureux, celui qui dégage le plus d'humanité.

FS : La Tour est, de toutes les histoires que nous avons faites, celle que je préfère.

BP : Et peut-être que Giovanni, par certains côtés, reste le personnage le plus attachant et le plus complet, jusqu'à la Mary de L'enfant penchée.

Avec Robick, on assiste à une évolution qui assied peu à peu le personnage. Album après album, vous lui donnez de l'épaisseur.

BP : Robick est celui qui revient le plus souvent, il figure déjà à la fin de Samaris.On peut donc le suivre sur une très longue période, reconstituer le puzzle de son existence.

N'est-il pas précisément la figure emblématique des Cités obscures, celui qui tient un discours sur cet univers ? BP : Oui, c'est le grand architecte, celui qui prétend maîtriser ce monde qu'il a parcouru. Cependant, touche par touche, vous le dotez d'une sensibilité qui lui faisait défaut.

FS : C'est pourquoi j'ai bien aimé dessiner ce passage de L'Echo des Cités où Robick, devenu un très vieux monsieur, hurle qu'il a reconnu le réseau dans un enchevêtrement de tuyaux.

BP : Déjà dans Le mystère d'Urbicande, il apparaît comme l'homme d'une seule histoire, celle du Réseau. Tout l'avant-Urbicande le conduit vers Urbicande et tout l'après l'y ramène. C'est un obsessionnel pur.

FS : Une chose amusante, c'est que les deux livres satellites que sont Le mystère d'Urbicande et L'encyclopédie des transports présents et à venir mettent en scène ces deux personnages de Robick et de Wappendorf qui ont beaucoup de similitudes.

Ils ont tous deux la volonté de convaincre.

BP : Robick est entré dans les Cités obscures par la grande porte et Wappendorf par la petite, mais ils se connaissent fort bien. Et bien qu'ils partagent le même idéal positiviste, ils s'affrontent, architecture contre machinisme, pérennité contre perpétuelle transformation.

FS : Ce sont deux personnages qui ont tendance à radoter, enfermés dans leur histoire, contrairement à un Giovanni.

Mais ils sont susceptibles d'évoluer. Robick n'annote-t-il pas Le mystère d'Urbicande en s'étonnant rétrospectivement de ses discours antérieurs ?

BP : Wappendorf sera soumis au même traitement dans L'enfant penchée. Il va vaciller au contact de Mary, et ce scientifique perdra un peu de sa superbe. Il y aura une confrontation entre Mary devenue une adolescente et Wappendorf désireux de l'étudier comme un objet scientifique. Cette situation est potentiellement amusante pour nous. Wappendorf est à l'évidence plus à l'aise avec une machine qu'avec une jeune fille. Nous revisitons donc le personnage et ce n'est en rien un gimmick, mais la révélation d'un nouvel aspect de sa personnalité.

FS : Ce plaisir du personnage qui revient passe par la surprise. Il faut que son retour ne soit pas attendu.

Ceci concerne-t-il le photographe Michel Ardan, qui nous paraît riche de possibilités. Nous le voyons volontiers comme une sorte de Tintin des Cités obscures.

BP : Ce n'est pas faux. Mais avec Ardan il y a aussi toute la problématique de la photographie. Ce personnage, nous le travaillons sous une autre forme, celle de Ardan-Nadar avec l'exposition qui lui est consacrée à Bruxelles, de septembre à décembre 94, et qui nous líespérons voyagera. Cette manifestation présente l'avantage d'être pour nous un trait d'union entre un aspect hyperréaliste et un aspect imaginaire, puisqu'à côté díune muséographie presque traditionnelle, il y aura une série de scénographies revisitant le personnage. Le grand panorama que va réaliser François traitera plus Ardan que Nadar. Cette alternance de travaux est caractéristique de notre manière, les uns plus liés à l'imaginaire, l'onirisme et le fantastique et les autres davantage ancrés dans le réel, comme Brüsel. Avec Ardan et ce détour de l'exposition Les métamorphoses de Nadar, c'est pour nous une façon de replonger dans la vérité de ce personnage, de se nourrir de ce qu'il peut y avoir d'étonnant chez le vrai Nadar pour rebondir avec notre Ardan. Sans oublier le détour par Jules Verne avec un Nadar déjà fictionnalisé en Ardan littéraire.

Cette alternance du réel et de l'imaginaire, on la retrouve avec Stanislas Sainclair le rédacteur en chef de L'Echo des Cités, dont vous présentez la photo. Vous aviez déjà cette idée de construction finale dessin / photo en commençant le livre ?

BP : L'Echo des Cités est typiquement un livre qui unit l'accident et la construction. C'est une version restructurée de quelque chose qui s'est élaboré de façon plus chaotique et spontanée. Quand on découvre dans les premières pages du livre la mention “notre jeune et sympathique secrétaire de rédaction Stanislas Sainclair”, c'est évidemment un effet de recomposition. Une chose qui nous amuse, c'est que ce personnage qui ne cesse de se mettre en scène de ses articles, montre tout de lui, sauf qu'il est nain. Il est cadré de telle façon que cela reste son secret et il faut attendre que le journal aille mal pour qu'on le découvre en pied, puis sous forme de photo.

La femme élément dynamisant

A l'évidence la femme est l'élément dynamisant de vos récits, et vous déclinez cette dominante dans toutes vos histoires, c'est très frappant.

BP : Cíest possible… Mais personnellement, nous sommes surtout sensibles aux différences entre nos héroïnes, à tout ce qui sépare la jeune femme éthérée des Murailles de Samaris de líexubérance díune Tina Tonéro. Il est probable quíil existe des constantes, mais nous ne sommes pas les mieux placés pour en parler… Cette question me paraît par contre intéressante par rapport au travail en collaboration. Comment les fantasmes de chacun arrivent-ils à entrer en relation pour produire une fantasmatique cohérente ? Il y a là une alchimie très particulière, qui joue peut-être beaucoup dans la réussite díune collaboration.

FS : Je vous ai montré mes premières histoires dessinées pendant l'adolescence, avec ce côté naïf des fantasmes à l'état brut. Peu à peu, tout cela prend une forme moins directe, mais il est probable que les images clefs étaient en place dès líadolescence.

Dans les Cités obscures c'est la femme qui amène l'action. Est-ce que l'amour, la sexualité sont les moteurs de cet univers ?

BP : Oui, la femme est celle qui bouleverse, dans tous les sens du terme. Dans Urbicande par exemple, Robick veut l'ordre dans sa fixité. Et cíest l'arrivée de Sophie qui provoque le mouvement : elle est du même côté que le réseau qui se développe, du côté de la vie.

Par plusieurs aspects, le rôle que joue la femme dans votre univers est extrêmement fort et moderne.

BP : Pourtant, certains pensent que nos récits sont machistes et misogynes.

FS : Cela tient sûrement au fait qu'il y a peu de femmes dans nos histoires, contrairement à celles des “Terres creuses”. Mais à líépoque de référence des Cités obscures, les femmes restaient souvent à líarrière-plan. Et les personnages féminins de nos histoires ne sont jamais de simples figurantes.

Dans plusieurs albums, elles n'entrent en scène qu'après-coup, dans le cours du récit…

FS : Ce n'est pas le cas avec le récit en cours et le personnage central de Mary. La difficulté vient ici du fait qu'il nous faut passer de l'enfant à la femme.

BP : Il est très intéressant pour nous, avec cette évolution, de voir les autres personnages tourner autour díelle et se définir par rapport à elle. Dans les récits précédents, la femme servait de révélateur à travers le regard de l'homme. Dans la Tour, Milena nous est connue à travers la perception de Giovanni, alors que dans L'enfant penchée, Mary est le centre de perception de toutes les réactions de l'entourage ; c'est elle qui décode les comportements et qui reçoit tous les coups. Il níest pas facile pour nous de lui donner une vraie crédibilité dans ses gestes, ses attitudes, sa façon de parler.Si nous réussissons, nul doute que pour nous un cap sera franchi. C'est là un des nos paris.

FS : En dehors même du traitement des personnages féminins, líun des enjeux essentiels de la suite de notre travail porte sur notre capacité à approfondir la psychologie des personnages des Cités obscures, leur richesse intérieure, leur épaisseur. Ce níest pas facile. Il faut passer idéalement par un travail díobservation pour élargir son vocabulaire de gueules, díattitudes, de mimiques.

Le thème de la ville

Quel lien existe-t-il entre Bruxelles, la ville où vous vivez et les cités de fiction que vous avez développées ?

FS : Il est certain que sans Bruxelles il n'y aurait pas de Cités obscures. Bruxelles est pour nous fondateur avec son chaos urbain et cette tragédie qu'on a appelée la “bruxellisation”, cíest-à-dire la destruction méthodique du patrimoine architectural díune ville. Lorsqu'on a commencé Samaris, cet aspect n'était pas conscient, et ce n'est que peu à peu que nous avons deviné le rapport avec Bruxelles. Maintenant c'est clair, si l'on porte un regard rétrospectif : tous nos récits sont liés à Bruxelles. Peut-être qu'après Brüsel, où la ville est la matière même du récit, nous allons prendre un virage différent. Mais c'est bien à partir du chaos de cette ville que chacun de nos récits en extrapolait un des aspects architecturaux. Xhystos est une ville Art Nouveau conçue par un Horta aux moyens infinis. Urbicande extrapole certains bâtiments bruxellois comme le Palais Stoclet, édifice pré art-déco du début du siècle, ou le Palais des Expositions du Heysel. Quant à La Tour, c'est aussi un complexe architectural disparate intégrant des styles distincts.

Pourquoi cette volonté dans les premiers récits de proposer un style architectural unique par cité ?

BP : Nous éprouvions le besoin de poser un style monolithique comme une unité organique, une forme évidente, immédiatement dramatique. Une architecture devenait une ville ! On constate souvent chez les architectes, surtout au début de ce siècle, un goût du fantasme architectural à l'échelle de toute une ville, une sorte d'utopie qui refuse la complexité par peur, peut-être, de perdre ses repères… Aujourdíhui, nous sommes moins intéressés par cet aspect monolithique qui, de toute façon, nía jamais correspondu à nos goûts par raport aux villes réelles. Personnellement, jíai par exemple été fasciné par une ville comme Prague, qui imbrique harmonieusement des couches très différentes. Le véritable urbanisme se situe sans doute de ce côté : dans líintégration de la diversité, la prise en compte de líhistoricité…

Cette structure urbaine désormais diversifiée dans vos récits vous paraît-elle plus riche narrativement ?

BP : C'est certain. Malgré tout, il reste quelques villes-concepts qui ne sont que traversées comme Alaxis ou Calvani. L'image de ces cités doit s'imposer avec d'autant plus de force qu'on ne fait que les évoquer brièvement.

Pour revenir au Bruxelles d'aujourd'hui et au “façadisme” qui défraye la chronique, on constate que l'actualité a rattrapé votre fiction de Samaris.

FS : Nous pouvons jurer que nous ne sommes pour rien dans ce “façadisme” ! (rires) A tel point d'ailleurs que les adversaires de cette architecture en trompe-l'úil ont utilisé à juste titre des images de l'album, chose qui nous a fait grand plaisir. C'est aussi ce qui est arrivé lorsque, deux mois après notre scénographie pour le Festival du Polar à Grenoble en Octobre 89, avec cette immense muraille fissurée et sonorisée derrière laquelle on entendait des craquements, le Mur de Berlin s'est effondré. L'affiche du festival qui représentait cette muraille a été vue par beaucoup de gens comme une illustration de la chute du mur de Berlin !

BP : Quand on nous objecte que les Cités obscures sont coupées du réel, on oublie que déjà Urbicande et son fleuve séparant la ville en deux rives s'inspiraient de Berlin et de son mur. La question que nous nous étions posée, c'était : “qu'est-ce que le développement du réseau aurait provoqué dans une ville comme Berlin ?” De même que le “façadisme” à Bruxelles, phénomène qui n'était pas encore apparu lorsque nous avons créé Samaris, était malgré tout dans l'air, proche des thématiques qui se développaient.

FS : Dans cet ordre d'idée, la Tour peut-elle être perçue comme une préfiguration de l'unité européenne ? (rires)

A propos de la coupure symbolisée par le fleuve d'Urbicande, n'est-ce pas aussi une transposition de cette fameuse jonction ferroviaire Gare du Midi-Gare du Nord, qui a coupé Bruxelles en deux ?

FS : Ce qui est certain, c'est que Bruxelles par toute son histoire est un formidable objet de récits sur les villes. Toutes les influences y sont présentes, espagnoles, hollandaises, françaises. De même que toutes les fractures, les délires, les projets mégalomanes. C'est une ville idéale pour étudier les catastrophes urbaines.

BP : Nous avions participé, lors díun récent Salon du livre à Brive, à un débat avec Tardi sur la ville. Ce qui était frappant, cíétait la différence entre son rapport avec Paris et notre perception de Bruxelles. Paris est une ville que l'on a envie de montrer telle quelle, il y a une espèce d'amour qui transparaît dans les récits de Tardi, tandis que Bruxelles ne fonctionne que comme un matériau transformable. On ne pourrait dessiner Bruxelles comme elle se présente à nous, contrairement à New-York qui est une autre ville parfaitement utilisable comme décor.

FS : Il est presque impossible de définir Bruxelles en une seule image, sauf à partir díun cliché comme la Grand Place ou líAtomium. L'image de Bruxelles est trouble, complexe. C'est en cela qu'elle est intéressante.

Ce caractère composite de Bruxelles, on le retrouve aussi dans cet affichage bilingue français-flamand qui rappelle en permanence la dualité linguistique de la ville. Il faut passer d'une langue à l'autre, d'un monde à l'autre et cette notion de passage est au cúur de votre univers. Est-ce qu'une part de votre fascination pour les mondes parallèles, qui se côtoient et se chevauchent, ne vient pas de cette situation ?

FS : Qui sait… Il y a deux mondes : “Mons” et “Bergen”, quel est le point commun entre ces deux noms qui désignent la même ville ?

BP : La signalétique elle-même est complètement brouillée. Bruxelles est une ville de passage à tout point de vue. Vous évoquiez la jonction ferroviaire, dont on peut dire qu'elle a fait du centre de la ville un pur lieu de passage, un lieu qu'on ne fait que traverser. La Senne passe sous la ville, on ne la voit plus depuis quíelle a été voûtée et transformée en égoût. Bruxelles est aussi un lieu de passage pour toutes les armées qui sont venues et reparties. Il y a donc une quasi absence d'identité et en même temps une richesse faite de cette multiplicité de traces.

FS : Cette identité est intimement liée à un état d'esprit et l'importance du surréalisme en Belgique n'est pas le fait du hasard. Quand on côtoie quelqu'un comme Raoul Servais qui a travaillé avec Delvaux et Magritte, on constate qu'existent de profonds points communs entre les Belges, au-delà du bilinguisme. En travaillant avec Raoul Servais, jíai senti une sorte de symbiose de pensée, une troublante esthétique commune.

Votre univers ne met pas en scène une architecture contemporaine. Pourquoi ce choix ?

FS : Cela nous a valu quelques critiques où on nous traitait de “passéistes”. L'architecture contemporaine répond à un autre cahier de charges, des matériaux différents. Dès lors, et c'est un peu dramatique à dire, je situe ma dernière émotion à Frank Lloyd Wright ! Bien sûr il y a eu depuis des choses remarquables, Rogers ou Nouvel par exemple. Mais pour moi, il n'y a plus l'émotion. Avant, l'architecte travaillait aussi pour que son úuvre soit porteuse d'une forme de dramatisation.

BP : Ce qui nous intéresse, c'est moins l'architecture moderne que le modernisme en tant qu'utopie, notion très présente dans Urbicande et Brüsel. Le modernisme comme dernier grand rêve romanesque. Ce caractère romanesque se retrouve moins dans l'architecture proprement dite que dans les rêveries qui líaccompagnaient. Chez Le Corbusier, ce qui est romanesque, ce n'est pas la forme de l'immeuble, c'est la notion de Cité Radieuse. Cet aspect romanesque et porteur d'histoire est celui que l'on retrouve dans le Métropolis de Fritz Lang. Et c'est pourquoi nous avons utilisé un discours parfois proche de Le Corbusier, en líassociant à des formes architecturales empruntées à Sant'Elia, graphiquement plus excitantes.

FS : De même dans Brüsel, la dénonciation du progrès et de la modernité présente malgré tout díassez beaux immeubles. On pourrait presque penser quíil y a là une contradiction interne, mais ce qui nous importait níétait pas de montrer que les immeubles étaient affreux, chose trop facile, mais plutôt d'exposer la brutalité infligée à une ville, la destruction de son tissu urbain, la négation de son histoire. On peut très bien imaginer une catastrophe urbaine à partir d'immeubles de qualité. Et de toute façon, jíai besoin díaimer un style pour le dessiner tout au long díun album…

La spécificité de la bande dessinée

L'importance du décor dans votre représentation des Cités obscures pose le problème de l'espace dévolu aux personnages qu'il vous faut animer.

BP : Ce qui me préoccupe vraiment dans cette recherche, c'est le problème plus général de l'incarnation du personnage en bande dessinée. Qu'est-ce que la BD permet et à quel moment s'égare-t-on dans le mirage littéraire ou cinématographique ? La littérature possède cette intériorité, cette voix de la conscience qui fait le prix díúuvres comme celles de Proust ou de Gracq. Au cinéma, on peut atteindre le même présence par des moyens tout à fait différents : chez un Bergman, l'acteur investit physiquement et moralement le personnage et fait que le moindre battement de cils, le moindre sourire devient signifiant et donne des nuances infinies d'expression.

Sur ce terrain de l'expressivité, la bande dessinée vous paraît-elle limitée ?

BP : Elle peut beaucoup, mais sur son propre terrain. Il existe peut-être des nuances psychologiques qu'on ne donnera jamais. Par exemple, prenons le cas d'un personnage dit quelque chose d'amer tout en souriant. Au cinéma, ça fonctionne parfaitement. Le sourire sera de complaisance, ou triste, ou forcé, mais il sera perçu. Cette nuance du fond de tristesse et du sourire passe très bien avec un bon acteur. En bande dessinée, on risque de percevoir le sourire ou la tristesse, de sentir une contradiction plutôt quíun enrichissement.

Il y a dans ce cas la possibilité de se servir du texte comme un renfort pour exprimer cette nuance.

FS : Mais líexemple repose déjà sur un décalage entre le texte et líimage ! Si on demande au texte díassumer lui-même toute la nuance, on retombe dans quelque chose de littéraire. Quand la bande dessinée veut susciter un certain type d'émotion, elle fait souvent référence au cinéma, auquel elle emprunte son découpage, presque comme une citation. Le lecteur ressent l'émotion recherchée uniquement parce qu'il applique sa grille de lecture cinéma sur la bande dessinée.

BP : C'est parfois le cas avec le silence, qui n'a pas la même signification au cinéma et en BD. Au cinéma, le silence pur n'existe pas, c'est un temps défini, sans paroles, mais avec toute une présence sonore autour. Prenons le cas d'un échange muet de regards. En bande dessinée, il va falloir dépenser une énergie folle pour faire ressentir que ce silence dure. Par contre, le silence qu'utilise Pratt lorsqu'il crée une interruption de dialogue en mettant un début de phrase, une case sans texte, et la suite de la phrase, est une chose qui fonctionne bien en utilisant des codes propres à la BD. Mais c'est un exercice difficile.

FS : Le fait pour nous díutiliser parallèlement d'autres moyens d'expression pose en permanence la question de la spécificité de la bande dessinée. Quand fait-on vraiment de la BD ? En mettant en úuvre, comme l'indiquait Hergé, tous les moyens de la BD, et en se détachant de toutes les autres formes d'expression. Mais le doute est permanent.

BP : Est-ce que tu penses que les émotions “fines” que nous évoquions sont presque interdites à la BD ?

FS : Elles sont transposables mais pas par les mêmes moyens, c'est certain.

BP : Il faut aussi reconnaître que ce terrain de l'émotion est très peu exploré par la bande dessinée. Pour que l'émotion soit mise en úuvre, encore faut-il que le récit y conduise, ce qui est rarissime. Dans un récit d'aventure pure ou d'humour pur, peu de nuances d'expressions sont nécessaires. La bande dessinée a peut-être eu jusquíà présent trop peu díambition sur ce terrain pour quíon puisse juger de ses possibilités. Chose étonnante : tout en ayant recours à un graphisme relativement caricatural, Hergé avec Tintin au Tibet et Spiegelman avec Maus sont de ceux qui sont allés le plus loin dans líaffectivité.

A propos du dessin

Votre choix graphique d'un dessin réaliste vous paraît-il réducteur sur ce terrain ?

FS : Le dessin réaliste apporte un plus au niveau de la crédibilité, mais il est plus délicat à manier au niveau de l'expressivité : très vite on court le risque de tomber dans la caricature, et donc de créer une rupture stylistique. L'expression de certains sentiments tels que la rage par exemple est difficile à rendre. Dès lors qu'on a recours aux codes hergéens, on perd une part de cet effet réaliste. Il faut donc trouver une certaine forme d'abstraction, c'est à ce niveau que mon dessin se “pose des questions”. C'est d'autant plus délicat qu'au même moment je m'efforce de rendre le plus crédible possible un univers utopique.

BP : Níoublions pas que la caricature ne porte pas obligatoirement sur les personnages. Certains éléments de décors, certaines situations, lorsqu'ils sont poussés à l'extrême tendent à la caricature : je pense à líimage de la vague surgissant dans la bibliothèque géante de L'Echo des Cités. De la même façon, certaines vues fortement plongeantes ont un aspect caricatural, au sens métaphorique du terme. Pour accroître líexpressivité du récit, on peut aussi jouer sur la façon de placer un personnage dans la vignette. Ainsi, le désarroi, la solitude peuvent-ils être mieux rendus en s'éloignant du personnage, en le perdant dans un décor trop grand pour lui. Cíest parfois bien plus efficace qu'un gros plan sur le visage.

FS : L'histoire que nous travaillons actuellement : L'enfant penchée donne un autre levier pour susciter l'émotion : il s'agit du handicap physique de Mary, qui fait díelle une sorte de caricature.

BP : Le phénomène en soi est caricatural, mais il faut que nous puissions faire ressortir cette charge émotive dans toutes ses nuances. Si la bande dessinée veut devenir vraiment adulte, c'est-à-dire être capable de travailler sur des émotions fines, elle a de gros progrès à faire. A ce niveau-là, le réalisme photographique qui sévit actuellement est une catastrophe. Il enlève à la bande dessinée ce qu'elle a de meilleur depuis Rodolphe Töpffer, à savoir sa capacité à être toujours expressive, sans gagner pour autant la présence de la photographie. On en arrive à ces personnages au faciès standardisé, aux mines stéréotypées. La bande dessinée devient alors terriblement ennuyeuse, car elle déroule tout au long de l'histoire des visages qui n'expriment plus rien ! C'est sur ce plan que se situe un des grands paris de la bande dessinée, si elle veut arriver, par ses moyens spécifiques, à procurer des émotions aussi fortes que la littérature et le cinéma.

Vous nous avez dit travailler de plus en plus souvent le dessin d'après modèle vivant. A quelle nécessité cela répond-il ?

FS : Plutôt que de piocher dans un stock d'expressions préfabriquées, je préfère revenir au modèle, à la personne réelle qui pose et qui apporte sa sensibilité personnelle, le résultat est tout à fait différent. Plus cela va, plus je ressens ce besoin ; je fais poser les amis, les enfants, la famille… Ce souci d'observation permet de renourrir le dessin par des petits détails, des expressions. Pour L'enfant penchée, j'ai fait poser une petite fille de douze ans pour tenter de saisir quelques une des caractéristiques d'une enfant ; je l'ai placée sur des surfaces penchées pour capter ses réactions à cette situation si peu naturelle. Toute cette démarche a pour but de s'approcher du vrai… on est loin de l'imagination pure. Mon désir díun retour au croquis díobservation s'explique aussi par une lassitude devant ces dessins trop rapidement exécutés, des dessins dans lesquels la main va plus vite que le regard… La main est trop habile, je me méfie de l'habileté. Nous autres dessinateurs de bande dessinée, qui devons produire de l'image à un rythme soutenu, nous avons tellement de tics graphiques, nous traînons des facilités, des stéréotypes… C'est un combat permanent.

BP : On n'imagine pas à quel point le thème que nous abordons dans L'enfant penchée va justement à l'encontre des habitudes de dessin. Le simple fait d'avoir une héroïne penchée pose de multiples problèmes graphiques, par exemple au niveau du cadrage. On voit à quel point un impératif de rigueur peut être une source de renouvellement, car nous sommes confrontés là à une foule de problèmes nouveaux. C'est un travail assez méticuleux, précis et ingrat : ce n'est pas en effet ce qui provoquera l'admiration du lecteur. Ce qu'il admire en général ce sont les qualités les plus superficielles du travail : une grande case avec une vue surprenante. Le lecteur n'est pas aussi sensible au long travail qu'il y a eu pour fluidifier la lecture, pour une bonne mise en page.

La mise en page

Cette mise en page est un de vos grands sujets de préoccupation…

FS : Et pourtant on ne parle presque jamais de ce travail de mise en scène que représente l'articulation d'une page. C'est primordial pour guider le regard du lecteur, le ralentir, le surprendre… C'est ce qu'il y a de plus long. Quand ces problèmes sont résolus, le plus gros de notre travail est fait. Lorsque nous avons établi les proportions, líéchelle des plans, la disposition générale, le reste vient tout naturellement.

BP : Ces choix de cadrage et leur articulation sont une des spécificités de la bande dessinée, et sont très liés aux particularités de style de chaque dessinateur. Dans un style à la Hergé, les problèmes d'échelle ne se posent pas du tout de la même manière que dans un dessin réaliste comme celui de François. Mais tout dessinateur est confronté au problème. S'il n'y a pas cette dynamique dans la bande dessinée, il ne reste qu'une juxtaposition d'images. La réflexion n'ira donc jamais assez loin sur ces questions.

Ce qui compte avant tout c'est l'effet produit sur le lecteur ?

BP : Le cúur du problème, c'est la fluidité de la lecture. J'espère que chez nous il n'y a pas de difficultés de cet ordre. Que le lecteur se pose des questions sur tel ou tel aspect de líhistoire, c'est légitime. Je souhaite qu'en revanche il ne se demande pas : qui est ce personnage ? A-t-on changé de pièce ? Etc. Nous devons conduire le lecteur et nous níhésitons jamais à ajouter une case quand il s'agit de faire comprendre les glissements, les changements d'espace, les articulations. Notre travail se situe en effet dans un univers imaginaire et il faut donc pouvoir constamment se situer. Les règles de ce monde nouveau ne sont garanties que par la fluidité du découpage.

FS : Le vrai travail est de conduire le lecteur à se poser les questions les plus intéressantes. Le lecteur doit voir rapidement de quoi il s'agit, mais il faut aussi qu'il ait du plaisir à parcourir l'image. Certaines fois, nous serons amenés à le freiner par un petit temps de recherche, un temps durant lequel il plonge dans le dessin. Je peux me permettre à un moment donné de perdre la petite fille dans l'image ; du fait qu'elle est penchée, on l'identifiera de toute façon. Mais cette recherche ne doit pas non plus être trop longue, car le lecteur tournerait la page. C'est un petit jeu assez délicat !

BP : C'est le problème clef de la case muette, souvent soulevé par Tardi. L'enchaînement de plusieurs cases muettes pose directement la question de savoir où l'úil va chercher l'information pertinente. Par un petit signe, une accentuation, un simple point díexclamation ou díinterrogation, on permettra vite au lecteur de retrouver un personnage dans un plan large par exemple.

Vous faites partie des très rares auteurs à avoir refusé “l'adaptation” de vos bandes dessinées au format poche…

FS : Il n'y a que Bourgeon et nous… J'ai retrouvé le montage que les éditions J'ai Lu nous avaient proposé pour La fièvre d'Urbicande en édition de poche. Il y a des idioties formidables dans leur mise en page ! Ils ne savaient plus eux-mêmes quel était le sens de la lecture ! La vignette dans laquelle Thomas pose le cube de travers sur le bureau de Robick, image fondamentale dans le récit, eh bien, ils en avaient coupé la moitié !!

BP : Si au moins ils avaient gardé líautre moitié, montrant la main positionnant le cube à cheval sur le livre ! Non, ils privilégiaient les têtes parce que les personnages sont en train de parler !

FS : Nous avons bien entendu opposé un refus catégorique !

BP : Ce traficotage est un véritable cours de bande dessinée par l'absurde. A partir de ce remontage, on pourrait montrer à des étudiants, en confrontant les deux versions, quel est le champ d'action spécifique de la bande dessinée. On leur montrerait que ce geste anodin de Thomas, qui n'est pas souligné par le texte, prendra une importance extraordinaire. Le lecteur reviendra dessus, tout comme Robick lorsqu'il s'exclame 50 pages plus loin : “Quel imbécile !”. Imbécile d'avoir posé ce cube de travers, et díavoir conduit à un développement déséquilibré du réseau !

FS : A d'autres moments, pour combler des trous, les adaptateurs ajoutaient une vignette, faite díun morceau insignifiant díune autre case. Un vrai massacre…

BP : De plus, comme nous travaillons toujours l'unité d'une séquence sur une double page, le redécoupage coupait la plupart des effets de surprise, et créait des ellipses au plus mauvais moment.

La politique éditoriale

L'aspect disparate des maquettes de vos différents livres vous a-t-il posé des problèmes ?

BP : Les trois premiers albums étaient à ce point dissemblables que les responsables de Casterman, un peu atterrés, se demandaient si nous allions persévérer sur ce mode. Mais peu à peu une unité s'est imposée.

FS : Nous nous sommes rejoints avec l'éditeur pour ce remaquettage dit “de bibliothèque”. Nous n'étions pas très satisfaits de la forme de Samaris avec sa pagination trop réduite par rapport à l'ampleur du sujet, et nous avions envie de refaire cet album dont l'aspect extérieur avait vieilli. C'est La Tour qui nous a servi de modèle avec ses pages de garde, la qualité du papier, la jaquette. C'est nous qui avions eu l'idée de sortir l'album en deux versions, une brochée et une cartonnée plus luxueuse.

BP : Ce qui n'était pas évident pour l'éditeur ! Casterman estimait que si on offrait le choix au lecteur, ce dernier hésiterait et n'achèterait ni l'une ni l'autre. Une vision apocalyptique. Ceci dit, il faut souligner à quel point Casterman a toujours joué le jeu par rapport à notre travail : Didier Platteau et Jean-Paul Mougin nous ont soutenus lorsque nous sommes passés de la couleur (Samaris) au noir et blanc (Urbicande), de líalbum-posters à líalbum géant, lorsque nous avons introduit de la couleur dans La Tour, et même lorsque nous nous sommes lancés dans une expérience aussi bizarroïde que celle du Musée A. Desombres.

Comment a réagi le lecteur ?

FS : En achetant les deux !

BP : Rétrospectivement, on regrette de n'avoir pas sorti Brüsel dans les deux versions. Cela aurait offert le choix entre deux prix de vente assez différents.

FS : C'est une grosse erreur de níavoir proposé que le “Bibliothèque”. Líautre étant de ne pas avoir inclu une préface avec des documents photographiques montrant le lien entre la fiction et la réalité de Bruxelles.

Ce que vous avez fait pour les éditions étrangères.

BP : Exactement. Et líalbum français va être rectifié en ce sens lors d'une prochaine réédition.

FS : Pour nous, un album n'est jamais figé dans sa forme définitive. Même Samaris s'est trouvé encore modifié récemment, avec un nettoyage des trames grises, devenues blanches, dans le titre. Détail infime, mais qui contribue à garder une proximité avec le livre.

Cette façon de modifier le livre original dans les éditions successives rappelle la manière de Hergé revenant sans cesse sur son úuvre.

FS : En espérant toutefois que, ce faisant, nous évitions de commettre des erreurs comme celles qui ont conduit Hergé à abîmer LíIle Noire à force de vouloir la moderniser !

BP : Ces remaniements traduisaient chez Hergé un désir d'intemporalité, díautant plus étrange que les Aventures de Tintin se sont nourries de leur siècle.

Mais n'ambitionnez-vous pas cette intemporalité en réintroduisant, par exemple, dans une fiction antérieure des personnages apparus postérieurement, comme le Robick d'Urbicande présent dans les rééditions de Samaris ?

BP : Ces retouches sont rapprochées dans le temps. Nous ne remanierions pas en profondeur Samaris qui date de douze ans, alors que nous pourrions le faire pour les récents Brüsel ou L'Echo des Cités, si le besoin s'en faisait sentir.

FS : Juste après la parution, nous avons failli retoucher Urbicande de façon importante en ce qui concerne la Rive Nord. La remarquable critique de Pierre Veilletet dans Sud-Ouest Dimanche avait été pour nous révélatrice d'une carence, car cette rive peu développée dans le récit ne proposait pas un contraste suffisant avec la Rive Sud.

BP : Il se trouve que nous avons quand même la possibilité de pallier cette carence, mais avec un autre regard puisque cela concerne un opéra consacré à Urbicande, en cours de création, où tout l'acte central sera consacré à “la Rive Nord”.

FS : De la même façon, les carences de Samaris ont donné naissance à un projet de film La Cité des ombres, toujours en cours díécriture.

Précisément cette ambition d'extrême polyvalence qui constitue un dépassement de la bande dessinée a aussi des limites. Y a-t-il des pistes que vous n'envisagiez pas d'emprunter ?

BP : Peut-être justement le cinéma… Jíai líimpression quíil y a une résistance du média cinéma, dans sa forme classique, par rapport à l'univers développé dans les Cités obscures. Personnellement, c'est le bilan que je tire de líélaboration du scénario de La Cité des ombres sous forme de storyboard. Nous étions arrivés à une impasse. Notre nouveau partenaire, Pierre Drouot, un homme lié au cinéma par toutes ses pores, nous a aidés à nous dégager de líaspect encore trop lié à la bande dessinée quíavait le premier scénario. Le développement du projet dans le sens díune crédibilité cinématographique accrue l'a beaucoup éloigné de toutes sortes d'aspects des Cités obscures.

Les images parallèles

De quelle manière s'intègrent dans l'univers des Cités obscures les travaux annexes : affiches, sérigraphies, etc…

BP : Je me souviens qu'en 1983 ou 84, à cette époque charnière où la série commençait à se définir, François devait réaliser une affiche pour France-Rail, et avait décidé de représenter la gare de Xhystos, qui n'existait pas dans l'album Samaris. C'était une façon de prolonger le monde décrit dans líalbum, et tout naturellement cíest devenu une pièce de l'Archiviste. Depuis, presque pour chaque commande, il y a une tentative d'intégrer líimage dans l'univers des Cités obscures.

Certains critiques vous avaient fait le reproche d'avoir réuni ainsi des travaux disparates ne concernant pas au départ votre univers.

BP : Ils ont tort, car ce n'est jamais la récupération de stock d'images étrangères. A la limite, ceux qui pourraient s'estimer piégés sont les commanditaires de ces images, car elles sont conçues pour une double lecture.

FS : Je crois profondément que cette double image ne trompe personne. Je ne suis pas un peintre, ni un illustrateur maniant couleur et lumière pour faire une image chatoyante. Foncièrement, je suis un conteur, et j'ai besoin d'éléments qui constituent des départs potentiels de récits. C'est à partir de cette organisation de personnages, de lieux et d'objets que je construis l'image. Et je ne peux faire autrement que créer cette image dans l'esprit des Cités obscures. La démarche inverse existe aussi pour les commanditaires de l'image qui désirent avoir un morceau d'histoire des Cités obscures.

BP : Un des cas les plus frappants concerne l'aspirateur qui apparaît dans La route d'Armilia. Au départ c'était une commande des aspirateurs Tornado, et l'image s'est construite autour. Pour l'album, ce petit aspirateur a été remplacé par un modèle plus rétro, que François síétait fait refiler par un Séraphin Lampion local ! Cet objet très concret quíest un aspirateur, dont on aurait pu penser qu'il relevait davantage du pinceau d'un Serge Clerc ou d'un Flocíh, s'est parfaitement intégré dans notre univers ; j'irais jusqu'à dire que c'est ce genre d'image qui nous donne l'envie de faire un album comme La route d'Armilia.

Avez-vous rencontré une quasi-impossibilité à faire vivre dans votre univers une de vos images extérieures ?

FS : La plus difficile, c'est le spitfire que nous évoquions. C'était un véritable défi.

Pour qui avait-il été dessiné ?

FS : Pour un fou d'aviation qui avait passé des milliers d'heures à restaurer un spitfire. Un petit musée devait être édifié autour de cet avion et j'étais sensible à l'aspect utopique de cette démarche. Il fallait une image motivante pour les aider et très vite le défi s'est imposé de l'intégrer dans LíEcho des Cités. Cela paraissait impossible.

BP : Il nous a fallu plusieurs mois. Il y avait deux images dont je voulais me servir. Un dessin quíavait fait François pour mon court métrage Le compte rendu où l'on voyait un pilote et une jeune femme, et l'image du spitfire. Repartant de cette image du pilote et de sa compagne, François, des mois auparavant, a mis en scène ces personnages dans un contexte tel que, lorsqu'on a montré le spitfire, il avait trouvé comme naturellement sa place.

FS : Le dessin avait díailleurs été transformé et remis en scène comme une affiche à líintérieur díune image plus large. En réalité, l'énergie développée pour intégrer ces deux images était proprement délirante, il aurait été beaucoup plus simple de repartir à zéro avec d'autres éléments. Mais, de façon un peu absurde, on sentait qu'il fallait persévérer.

BP : Ce spitfire qui tombait comme un OVNI dans líunivers des Cités posait le problème du passage, des liens entre les deux mondes. Ces catastrophes, au sens du mathématicien René Thom, ces points de mutations, sont en même temps de formidables déclencheurs narratifs. Quand une image s'intègre trop facilement, c'est souvent moins intéressant. Dans des albums comme LíArchiviste, La route d'Armilia ou L'Echo des Cités où les images préexistent en partie au scénario, j'ai peu de possibilités quand les images coulent de source, car elles ont leur lisibilité en elles-mêmes. Par contre, quand elles posent un mystère et une béance, c'est la lecture du texte qui leur donne une nouvelle dimension. Les énigmatiques petits vieux de Blossfeldtstad sont plus stimulants pour moi qu'une très belle image de serres, appelant moins la relance anecdotique. Ce que j'aime, c'est l'image qui pousse le texte dans ses retranchements. Les dessins les plus bizarres sont les plus excitants.

Une sorte de jeu entre vous ?

FS : Oui, mais pas uniquement entre nous, puisque c'est aussi un jeu avec le lecteur.

La crédibilisation de l'univers

Abordons la fonction de toutes les opérations entreprises autour des Cités obscures (livres, conférences, expositions…). A ce désir d'ouvrir d'autres pistes au lecteur, s'ajoute la volonté de crédibiliser l'univers mis en place…

FS : Líexposition-spectacle Le musée des ombres était une façon de prolonger les histoires en leur donnant une nouvelle dimension, et aussi de permettre aux gens qui ne connaissaient pas les albums d'entrer díune autre manière dans l'univers des Cités, de goûter à des climats, d'apprécier des types de situations et de personnages.

Cette démarche a donc également pour but de gagner un nouveau lectorat…

BP : Les conférences-fictions y contribuent aussi ; beaucoup de gens ont pu découvrir ainsi les Cités obscures. FS : Et pour ceux qui les connaissaient, cíétait un plaisir de découvrir de nouveaux aspects, de nouvelles perspectives, une forme díhumour à laquelle les albums ne les avaient pas habitués.

BP : La station de métro Porte de Hal à Bruxelles dans laquelle François a réalisé une scénographie, peut aussi jouer le rôle díune entrée dans notre univers. Díune certaine façon, il síagit díun morceau de Brüsel.

FS : Ce mélange entre des trams figés, immobilisés dans le béton et ce lieu de passage est porteur d'imagination ; il ouvre une possibilité d'évasion, introduit une bizarrerie à líintérieur du quotidien.

Toujours dans le but de crédibiliser l'univers des Cités obscures, vous avez utilisé toute une palette de moyens, en veillant par exemple à la véracité de certains détails. Nous pensons à la formule mathématique expliquant l'expansion du réseau dans La fièvre d'Urbicande, il parait qu'elle est opératoire…

BP : Tout à fait ! J'avais soumis ce problème à un ami agrégé de mathématiques et, en fait, ce ne fut pas si évident à mettre en place. Cette équation nous a d'ailleurs valu un abondant courrier. Des profs de maths donnaient ce problème à leurs élèves et nous proposaient des formules supposées simplifiées, en fait elles s'avéraient être plus compliquées. Nous avons même reçu un mémoire extrêmement poussé d'un mathématicien belge qui nous suggérait une autre façon de calculer le problème d'Urbicande !

En tout état de cause, les calculs sont justes ; il y avait au départ une erreur d'addition qui a été, je crois, corrigée. Cette erreur nous avait été signalée de nombreuses fois, ce qui montre qu'il existe des lecteurs très pointilleux qui ont refait l'ensemble des calculs du livre ! J'avais tenu à mettre une formule exacte par réaction contre cette habitude quía la bande dessinée de donner des racines carrées, des cubes, des sinus et des cosinus au petit bonheur la chance. Je voulais réellement comprendre la logique de ce problème d'accroissement. On pourrait penser que c'est inutile, mais lorsque l'on voit les réactions des lecteurs, on constate que cela a contribué à la crédibilisation de la fiction… cela valait donc la peine !

Il en a été de même dans La Tour pour le discours d'Elias sur les étages de l'univers. C'est un discours inspiré de Paracelse qui m'avait demandé quelques recherches. On passe certes beaucoup de temps sur ce type de détail, mais cela donne un poids de réel à tout l'ensemble. Si le lecteur féru de mathématiques ou d'astronomie constate que, dans le domaine qu'il maîtrise, il n'y a pas d'erreurs, il aura le sentiment que l'univers des Cités obscures a une part de véracité.

En cela vous êtes en filiation directe avec Hergé et Jacobs…

BP : Peut-être… C'est très ludique au départ, mais c'est un ludisme sérieux. J'aurais du mal à dire ce qui nous pousse à cela. Dans Brüsel par exemple, le nombre d'informations exactes est énorme, mais ces informations sont prises dans un contexte qui les rend un peu folles. En fait, il ne faut pas attacher trop díimportance à tout cela, il s'agit du plaisir du travail bien fait, un peu analogue à celui que prend François lorsqu'il pose une perspective juste.

Quelle fonction attribuez-vous au brassage continuel des personnages de fiction qui vous sont propres, aux personnages empruntés (Michel Ardan) avec des personnages réels (Jules Verne, Poelaert, Gérôme), parfois des amis (Carrez-Corral dans Le musée A. Desombres, le docteur Elkaïm dans LíEcho des Cités) ? Síagit-il de sous-entendre l'imbrication des univers de la fiction et du réel ? Sont-ce de simples private jokes ?

BP : Des livres comme Le musée A. Desombres ou LíEcho des Cités imposent de toute façon une foule de noms. Plutôt que de les puiser dans líannuaire, comme Simenon, je préfère choisir des noms colorés, jouer avec les albums précédents, glisser une allusion à des auteurs que nous aimons ou, pourquoi pas, à des amis, des gens qui ont été associés à la naissance díune image, etc. Mais il est vrai que ce mélange de vrai et de faux, ou plutôt de vraisemblance et de mystification, est une chose qui nous obsède. Nous nous plaisons à semer le trouble. Peut-être finirons-nous comme Maurice Leblanc qui se plaignait à la police díêtre pourchassé par Arsène Lupin…

FS : Il y a une tentation de disposer plusieurs strates de lecture, et nous y sommes poussés par certains lecteurs friands de références. Le risque serait évidemment de tomber dans une forme de surenchère. Nous nous sommes fixés une règle assez simple : les clins díúil peuvent fonctionner, tant quíil restent un simple supplément, sans perturber la lecture au premier degré. Il faut que chaque album conserve une possibilité de lecture autonome.

A propos de la cohérence

Plus vous avancez dans la série, plus se posent les problèmes de cohérence entre les albums…

BP : Ce n'est effectivement pas une mince affaire. Cette cohérence est perpétuellement instable. Nous pourrions avoir un grand plan d'ensemble, une cartographie… Il n'en est rien ! Nous, notre cohérence c'est un perpétuel bricolage pour colmater des fuites : nous avons un grand réseau de plomberie qui fait eau de toute part ! A peine a-t-on réparé une fuite que cela éclate plus fort ailleurs. On court reboucher et à chaque fois, pour réparer la fuite, on ajoute un morceau de tuyauterie. Le jour où nous perdrions plaisir à jouer les plombiers, nous arrêterions immédiatement. Il y a toujours dans Les Cités obscures des possibilités de remettre l'ensemble en perspective par rapport à un regard plus englobant. Caricaturalement, on pourrait dire : tout ce que vous aviez vu jusquíici n'était que la vision parcellaire de tel individu qui avait rêvé l'ensemble ; maintenant on peut raconter son histoire à l'intérieur d'un autre monde plus vaste qui contient le premier ! Ce n'est bien entendu pas notre projet, mais c'est une image de la possibilité permanente de mettre la logique d'un récit en concurrence avec une autre logique. Autour du peintre Augustin Desombres, on peut reconstruire toute une vision des Cités obscures, très différente de celle que nous reconstruirions autour de Robick. On n'arriverait pas au même monde. Si l'on choisit La Tour comme récit fondateur, toutes les autres extrapolations prennent un nouveau sens. Un film pourrait, à un moment, devenir le pôle fédérateur et donner à l'ensemble une note différente.

FS : Ce serait terrible si nous nous donnions des jalons, des règles… tout doit rester possible. De plus comment évoluerons-nous ? Qui serons-nous dans cinq ans ? Dans quelle direction aurons-nous envie d'aller ?

BP : On ne peut nier l'existence d'une obsession de cohérence qui n'existait pas au tout début, mais nous constatons avec plaisir, à présent que nous avons élaboré une chronologie interne, quíil n'existe pratiquement aucune contradiction entre les albums. Les petites bizarreries qui existent ça et là sont solubles au prix de légères torsions : nous avons toujours un moyen de nous en sortir !

On peut citer un de ces petites bizarreries : quand L'Echo des Cités change de formule (p. 13), lors de l'introduction de la couleur, on se situe avant l'épisode du réseau d'Urbicande, or le cube du réseau se trouve dans le nouveau logo !

BP : Vous avez raison… Mais n'oubliez pas que le cube figure dans le gouffre de Marahuaca, qui est très antérieur ! Les images clefs des Cités obscures remontent à beaucoup plus loin. Ce qui est sûr, cíest que le désir de cohérence augmente le plaisir du jeu. Il n'y aurait pas de jeu si tout était possible ! Regardez dans le chapitre 2 de L'enfant penchée (A Suivre n° 194) comme nous insistons par la bouche de Wappendorf pour resituer les événements par rapport à Brüsel. On peut presque mois après mois raccorder la succession des événements.

FS : Nous sommes étonnés par la qualité du regard de nos lecteurs. Plus le système se complexifie, plus ils sont exigeants.

BP : La part de notre lectorat qui s'intéresse à ces aspects-là est manifestement très importante. Cela contribue d'une manière non négligeable à leur plaisir.

Les rapports avec les lecteurs

Le fait d'avoir poussé si loin le souci du détail vrai doit effectivement susciter un retour, une attente de certains lecteurs… Quelles formes cela prend-il ?

BP : Les rapports avec nos lecteurs sont parfois très curieux. Une lectrice avait vu dans La Tour, en plus du sens destiné au commun des mortels, un sens ésotérique et elle me priait de l'éclairer sur les orientations à donner à sa vie… Avec de telles lettres, on sent la frontière extrêmement ténue qui sépare la fiction, le jeu, de ce qui pourrait devenir une secte. Dans ces cas-là, je suis très embarrassé pour répondre. La lettre était touchante, mais se plaçait sur un terrain délicat : j'aurais été bien en peine de lui donner des directions spirituelles pour sa vie… C'est un petit peu terrifiant comme responsabilité. Il me fallait démystifier sans casser complètement la part de rêve. J'ai essayé de le faire délicatement, en restant un peu ambigu.

Nous avons reçu quelques courriers de ce type, dont une longue correspondance avec une nommée “Mary von Rathen”, qui nous racontait de quelle manière elle état passée dans notre monde, ses liens avec Augustin Desombres, etc. En tant que native des Cités obscures, elle rectifiait même certaines erreurs que nous avions commises, erreurs bien naturelles puisque nous níy avions voyagé quíune seule fois ! Le cas de la lectrice s'identifiant à Mary Von Rathen pose le problème d'une certaine forme de dépendance psychologique. On peut supposer que cette femme maîtrise le jeu, mais il y a aussi une possibilité de dérapage. Cíest nous-même qui nous retrouvons piégés !

Dans un autre genre nous avons reçu une lettre du petit neveu de l'architecte Púlaert peu après la parution de Brüsel : “Monsieur, quoique je sois un grand admirateur de votre talent, et que je sois très sensible à la magie qui émane de vos dessins ainsi que de l'univers que vous avez créé, je tenais à vous signaler en tant que petit neveu de l'architecte Poelaert, que la remarque que vous faites à son propos à la page 33 de Brüsel concernant le motif de ses séjours à Paris (on dit que Poelaert est encore “avec une de ses danseuses”), ne correspond pas à la réalité. Cela est d'autant plus pénible à lire que sa famille a disparu d'une manière tragique…”

Suit une évocation du destin effectivement cruel de la famille de líarchitecte du Palais de Justice. Il s'agit d'une vraie lettre, et comme nous n'avons aucune raison de supposer qu'il s'agit d'une mystification, nous avons répondu aimablement à ce monsieur, espérant pouvoir accéder par son intermédiaire à de nouvelles informations sur Poelaert.

Le contrôle des activités périphériques

Votre production prend de l'ampleur, la création de l'ASBL Urbicande en est un symptôme. Comment se pose pour vous le problème du contrôle sur les aspects extérieurs de votre création ?

BP : Il y a quelque temps, lors d'une conférence, j'essayais d'opposer à cet égard l'attitude de Winsor Mc Cay à celle d'Hergé. Mc Cay n'a pas cessé de voyager dans les médias : comme illustrateur forain, comme illustrateur de presse, puis comme dessinateur de bande dessinée, ensuite il passe à l'adaptation théâtrale et enfin au dessin animé. Il change sans arrêt mais garde chaque fois à l'esprit la spécificité du média quíil aborde, il se réinvestit perpétuellement. Hergé va au contraire peu à peu déléguer ; l'úuvre dérive. Pour le cinéma il ne reste quasiment plus que le label Hergé : le contenu s'est évaporé. Dans un premier temps, la délégation ne semblait pas devoir porter à conséquence : Hergé síest déchargé du lettrage et du tracé des cases, puis de la couleur, enfin des décors, des costumes… Que reste-t-il au bout du compte ? L'auteur a perdu le contact avec le cúur même de son úuvre.

Pour cette raison, à part des tâches extrêmement techniques et prenantes comme la gestion des expositions, dont síoccupe Florence Mainguet, nous ne déléguons pratiquement rien et nous nous investissons dans des domaines que d'autres auteurs abandonneraient (par exemple, la relecture de la présente interview, le travail sur la forme que va prendre ce petit livre). Nous nous rendons compte qu'à travers ces éléments périphériques nous découvrons bien des aspects qu'il est possible d'intégrer dans les cités. Le fait de travailler sur les décors du Musée des ombres nous a permis d'aller beaucoup plus loin que si nous nous étions contentés de donner de simples schémas. Nous sommes entrés dans la matière même en écrivant tous les textes des audiovisuels, en intervenant sur les grands décors peints, en participant au montage… Il est évident que cette proximité avec l'exposition a été décisive : c'était notre exposition et non pas une exposition sur nous ! Cela ne minimise en rien l'apport des gens d'Angoulême, de tous les décorateurs et artisans qui ont fourni un travail formidable, et dont certains ont apporté beaucoup sur le plan imaginatif. Il n'empêche que nous sommes restés proches de tout ce qui síest réalisé. C'est une philosophie générale qui fait peut-être de nous des emmerdeurs sur certains points, car on ne lache pas facilement les objets, mais en même temps nous acceptons facilement des apports, même très construits et très élaborés comme ceux du musicien Didier Denis pour l'opéra adapté d'Urbicande. De la même façon chez Casterman, nous disons : jusqu'à la sortie du livre, c'est aussi notre chose : la couverture, les pages de garde, le papier, tout nous concerne. Nous ne sommes donc pas guettés par le travers hergéen ; peut-être par d'autres travers tels que la dispersion, à force de vouloir s'occuper de tout.