Altaplana, world of Francois Schuiten and Benoit Peeters

the impossible & infinite encyclopedia of the world created by Schuiten & Peeters

User Tools

Site Tools


Quatrième Partie : De quelques escales

L'archiviste

L'Archiviste est pour nous un livre clef, car vous y donnez pour la première fois un point de vue global sur Les Cités obscures. Formellement la démarche est aussi intéressante, vous êtes partis d'images déjà existantes, cela donc a été un défi pour le scénariste…

FS : En fait, très peu d'images ont été réutilisées telles quelles. Les images existantes ont été un point de départ, puis certaines ont été mises en couleur et beaucoup d'autres ont été retravaillées. BP : Au départ, il s'agissait d'une commande pour un travail qui devait être très limité. C'était pour cette affreuse collection d'albums-posters de Casterman. L'idée était de partir de dessins existants, l'auteur ne s'investissant que très peu.

FS : Lorsqu'on nous a fait cette demande, nous avons précisé tout de suite que ce qui nous intéressait était de raconter une histoire… Là, nous avons introduit le ver dans le fruit ! Nous voulions donc également occuper les pages de gauche avec un petit texte et un dessin, en noir et blanc pour que cela ne soit pas trop coûteux. Au fur et à mesure, le projet a pris de l'ampleur et Louis Gérard de chez Casterman a constaté que ce n'était plus un livre-poster avec des images détachables. Il a pensé qu'il fallait en faire un véritable livre. Merci à lui !

Au niveau technique la réalisation finale n'a donc plus rien à voir avec la collection initiale…

BP : Effectivement. Peu après, la collection album-posters a cessé d'exister, notre album est resté. La référence à la commande initiale n'est plus plus du tout perceptible pour le lecteur. Cet “accident” a finalement été bénéfique, car il nous a permis de réaliser cet album auquel nous tenons beaucoup et qui a beaucoup joué dans la perception de la série.

FS : Nous avons été très surpris par l'excellent accueil du public à ce livre. Il a séduit entre autres des gens plutôt rebelles à la bande dessinée au sens courant du terme.

Dans la pièce 15 (Mylos les dépotoirs de Lizbar), il y a sous la plume de l'archiviste un véritable manifeste des Cités obscures : “Pas de merveilleux ici, pas de délire. Ni tigres transparents, ni roses ensanglantées, aucun de ces grotesques vaisseaux qui volettent d'une étoile à l'autre, mais un monde complet avec ses architectes et ses lois, ses techniques et ses scandales, ses religions et ses folies. Un monde qui, s'il a plus d'un point commun avec le nôtre, semble s'être développé de façon plus systématique…“

FS : Graphiquement, il y a cette préoccupation continuelle d'avoir des racines, une documentation précise qui nourrisse le dessin. De la même manière, nous cherchons à avoir des personnages épais, avec un vécu. Je me méfie beaucoup de l'imagination soi-disant pure. La bande dessinée a beaucoup donné dans ce registre qui use rapidement les auteurs. Lorsqu'on travaille sur l'imaginaire brut, on tourne assez vite sur son propre fond, on se cite… Pour créer un univers fantastique, j'ai besoin d'avoir une foule d'éléments de référence, ce faisant je m'instruis, je continue à apprendre. J'ai besoin que chaque dessin contribue à me construire.

Le commentaire en contrepoint qui donne sa cohérence à l'album court parfois le risque de la redondance par rapport aux dessins pleine page… En revanche, lorsqu'il s'en éloigne carrément (cf pièce 3), il devient un fort stimulant pour l'imagination du lecteur…

BP : Au niveau du texte, c'était un livre très difficile à réaliser : il y avait le désir d'un texte continu, qui propose une histoire en soi, et en même temps le désir d'entretenir avec chaque image un lien particulier. J'étais plus attentif à la continuité de líhistoire, François était, lui, plus vigilant sur le rapport de chaque texte avec le dessin en regard. Il fallait articuler ces deux niveaux de lecture, exercice assez délicat ; je suis d'ailleurs bien conscient que cela ne marche pas à tous les coups. Le rapport texte-image me semble à cet égard plus intéressant dans l'Echo des Cités, chaque double page fonctionnant plus comme une unité et l'ensemble se construisant dans un deuxième temps.

La route d'Armilia

Et La route díArmilia ?

BP : En fait, Armilia est venu plus simplement pour moi.

FS : Mais le livre a posé encore plus de problèmes d'organisation.

Parce qu'il y avait deux récits en un ?

BP : Armilia a été réalisé en deux étapes. Au départ, c'était la commande d'un éditeur danois, dans le cadre d'une exposition. Il s'agissait d'en faire une sorte de portfolio avec comme contrainte d'intégrer la ville de Copenhague où nous nous étions longuement promenés.

FS : Et de nouveau, nous avons voulu réaliser également une histoire ce qui nous a posé bien des problèmes à cause des délais de parution extrêmement serrés. Le livre devait sortir pour notre venue au Danemark. Ce qui a été très intéressant, c'est que la série d'erreurs que nous avons faites sur l'édition danoise, nous avons pu les corriger pour l'édition française. Un peu comme pour LíEcho des Cités, il nous a fallu un banc d'essai avant arriver à une mouture satisfaisante. L'édition danoise était bien plus courte. Il n'y avait pas cette bande dessinée qui encadre le début et la fin, mais une seule intervention bande dessinée au milieu. La lecture a été profondément modifiée, certaines images ont été changées, d'autres ajoutées. L'éditeur danois était un peu perdu, il ne retrouvait plus son livre. L'album français, lui, nous satisfait. Nous en avons d'ailleurs réécrit tous les textes à la main pour la seconde édition. C'était en effet une erreur de les composer typographiquement. Puisque les textes sont ceux de l'enfant, il fallait le rendre visuellement : notre ami Etienne Schréder a fait un magnifique travail de lettrage, ici comme dans LíEcho des Cités. Il y a eu donc bien des essais, des erreurs avant d'arriver à la version actuelle.

BP : Une fois encore, il y avait une série d'images préexistantes, sans lesquelles d'ailleurs nous ne nous serions pas lancés dans ce projet. Ces images étaient contraignantes. La première montrait deux enfants dans un dirigeable qui survolait Brüsel. Il fallait donc écrire une histoire intégrant ces deux enfants, je n'ai pas réellement choisi… Narrativement, il semblait plus riche de ne pas les faire partir en même temps, nous avons donc introduit l'idée de la petite fille comme passagère clandestine. Quelques autres images nous imposaient des jalons, nous savions qu'il nous faudrait passer par le Danemark, nous avions également déjà la grande image représentant une construction de verre dans les neiges. Enfin, sur de nombreux dessins, il y avait un Zeppelin, cela imposait le thème du voyage. Moi-même, je voyageais en Chine cet été-là. Je me revois encore travaillant avec mes dix-douze images étalées dans un bar à Pékin. Dehors, il faisait 40 à 45 degrés et moi j'imaginais le Grand Nord, la tourmente polaire, le gosse arrachant la glace qui recouvrait le dirigeable ! C'était plutôt amusant comme décalage.

Ces enfants, le dirigeable, le thème du voyage tout cela nous plonge dans un univers très vernien, avec une touche Andersen…

BP : La petite sirène et d'autres allusions danoises étaient là pour faire plaisir à l'éditeur, c'était un clin d'úil. De toute façon, Andersen est un auteur pour lequel nous avons une énorme admiration.

FS : Curieusement, La route díArmilia est un livre qui a beaucoup de succès dans les écoles ; il est étonnant de voir que les enseignants pensent que ce livre s'adresse plus particulièrement à un public enfantin…

A ce propos, dans l'un de vos entretiens avec Les Cahiers de la bande dessinée vous évoquiez l'idée de réaliser des albums pour enfants… Il nous semble pourtant que La route d'Armilia n'est pas vraiment destinée aux enfants…

FS : Nous avons toujours envisagé d'écrire pour les enfants, mais faute de temps et de disponibilité, notre envie nía pu se concrétiser quíà travers des livres comme La route d'Armilia, Souvenirs de l'éternel présent et maintenant L'enfant penchée. Il y a un désir de livre pour enfants qui s'exprime dans la série des Cités obscures, mais en fait, pour nous adresser réellement aux enfants, il nous faudrait installer une série ; un livre isolé n'a guère de sens… Malheureusement, nous n'avons pas une capacité de travail suffisante pour réaliser un tel projet parallèlement aux Cités obscures. Pour revenir à la méthode de travail qui a présidé à la conception de cet album, je rappellerai qu'en bout de course il y a bien plus d'images nouvelles qu'il n'en existait au départ.

BP : Il ne faudrait pas croire que le fait d'utiliser un matériel préexistant conduise à des albums moins investis. Les images existantes se situaient elles-mêmes déjà sur un terrain qui les rapprochait des Cités obscures. Pendant que je travaillais le texte, François réalisait d'autres images et il y avait un continuel travail d'ajustage : le texte était modifié, des détails dans les dessins changeaient également.

En fait, vous abordez les Cités obscures par deux biais différents : le livre de bande dessinée traditionnel et líalbum illustré…

BP : Il y a effectivement une grande différence entre les bandes dessinées et des ouvrages tels que LíArchiviste, La route d'Armilia et LíEcho des Cités. Les bandes dessinées partent díun projet précis et se mettent peu à peu en forme comme récit : des albums comme La fièvre díUrbicande ou La Tour sont en fait comme la déclinaison díune image fondatrice, celle qui nous a donné envie díentreprendre le livre. A líinverse, les livres illustrés partent d'un émiettement et sont en quête de leur propre sens. Comme pour le petit Ferdinand à la recherche de sa formule dans Armilia : cette formule arrive au bout. Le sens se cherche en tâtonnant et, à un moment, il s'impose. Né díun hasard, díune rencontre, díune circonstance extérieure, de tels livres ne trouvent leur nécessité que peu à peu.

La route d'Armilia fait un petit peu figure d'hybride…

BP : Certes, la partie bande dessinée est venue apporter une dimension supplémentaire, pour compléter l'édifice. Cela a été pour nous líoccasion de développer la ville de Mylos. La route díArmilia est aussi líalbum où Axel Wappendorf fait son entrée…

Wappendorf manifestement vous tient à cúur. Comment ce personnage a-t-il été conçu ?

BP : Il est né lors d'une conférence en Suisse, à Porrentruy, ville qui díailleurs existe également dans le monde des Cités.

FS : A un moment, quelqu'un dans la salle a dit : “Mais vous n'avez jamais parlé du célèbre Wappendorf ! C'est une des figures clefs des Cités obscures !” Pris au dépourvu, nous avons répondu que cette lacune serait comblée au plus tôt, que Wappendorf trouverait toute la place qui lui revient aux côtés de Horta et de Robick !

Apparemment, ces conférences jouent un rôle non négligeable dans le développement de vos fictions…

FS : Effectivement. Ces conférences ont eu un rôle important dans notre évolution. Elles nous ont permis de tester bon nombre d'idées développées par la suite. La brigade urbatecturale vient également de là, ainsi que le mal de Xhystos décrit par Elkaïm (l'Echo des Cités). Les conférences dépendent beaucoup de l'improvisation, des développements inattendus suscités par des interventions ou des réactions du public. Ce nom de Wappendorf était tellement évocateur que nous avons littéralement vu apparaître le personnage : nous savions qui il était, à quoi il ressemblait ! Après, nous nous sommes amusés comme des petits fous, lui prêtant moultes aventures ! Peut-être un jour quelqu'un viendra-t-il nous réclamer son dû : “Comment parlez-vous de mon oncle Wappendorf, cet homme si sérieux !”

La route d'Armilia est sans doute l'album le plus noir de la série à cause de l'histoire en bande dessinée qui fait contrepoint Il semblerait que vous ayez voulu tempérer en final cette impression par une page supplémentaire de narration qui se termine par une ultime variante de la formule : “Quitte cet air sinistre ! Dis l'ami, détends toi et rions sans façon !”

BP : Il est vrai que cet album, apparemment destiné aux enfants, est également le plus sinistre… surtout quand on le lit avec le thème sous-jacent de l'imagination piétinée et brisée de l'enfant…

FS : Ce n'est pas tout à fait surprenant. Les contes d'Andersen sont parfois aussi extrêmement noirs. La petite marchande d'allumettes, c'est absolument épouvantable ! A la limite, je pense que c'est assez cohérent.

BP : On retrouvera cet aspect mélodramatique dans L'enfant penchée. Il y a des ambiances à la Dickens et à la Hector Malot, un aspect sans famille avec cette enfant plongée dans un monde injuste qui la rejette.

Vous faites un livre qui joue sur le ressort des émotions des lectures d'enfance mais qui s'adresse à un lecteur adulte…

FS : Oui, nous nous adressons aux anciens enfants, aux gens qui ont gardé une part forte de leur enfance.

… mais qui souhaitent trouver des formes de narration actuelle…

BP : La route d'Armilia, c'est l'album pour lequel nous sommes allés le plus loin dans l'aspect graphique et dans l'aspect littéraire. La bande dessinée cantonne souvent le texte dans un rôle utilitaire, au service du récit. Dans cet album il y a un aspect vraiment langagier, littéraire… qui a d'ailleurs posé bien des problèmes aux traducteurs. Le ressort de l'histoire repose sur une phrase qui connaît quatre versions se transformant par jeu de mots… Traduit littéralement, cela devenait cataclysmique !

FS : Dans le même ordre d'idées, le titre : Les Cités obscures a souvent été très mal traduit. On l'a pris au sens littéral du terme : en flamand cela donne Les villes foncées… On perd beaucoup de la magie.

BP : Et aux Etats-Unis, cela a donné le très banal Cities of the Fantastic. Cette mention Cités obscures, très importante pour la perception de la série, n'a pas été reprise dans certains pays. L'unité organique du projet s'est alors un peu perdue… Nous avons constaté que, plus un éditeur était rigoureux dans son travail, plus il se rapprochait de ce que nous avions fait pour líédition française, mieux la série fonctionnait. En Italie où tout a été sorti n'importe comment, la série n'a pas reçu l'accueil espéré.

Cela ne tiendrait-il pas à ce que l'imaginaire que vous avez développé se rattacherait culturellement plus à une tradition de l'Europe du nord qu'à une tradition latine ?

FS : Peut-être. Je ne sais pas vraiment, car notre travail paraît apprécié en Espagne et au Portugal.

Le Musée des ombres

Au départ, il s'agit d'une sollicitation d'Angoulême, le projet a lui-même bien évolué, on est passé de líexposition Le musée des ombres au catalogue Le musée A. Desombres. Quelles furent les étapes de cette aventure ?

FS : François Vié était à l'époque directeur artistique du tout nouveau CNBDI. Il était au courant de nos ambitions dans le domaine des expositions, il savait que j'avais participé à Cités-Ciné à Montréal, il avait vu des projets d'exposition, à Roanne notamment et à Grenoble. Il a pensé que, dans cette voie-là, il serait intéressant de proposer quelque chose pour l'inauguration du CNBDI. Nous avions comme donnée de base le bâtiment moderne de Castro, nous occuperions la place du futur musée de la bande dessinée. C'est de là qu'est née l'idée du Musée des Ombres.

BP : Nous voulions déjà donner un passé à ce lieu, proposer l'archéologie d'un musée qui aurait existé voici longtemps, qu'on aurait oublié et abandonné. On en retrouverait en quelque sorte les vestiges. Dans la première salle, nous exposions de vieilles planches de BD brûlées, mitées, souillées de café… Il y avait un avertissement au public expliquant que la bande dessinée avait jadis été un art important, que la collection de planches de ce musée avait été imprudemment prêtée et que, líessentiel ayant disparu dans un incendie, il ne restait que ces vestiges peu caractéristiques tirés des réserves. On sentait que la bande dessinée était un art complètement oublié, loin de nous. Toute cette dimension ironique, perceptible dans ce bâtiment tout neuf sentant encore la peinture fraîche et la colle, n'a pas été goûtée de tous, notamment par l'architecte ! Il faut dire que nous avions complètement déstructuré cet espace lumineux et un peu clinquant avec notre musée vieillot et ses cloisons qui brisaient les perspectives. Il y avait une opposition forte entre le neuf et nos peintures jaunies, nos ampoules noircies…

FS : Nous voulions réaliser une véritable exposition-spectacle avec des projections, des sons, des voix, des lumières, des machines et des personnages animés. Ainsi, pendant plus d'un an, en dialoguant en permanence avec les responsables de la scénographie d'Angoulême, nous avons réfléchi à ce que pourrait être ce voyage dans les coulisses du Musée des ombres. Très vite en effet, le musée devait ouvrir sur un au-delà du musée. Nous avons imaginé une faille permettant d'aborder le monde des Cités obscures. Le projet a connu de profondes transformations, au fur et à mesure des propositions faites par líéquipe d'Angoulême (François Vié, Olivier Corbex, Jean-Pierre Delvalle et tous les autres). Leur créativité a été absolument remarquable.

BP : Le projet a évolué avec eux, ils ont trouvé des objets extraordinaires qui ont contribué à la crédibilité de l'ensemble. Certaines machines ont été réalisées d'après des croquis, d'autres à partir des trouvailles qu'ils faisaient. Nous les avons ensuite intégrées aux albums, par exemple l'hélicoptère de Wappendorf dans L'Echo des Cités, ou sa chaise roulante dans Brüsel.

FS : Techniquement, il y avait des choses très sophistiquées, tel le grand panorama de Calvani : 35 projecteurs de diapositives fonctionnaient ensemble pour donner une image de 10 mètres de longueur sur 5 de haut ! C'était un calage extrêmement complexe, assisté par ordinateur, et je dois dire que Jean-Pierre Delvalle est allé aux limites réelles des possibilités des appareils…

BP : … des appareils, des siennes et des nôtres !

FS : Cela a été une aventure absolument incroyable, lors des montages à Angoulême, Sierre, Bruxelles et finalement Paris… C'était parfois douloureux mais toujours passionnant ! Nous avons découvert la force que peut avoir auprès d'un visiteur la présence matérielle d'un univers.

BP : Avec ces décors, ces voix, ces éclairages, l'univers des Cités trouvait une vraie crédibilité. Bizarrement, nous avons constaté que nous arrivions à convaincre des gens que nos albums ne séduisaient pas. Le côté ludique, qu'ils n'arrivaient pas à percevoir dans les albums, ils l'ont découvert à l'exposition. Cette expérience nous a transformés et a fait évoluer notre travail.

FS : Notre investissement dans Le musée des ombres a été du même ordre que celui díun album : un très long temps passé sur le scénario, énormément de dessins préparatoires, d'innombrables va et vient entre Angoulême et Bruxelles et beaucoup de travail sur place. Nous avons aussi mis la main à la pâte, c'était bien entendu un véritable travail d'équipe. Une exposition de cet ordre ne peut se monter que si tous les chaînons sont bons et solidaires.

Comment est-on passé de ce Musée des Ombres au Musée Augustin Desombres ?

BP : Une fois de plus, par une dérive. Nous voulions avoir une sonorisation poussée pour cette exposition, nous connaissions à Bruxelles deux personnes Frédéric Young et Thierry Génicot qui avaient réalisé une adaptation radiophonique d'Adèle Blanc Sec. Nous avons donc envisagé de travailler avec eux. Nous voulions utiliser tous les sons de l'exposition pour essayer de construire quelque chose, mais de fil en aiguille cela a dérapé vers l'histoire d'Augustin Desombres. Il devenait de plus en plus difficile d'intégrer par petits bouts les sons existants. A la fin, presque par mauvaise conscience, on a utilisé trois petits fragments des bandes sons faites pour Angoulême. C'est donc devenu quelque chose de très différent et le disque a été complété d'un livre. Le catalogue d'exposition s'est transformé en catalogue raisonné des úuvres et des biens d'Augustins Desombres. C'est devenu une fiction spécifique.

FS : Il nous a de plus fallu vaincre les réticences de Casterman quant à la production de l'objet lui-même : livre et compact-disc. Ils ne croyaient pas trop au compact et auraient préféré une cassette… Mais le marché du compact a explosé entre la préparation du projet et son achèvement.

BP : Pour le public, il n'était pas non plus très facile de síy retrouver : certains ayant acheté le catalogue cherchaient les tableaux de Desombres dans l'exposition ! D'autres pensaient que le compact était un disque d'images interactif… Ceux-là cherchent toujours les images sur le CD ! D'autres encore n'ont jamais écouté le disque pensant qu'il ne faisait que reprendre le texte du catalogue… En attendant, cela a donné notre album le plus biscornu, celui dans lequel l'amateur moyen de bande dessinée retrouve le plus difficilement ses marques. C'est en effet là que le lien avec la bande dessinée est le plus ténu.

Connaissant votre souci du perfectionnisme, êtes-vous pleinement satisfaits de cette réalisation ?

BP : A présent, si nous devions refaire la réalisation sonore, nous travaillerions un peu différemment. D'une certaine façon, cette expérience nous a confortés dans l'idée que nous devions nous impliquer à plein dans toutes les phases de nos projets.

FS : Nous avions supervisé le casting des voix, mais nous pensons que l'environnement sonore est un peu artificiel, qu'il manque parfois d'épaisseur et de crédibilité. Il faudrait sans doute moins de synthétiseur, plus de vieilles machines…

La dramatique a pourtant une tonalité assez rétro…a-t-elle été diffusée en radio ?

FS : Oui, en Belgique, en Suisse, et, je crois, à France Culture.

Les photographies de Marie-Françoise Plissart sont très travaillées, le procédé du virage leur donne une patine et il y a d'une certaine façon une composition en abîme : on retrouve dans les photos des fragments de dessin… Vous avez déjà souvent travaillé avec cette photographe. Pouvez-vous nous parler de ces collaborations ?

BP : Avant ce catalogue, j'ai réalisé une série de livres avec elle : cinq albums qui sont de l'ordre du “roman-photo” avec trois ou quatre paires de guillemets puisqu'à présent on parle plutôt de “suite photographique” ou de “narration photographique”. Trois de ces albums sont parus aux Editions de Minuit, un chez Autrement et un plus récemment aux Editions Arboris. Marie-Françoise Plissart est donc une photographe très intéressée par la dimension narrative. Tout en étant hors du monde de la bande dessinée, elle a des préoccupations de mise en scène qui la rapprochent de nos recherches. Très naturellement, quand nous avons voulu faire ce travail sur Augustin Desombres, c'est à elle que nous avons fait appel, car François la connaît également depuis très longtemps. Dans ses photos il y a toujours un élément romanesque.

FS : Le musée lui-même, elle lía créé à partir de différents lieux, ce qui maintenant ne nous facilite pas la tâche, car nous devons tenir compte de tout ce qui a été posé. Le souci de cohérence nous a conduits à traiter de façon photographique tout ce qui concerne Augustin Desombres dans L'enfant penchée : le décor, les environs de Laguiole, le musée, les murs peints pour les fresques. Nous avons trouvé un personnage qui incarne photographiquement un Desombres plausible à la fin du siècle dernier, le dessinateur Martin Vaughn-James, auteur du superbe “roman visuel” La Cage. Ce travail constituera en même temps un lieu de synthèse, puisque je vais réinvestir la photo par le dessin en intervenant sur les images. Nous avons envie avec ce travail d'aller plus loin que nous ne líavons fait dans L'Echo des Cités et Souvenirs de líéternel présent..

Il y a déjà dans l'Echo des Cités un très intéressant mélange photographie-dessin, je pense à l'épisode des naufragés du “Battista”…

BP : Au départ, il s'agissait d'une photo rendant hommage au Radeau de la Méduse de Géricault, photo que François a retouchée et transformée. Puis, ces personnages et cette situation ont été réutilisés et cela a généré toute une chaîne d'images dans L'Echo des Cités.

FS : Souvent, ce sont des hasards, des paris qui servent de point de départ pour un dessin qui prendra ensuite une place dans la fiction.

Pour revenir à Augustin Desombres, d'où ce personnage est-il issu ?

BP : Il est né de notre fascination pour cette volonté folle de construire quelque chose de durable dans le lieu le plus perdu. Le personnage qui nous a inspirés, c'est le peintre belge Antoine Wiertz qui a son musée à Bruxelles dans un quartier totalement dévasté. Wïertz avait peint des toiles tellement grandes qu'elles ne pouvaient sortir de l'atelier qu'il s'était fait donner par la ville. Il avait voulu que cet endroit devienne son propre musée après sa mort. Les toiles sont faites pour le lieu et il est quasi impossible de les déplacer. Baudelaire qui détestait Wiertz se demandait ce que la Belgique pourrait bien faire de tout ça. On l'appelait “le nouveau Michel Ange”, “le philosophe au pinceau”, mais sa peinture a quelque chose de pathétique… Plastiquement, elle ne présente guère d'intérêt.

FS : Ce qui est intéressant, c'est bien sûr le personnage, sa démesure, ce décalage quíil incarne.

BP : Cet homme a cru à son projet, il a cru qu'il était le grand rénovateur de la peinture. Il détestait Paris qui avait réservé un très mauvais accueil à ses úuvres et il a eu cette phrase formidable sur Bruxelles : “Allons Bruxelles, lève-toi ! Deviens la capitale du monde et que Paris ne soit plus qu'une ville de province !”. Une parfaite synthèse díamertume et de mégalomanie !

Pourquoi avoir situé ce musée près de Laguiole, petite ville du massif central qu'on ne connaît que pour ses couteaux ?

BP : Et pour líextraordinaire restaurant de Michel Bras !… Ce que nous cherchions en fait, cíétait un lieu perdu, isolé de tout, particulièrement improbabe pour un musée. Cet endroit désert dans l'Aubrac est en quelque sorte l'anti-cité obscure.

Nous nous sommes demandés, référence picturale oblige, si ce Laguiole n'était pas votre gare de Perpignan… ou líéquivalent pour Desombres de l'Arles de Van Gogh…

FS : Pourquoi pas ! Le développement de L'enfant penchée vous éclairera. La partie “roman-photo” se déroulera dans les environs de Laguiole.

Dans la dramatique, le gardien du musée, c'est Augustin Desombres ?

BP : C'est une hypothèse sous-jacente. Il est revenu dans son musée pour en devenir le gardien, c'est le côté pathétique du personnage qui ne supporte pas la façon dont on regarde et commente ses úuvres. Tout cela est dans le même esprit que l'exposition du Musée des ombres. Nous avions voulu jouer sur tout ce qui peut rendre un musée atroce, sa visite rebutante : nous avions multiplié les panneaux “ne pas s'approcher”, “ne pas toucher”, à la limite même : “ne pas trop regarder” !

Il y a aussi une charge d'ironie contre les pratiques muséographiques…

FS : Oui, c'est dans ce sens qu'à partir d'un minuscule fragment de vignette, peu signifiant en lui-même, nous avions imaginé un archéologue de la bande dessinée recomposant méticuleusement une planche entière ! Une démarche de paléontologue ! Pour forcer la note, nous avions tout sali, abîmé et usé… Jusqu'aux parquets ! Nous voulions provoquer la haine du visiteur : il fallait l'ambiance la plus sinistre, le gardien le plus revêche, la visite la plus à côté… Tout cela nous faisait profondément jubiler.

A ce propos on sent également un véritable plaisir dans l'écriture des textes critiques du catalogue. Sans aller jusqu'au règlement de compte… Y a-t-il là une charge ironique contre la critique ?

BP : Il n'y a pas de règlement de compte ! Comme il m'arrive d'écrire des critiques, je voulais m'amuser des tics que l'on a dans ce type d'exercice. Notamment les supputations qu'on essaye de faire passer pour des certitudes. C'est un des problèmes de base des experts en art : on ne sait pas trop… mais on affirme. Ce qui est particulièrement pathétique dans ce catalogue, c'est que tout se trouvait mis sur le même plan : les úuvres auxquelles le peintre tenait, ses chaussures, son lit… en excellent état, ses vieux pinceaux !

FS : Sans doute y a-t-il une hantise par rapport à notre propre travail : une úuvre ne vaut que par l'intérêt qu'elle suscite. C'est une forme d'exorcisme. Dans vingt ou trente ans, notre travail intéressera-t-il encore quelquíun ? Le processus de l'oubli est tout à fait normal. Si quelqu'un dans bien des années découvre ce livre, peut-être sera-t-il frappé, de la même façon que je peux l'être aujourd'hui en découvrant un “petit” illustrateur des années 1880 qui n'est pas entré dans líhistoire de l'Art. Cet illustrateur peut aujourd'hui m'apporter quelque chose et m'intéresser autant que Gustave Doré. Ne serait-ce que procurer ce plaisir là, ce serait pas mal !

BP : Bien des gens d'ailleurs ont cru qu'Augustin Desombres avait réellement existé. “Oui, oui… Augustin Desombres, je le connais, un peintre mineur de la fin du XIXe” !! C'est riche en enseignements sur le monde des critiques et des spécialistes !

FS : Il s'agit en fait d'un hommage aux “petits” peintres qui me touchent même s'ils ne sont pas des génies.

BP : On a assisté d'ailleurs à bien des retournements dans l'histoire de l'art. Le maître que nous attribuons à Desombres, c'est Gérôme, un peintre qui avait sombré dans l'oubli le plus total. C'était, de son temps, une des plus grandes célébrités. Ses toiles étaient si chères que même l'empereur Napoléon III devait en négocier le prix ! Et puis, on a oublié Gérôme, même les plus minables des musées de province ne le sortaient pas de leurs réserves. Voilà qu'on revalorise les pompiers et Gérôme redevient quelqu'un !

Brüsel

Comment la critique de la “bruxellisation” qui sous-tend tout l'album a-t-elle été perçue en Belgique ? Ce qui pour nous n'est pas forcément transparent l'est en revanche pour les gens de Bruxelles.

FS : Le livre a eu beaucoup d'écho en Belgique. Dans le domaine politique, certains se sont amusés, croyant même se reconnaître dans des personnages ou reconnaître le confrère ou l'adversaire… C'est assez comique, car il n'y a aucun personnage correspondant à des hommes politiques actuels. Ce qui tendrait à prouver que les hommes politiques ne changent pas vraiment ! Nous nous étions inspirés de vrais discours politiques du siècle dernier ; si ceux-ci gardent une actualité, c'est que dans le fond la bêtise est la même ! L'un de ces hommes politiques a même dit qu'il fallait répondre à notre album par une autre BD, montrant les aspects positifs de Bruxelles, chose qui a été faite !

BP : Sans doute aurait-il été plus intéressant de rendre d'abord la ville elle-même plus positive ! Il y a du boulot !

Il y a actuellement à Bruxelles une opposition assez forte au saccage de la ville, d'une certaine façon vous participez à ce mouvement avec un pareil album…

FS : Tout à fait. Nous essayons de nous battre sur ce plan-là. Parallèlement à la parution de l'album, il y a eu une exposition intitulée De Bruxelles à Brüsel qui était encore plus clairement polémique. Nous donnions toutes les références précises et il y avait de superbes photos de Marie-Françoise Plissart montrant un Bruxelles nocturne et dévasté.

On vous a parfois reproché un côté trop sérieux, un manque d'humour dans l'univers des Cités obscures. L'album Brüsel développe en revanche une bonne dose d'humour…

FS : Si on ne sent pas de l'humour dans Brüsel, c'est vraiment malheureux ! Autant se jeter dans un canal !

Il y a de nombreux gags évoquant l'univers de Hergé (la chanson de Trenet, les conjurés masqués, le squelette de la clinique évoquant Rascar Capac). Et il y a ce personnage de Tina Tonéro, sorte de Gaston Lagaffe semant la subversion dans les bureaux…

BP : Une autre chose qui m'a amusé, c'est líidée que les dossiers ne soient pas classés par ordre alphabétique mais par rime ! Ce qui donne un nouveau principe de classement. Tout cela crée moins des gags qu'une atmosphère plus complice, un peu plus souriante.

Même si par certains côtés elle est noire, il y a une charge humoristique à la Knock avec l'opération mondaine pendant laquelle le public applaudit.

BP : Oui, et il y a cette horrible réplique du médecin à l'infirmière lui signalant qu'il faut recoudre le patient : “quand donc cessera-t-on de nous persécuter avec des besognes de couturière…” !

FS : Et ce médecin qui trouve que dans le corps humain il y a une foule d'organes qui ne servent à rien ! Si on dit que c'est sinistre, c'est à désespérer !

BP : La charge est cette fois plus poussée, le trait plus forcé sur la médecine dans cet album. Certaines personnes ont été désorientées, car elles attendaient un album sur l'architecture et l'urbanisme. Ceux que nous avons dû gêner le plus, ce sont les conseillers communaux bruxellois qui sont par ailleurs chirurgiens ! Les deux thèmes s'entrecroisent sans arrêt, le thème des travaux et celui de la maladie, ils sont métaphoriques l'un de l'autre.

Pour le solénoïde, nous avons pensé à Jacobs…

BP : En fait, cela vient de d'Arsonval. Jacobs avait peut-être les mêmes références que nous, la même source documentaire. Dersenval jusque dans ses délires est fidèle au modèle de d'Arsonval.

Pourquoi alors n'avoir pas gardé le nom d'Arsonval, vous ne vous êtes pas embarrassé de ce scrupule pour d'autres personnages ?

BP : Peut-être avons-nous voulu éviter d'éventuels ennuis avec un descendant. (rires)

La proximité du modèle est frappante même physiquement comme on peut le constater en comparant leurs traits.

FS : D'Arsonval est véritablement un personnage très curieux. Il a eu une incroyable longévité et a vécu en concubinage avec sa fille adoptive qu'il a d'ailleurs fini par épouser !

BP : A l'époque de Vichy, dans une de ces biographies édifiantes destinées à offrir des modèles de grands savants français à la vie exemplaire, on raconte magnifiquement cet épisode “gênant” : “peu à peu, insensiblement, le respectueux amour filial se transforme en une inclination plus tendre” (!). On nous raconte cela dans un paragraphe entortillé. Il faut dire qu'elle avait alors 25 ans et lui 82 ans !

La dersenvalisation conserve !

FS : Effectivement, et pas seulement le bifteck électrique ! (rires)

Souvenirs de l'éternel présent

L'album Souvenirs de l'éternel présent paru chez Arboris ne fait pas nommément partie du cycle des Cités obscures. Pourtant, par bien des points il s'y rattache…

FS : Voici plusieurs années, jíai été appelé par le cinéaste Raoul Servais et le producteur Pierre Drouot pour réaliser la conception graphique du film Taxandria. Ce travail a été passionnant. Il fallait concevoir l'univers d'un film techniquement expérimental, intégrant des acteurs à des décors dessinés. On évitait ainsi le problème que j'appréhende le plus, à savoir l'animation des personnages réalistes. Le film s'est avéré extrêmement compliqué, díabord parce que Servais n'était pas habitué au long métrage ; et sur le plan technique il y a eu des difficultés pour incruster les personnages. C'était très long. J'ai donc produit une quantité énorme de dessins dont beaucoup n'ont pas été utilisés dans le film, car le scénario a été souvent remanié. Toutes ces difficultés ont paradoxalement contribué à rendre le travail captivant. Nous en étions arrivés à un stade où ni le cinéaste, ni les animateurs, ni les spécialistes du trucage ne dominaient complètement la situation. Cela demandait en effet des compétences tellement complexes et diverses que même un dessinateur de bande dessinée pouvait trouver sa place. Nous avons développé une nouvelle forme d'écriture avec toutes les difficultés inhérentes. Cette écriture fait parfois référence au cinéma, au dessin animé, parfois à la bande dessinée, il y avait des problèmes de cadrage, de proportion des personnages dans un décor, qui nous sont très spécifiques. Ce qui faisait que parfois je me sentais très à l'aise sur un projet qui était très cinématographique et qui à ce titre aurait dû me déconcerter.

BP : Le livre Souvenirs de l'éternel présent a été réalisé dans un deuxième temps. Il s'agit d'une réinterprétation de tout le matériel graphique accumulé pour le film.

Ce que vous soulignez d'ailleurs en indiquant “variation sur le film Taxandria”

BP : Cela se passe dans le même univers que le film, mais il síagit díune autre histoire avec d'autres personnages. Par exemple, il n'y a pas dans le film cet enfant au crâne rasé.

FS : Cet enfant ressemble au premier enfant imaginé par Raoul Servais dans le projet initial. Notre récit se nourrit donc d'éléments du film. En retour, il avait même été question à un moment que Souvenirs de líéternel présent devienne en tant que tel un élément du film. Nous avons fait notre vie en changeant des dessins, en créant certains autres en fonction de l'histoire qui peu à peu a pris corps.

C'est donc bien une histoire à vous. Par divers aspects elle s'inscrit dans le continuum des Cités obscures… bien que vous ne l'ayez pas revendiqué…

BP : Nous ne l'avons pas fait à cause des références à Taxandria. Même si effectivement il y a des parentés avec l'univers des Cités obscures. Par certains aspects, Souvenirs est líalbum qui se rapproche le plus d'un livre pour enfants : grâce à l'immédiateté de la lecture de l'image qui le rend plus accessible. Il a un côté plus proche du conte.

FS : C'est un univers qui tend plus à la féerie. L'ensemble des données est un peu simplifié par rapport aux Cités obscures. Les savants sont plus clairement des savants de pacotille, le pouvoir est plus nettement dictatorial…

De nombreux points suggèrent une lecture psychanalytique

BP : Dont nous vous laissons líentière responsabilité !

Cela nous fait repenser à une question que vous avait posée Thierry Groensteen dans le numéro des Cahiers de la Bande Dessinée qui vous était consacré, au sujet de l'angoisse diffuse que l'on pouvait ressentir dans les Cités obscures. Angoisse venant de l'enfant se confrontant au monde réel…

FS : Je pense qu'effectivement les angoisses d'enfant sont toujours présentes même si elles prennent des formes différentes. Samaris part clairement díune angoisse fondamentale que beaucoup díenfants ont dû ressentir : celle que le monde ne soit rien díautre quíune machination destinée à nous berner. Et Souvenirs de líéternel présent síappuie également sur une peur presque primitive : celle de se retrouver tout seul, dan une société aux ressorts incompréhensibles. Je tiens pour finir à dire que je suis heureux que ce livre existe. C'est un témoignage du travail considérable de toutes ces années, c'est un hommage à tout le travail d'une équipe. Je crois que tous étaient contents de la parution de ce livre.

Mallarmé disait “le monde est fait pour devenir un beau livre”…

FS : Je me souviens de la façon dont Raoul Servais manipulait la pellicule du film, cela lui procurait une émotion intense. Pour nous l'émotion, c'est de toucher un livre ! Nous avons besoin à un moment de tout ramener à un livre.

BP : Pour nous, même par rapport à un film, le livre reste l'objet de référence, c'est l'horizon, le point d'aboutissement. De plus ce travail chez Arboris est l'un des plus poussés que nous ayons fait dans le domaine du livre-objet. Nous avons pu choisir le format, l'emboîtage, la toile, imprimer la matière même du papier. C'était très agréable de pouvoir jouer à plein la spécificité de l'objet.

A ce sujet, le travail réalisé par Marc-Antoine Mathieu, à savoir le jeu sur l'album en tant qu'objet, ne vous tente-t-il pas ?

BP : De différentes manières, avec L'Archiviste, LíEcho des Cités ou Souvenirs de l'éternel présent, nous jouons déjà dans ce registre. Quant à travailler comme Mathieu, cela n'est pas envisageable : il a occupé merveilleusement le terrain, il a mis l'objet en telle effervescence que, pour un moment, c'est un champ verrouillé. Dans l'univers des Cités obscures, il y a quelque chose d'un peu moins ludique. Curieusement, ces aspects-là nous les avons chacun développés de notre côté : François avec Nogegon, moi avec Omnibus et La Bibliothèque de Villers. Ensemble, nous avons développé un ludisme d'un autre ordre, moins formel. Je serais incapable d'expliquer pourquoi ce qui naît de notre collaboration ne se situe pas dans ce registre. Nous ne décidons pas d'aborder tel ou tel thème, c'est l'alchimie de la collaboration qui fait que les thèmes se rencontrent. Dans mon premier roman, Omnibus, il y avait des côtés très ludiques, voire comiques, des mises en abîme, des changements de tons continuels, et lors de notre première collaboration nous avons produit quelque chose d'aussi sérieux que Les murailles de Samaris ! Le ton des Cités obscures est né de notre rencontre, tout comme il y a un ton Terres Creuses. Chaque collaboration produit un ton spécifique. Cíest certainement une des choses qui échappe le plus au désir de maîtrise.

L'Echo des Cités

Parlez-nous du montage de ce projet…

FS : Au départ il s'agit d'une commande de la revue Urbanismes & Architecture. Michel Sarazin, le rédacteur en chef, souhaitait une page par mois proposant une vision utopique de l'architecture. Très vite, nous est venue l'idée du journal dans le journal. Le Go de notre enfance ressurgissait ! Nous pensions pouvoir traiter à notre façon, par le biais fictionnel, les thèmes abordés par la revue.

BP : Dès le deuxième mois, nous sommes passés d'une à deux pages. Nous avons mis au point un rapport texte-image. Au début, les articles étaient indépendants les uns des autres et peu à peu, insensiblement, des thèmes et des personnages sont revenus et se sont imposés : Stanislas Sainclair au début n'était qu'un nom, il a pris de l'épaisseur, puis est apparu Michel Ardan, son rival. Un certain nombre de récits se sont montés dans l'urgence, il fallait absolument boucler en construisant quelque chose autour d'une image. Laquelle devenait ensuite un élément nécessaire dans la logique que nous développions. La grande chance est que cet album a pu se faire par étape, puisquíentre-temps il y a eu le passage dans A Suivre…

FS : Nous avons ainsi pu retravailler certaines pages, et lors de la conception de l'album nous avons une fois encore tout retravaillé à partir des problèmes que nous avions perçus. Nous avons complété le puzzle

BP : Nous avons fait l'ajout style Go des quatre premières pages. Les pseudonymes de l'époque Go sont réutilisés dans la page des gags lamentables “rions un peu !” Cette page est là pour donner enfin des pièces à conviction à ceux qui affirment que nous níavons aucun sens de l'humour ! L'important, c'est le côté rions “un peu”. Nous nous sommes beaucoup amusés à rédiger les petites annonces, l'éditorial, toutes ces choses qui évoquent les journaux miteux que nous avons tous faits à un moment ou à un autre. Même les grands journaux ont commencé avec ce côté laborieux, bricolé ! Il fallait que le journal soit bourré à éclater pour le premier numéro.

Après ce premier numéro, qui est le seul complet, ne suit en quelque sorte qu'une anthologie du journal. Le projet n'aurait-il pas mérité d'être conduit plus loin dans la démesure, à savoir aboutir à une reliure de “vrais” journaux un peu à la manière de Captivant ?

FS : Vous avez tout à fait raison. Des projets de ce type ne peuvent peut-être pas atteindre toute leur dimension. Le problème est qu'on ne voit où vont ces projets qu'en les réalisant. Si nous l'avions prémédité, nous aurions pu organiser encore plus le projet. La dynamique de ce livre nous l'avons découverte peu à peu. Au départ, nous avons travaillé sans visibilité, puis nous avons vu vers quoi nous allions…

BP : Nous aurions pu réaliser LíEcho des Cités de manière plus systématique, mais il est probable que nous ne l'aurions pas porté jusqu'au bout. Líalbum s'est conçu dans cette semi-improvisation et ce n'est qu'au moment où il s'achève qu'on se rend compte quel livre on aurait pu réaliser… Mais l'objet est là, il existe et nous n'avons plus envie de le recommencer, nous souhaitons nous engager sur un projet différent. Peut-être sommes-nous un peu paresseux… Je crois qu'il faut accepter ce type de livre en sachant comment ils ont été élaborés. Líalbum tel quíil est a une fantaisie qui ne se serait pas développée si nous avions su dès le départ qu'il s'agissait de décrire la grandeur et la décadence d'un journal.

FS : Il níempêche que je suis d'accord sur la critique. C'est pour cela d'ailleurs que j'ai eu une certaine inquiétude quant à son accueil. J'ai été très surpris par l'enthousiasme des lecteurs et des critiques. Ce qui m'a étonné, c'est que le propos sur la presse ait été si bien perçu. Il y a eu une efficacité qui nous a surpris.

BP : Les lecteurs ont fait le lien avec les difficultés de la presse écrite, de sa mutation par rapport à l'audiovisuel. Ils ont tout de suite mis en rapport le passage illustration / photographie avec celui presse écrite / télévision. C'est drôle parce qu'en fait cela n'est que sous-jacent dans l'album.

FS : Les premières fois où nous líavons présenté, nous avons dit que c'était un livre à feuilleter, à butiner et non à lire díun bout à líautre. Il y a un parcours à effectuer qui n'est pas celui d'une bande dessinée : on peut voyager dans le livre. Et qu'avons-nous constaté ? Les gens lisaient tout, même les petites annonces et… dans l'ordre ! Cela nous a surpris et beaucoup touchés. Pour revenir à votre remarque sur un album reliure, nous avons longuement réfléchi à la forme de l'Echo des Cités, nous ne voulions pas refaire un livre du même type que l'Archiviste. Nous avions effectivement envisagé de faire un objet qui soit comme les reliures des journaux, avec du papier journal… mais une foule de problèmes se sont posés : l'impression sur papier journal est mauvaise. Or ce n'est pas le papier qui fait le prix d'un livre, c'est la photogravure et l'impression couleur… Nous nous serions retrouvés avec un livre très cher imprimé sur du papier journal… A cela s'ajoutent les problèmes du vieillissement.

BP : Casterman était perplexe devant nos projets, d'autant que la couverture aurait été dépourvue d'image !

FS : Nous avions déjà fait des pré-maquettes, mais quand nous avons amené l'objet chez Casterman, nous avons compris que ce projet ne pouvait aboutir dans cette forme.

BP : En fait, aucun de nos albums n'a joué ce côté d'objet pastiche, nous avons dès le départ eu un aspect “moderne”. Nous avons opté finalement pour une forme plus accrocheuse, plus métaphorique. De plus, nous venions de réaliser Souvenirs de l'éternel présent où nous étions allés jusqu'au bout de certaines envies dans la fabrication de l'objet et sans doute cela nous a-t-il dissuadés d'enfoncer de nouveau le même clou.

Le Passage

Certains projets connaissent un temps de maturation assez long. Vous parliez déjà de Brüsel dans l'Archiviste en 1987, vous évoquiez aussi une histoire sur Pâhry dont vous avez donné quelques séquences dans différents numéros d'A Suivre…

BP : Nous avions commencé en 1985, dans le spécial “Architecture” d'A Suivre, avec cinq planches publiées sous le malencontreux titre Utopies. Puis, il y a eu trois petits morceaux : l'Elysée, l'Opéra et le Louvre et l'histoire en douze planches : l'Etrange cas du docteur Abraham. Nous avons un projet de structure assez précis pour líalbum, mais les choses ne se sont pa imposées assez naturellement. Brüsel, puis Líenfant penchée ont supplanté ce livre jusquíà ce jour. Le problème est que les planches déjà réalisées vieillissent, et particulièrement le personnage principal, conçu voici près de dix ans. Nous touchons peut-être ici aux limites de notre principe de réintégration des éléments existants.

FS : Il y a donc actuellement un blocage, peut-être trouverons nous la solution pour recadrer l'histoire. Mais si nous n'aboutissons pas nous traînerons cela comme un manque. Car, malgré tout, dans ces morceaux de récit, il y a des éléments sur lesquels nous nous sommes appuyés pour avancer.

BP : L'Echo des Cités, tout comme l'Archiviste, a trouvé son unité avec la couverture. Titre et couverture sont tombés justes. L'idée de Passage qui nous tenait tant à cúur nous l'avons trop travaillée, le titre ne convient déjà plus. Beaucoup de ces histoires tournent autour du Paris des Cités obscures, Pâhry… Cíest peut-être cela qui fera l'unité díun futur album qui serait mi-BD, mi-illustration, et proposerait líexploration de Nouveaux mystères de Paris.

FS : Nous avons également imaginé un livre qui s'intitulerait Petit Guide des Cités obscures et fonctionnerait comme un guide bleu, décrivant tout ce qu'on peut trouver dans les cités. Une esquisse en est parue dans la revue Les Saisons. Nous avons aussi eu le projet díun livre de cuisine des Cités obscures… Tous ces projets doivent “tomber bien”, arriver au moment juste. Pour LíEcho des Cités tous ces éléments étaient en place. Nous sommes très à l'écoute de ces alignements.

BP : Il faut aussi que nous ayons l'objet adéquat, si nous avons un guide au format díun album de BD, cela ne présente plus aucun intérêt.

Urbicande Opéra

Le projet d'opéra est un des plus ambitieux, il remonte déjà à quelques années. Comment s'est-il monté, où en est-il aujourd'hui ?

BP : Un jour de 1986, quelqu'un est venu sonner à la porte de François et nous nous sommes retrouvés nez à nez avec une réplique de Robick, les mêmes favoris, les mêmes lunettes, la même tête ! C'était saisissant. Cet homme, Didier Denis, nous a dit qu'il voulait faire un opéra de La fièvre d'Urbicande… Et cet homme c'était Robick ! Il avait même des traits de caractère robickiens, ce côté décalé par rapport aux basses réalités du monde. Il vivait déjà pour ce projet. Nous avons été très séduits par son enthousiasme, son identification à l'album ainsi que par sa formation musicale avec Messiaen. Ce qu'il nous a donné à entendre nous plut également.

Le rapport entre La fièvre d'Urbicande et le monde de l'opéra nous paraissait assez juste, il y a dans l'album une certaine solennité, un hiératisme. Si on nous avait proposé une pièce de théâtre ou un film nous aurions sans doute refusé ; l'opéra proposait la juste distance. De plus, lorsqu'il nous a dit vouloir matérialiser le cube par la musique, une structure musicale en progression, nous avons eu le sentiment que le problème de la transposition était bien pris en compte. Ensemble, nous sommes donc convenus de réécrire et de restructurer le matériau de l'album pour en faire un opéra en trois actes, l'acte central reprenant et développant un aspect que nous n'avions pas traité de façon satisfaisante dans l'album : la rive nord. Elle serait la rive de la musique avec des instruments à la sonorité et au timbre différents. Je me suis donc mis au travail d'écriture du livret et très vite je me suis rendu compte qu'il faudrait réécrire pratiquement tout : la forme journal ne convenait plus, et d'autre part les dialogues devaient s'adapter à la brièveté qu'impose le chant. En même temps il fallait intensifier l'aspect dramatique, la dimension sentimentale sous-jacente dans l'album. Le trio Thomas - Robick - Sophie devient un élément clef. De fil en aiguille nous avons réécrit, je ne dirai pas une autre histoire, mais une tout autre interprétation de la même histoire. C'est un travail très long, l'opéra durera trois heures ! De plus, Didier Denis a des charges professionnelles prenantes et ne peut se consacrer à plein temps à la composition. Nous espérons cependant voir le tout aboutir vers la fin de cette année. J'ai en effet proposé comme date butoir janvier 95 à Didier Denis, c'est-à-dire dix ans après la sortie de l'album La fièvre d'Urbicande.

Existe-t-il déjà des projets concrets de mise en scène de cet opéra ?

FS : C'est très difficile de monter un opéra. Didier Denis vit actuellement à Montpellier qui est une ville assez dynamique sur le plan musical. On espère trouver là au moins les éléments de la réalisation d'une première étape : monter un acte ou une partie en oratorio et à partir de là envisager une production díensemble qui, il faut bien le dire, risque díêtre lourde. L'opéra contemporain n'est pas une chose évidente, même si la musique de Didier Denis n'est pas du tout inaccessible. Ce n'est certes pas un opéra rock, ni non plus du Verdi, c'est une úuvre assez exigeante musicalement, sans être pour autant hermétique. De plus, le public de l'opéra n'est pas celui de la bande dessinée. Nous pouvons nous appuyer sur la petite réputation de cette bande dessinée, mais pour certaines personnes dans le monde musical c'est presque un handicap. C'est un défi et, dans tous les cas, quand bien même le projet n'aboutirait pas scéniquement, nous aurons été heureux d'úuvrer dans cette direction. Ce travail est une gageure qui nous aura ouvert des horizons grâce à la collaboration avec un musicien, c'est un projet vraiment très excitant.

Aviez-vous déjà des rapports particuliers avec la musique ?

BP : François comme moi, nous sommes amateurs de musique classique, sans être de véritables connaisseurs et nous sommes malheureusement incapables de déchiffrer une partition. Cela n'exclut pas la collaboration avec un musicien : nous pouvons apprécier les partitions quand l'auteur nous les commente, les chante, ou les joue.

J'ai constaté avec amusement qu'en écrivant le livret je ne pouvais m'empêcher de chantonner. Très étrangement, lorsque Didier Denis nous a ensuite joué ou chanté certains passages, jíai retrouvé certains des rythmes que je m'étais forgés, bien sûr dans une autre structure musicale. Au fond, le texte à sa propre musicalité qu'il finit par imposer. Ce souci de la musicalité, ne serait-ce qu'au niveau le plus rudimentaire en chantonnant, pousse à choisir certains mots plutôt que d'autres. On sent que certains mots ne sont pas à leur place, que certaines sonorités se heurtent. Plus que musicalement, j'étais contraint de réfléchir rythmiquement.

L'expérience de ce type d'écriture aura-t-elle nourri en retour votre façon d'écrire la bande dessinée ?

BP : Je ne sais pas. A chaque fois, les problèmes qui se posent sont différents. On peut dire par exemple que l'écriture des textes des Murailles de Samaris est elle aussi une écriture rythmique, mais d'une rythmique littéraire. De même dans les dialogues, il y a cette question du langage parlé : le parlé bande dessinée n'est pas celui du cinéma, ni celui du théâtre, on doit à chaque fois trouver un nouveau ton.

Il arrive que líon me reproche le côté trop “écrit” des dialogues des Cités obscures, mais jíai le sentiment que ce ton correspond bien au style des dessins, ainsi quíà la période de référence des albums. Cíest cependant un domaine où je me pose beaucoup de questions : jíaimerais arriver à une plus grande caractérisation individuelle des personnages, à travers leur façon de síexprimer. Des gens comme Balzac, Proust ou… Hergé sont à cet égard de grands maîtres.

L'enfant penchée

Quelle est la fonction du retour actuel au noir et blanc dans l'enfant penchée, après l'épisode en couleur de Brüsel ?

FS : On fait souvent une nouvelle histoire contre la précédente. Le chaos de La Tour s'inscrivait ainsi contre l'univers obsessionnel d'Urbicande. C'est pourquoi après le réalisme de Brüsel, nous revenons vers une histoire plus fantastique. On a voulu une héroïne pour changer et rendre le regard du lecteur plus sensible, passer par une émotion différente. La mise en couleur oblige à revenir sur l'histoire. Pour Brüsel, le récit dessiné ayant été achevé après un an et demi de travail, il a fallu consacrer encore six mois à la mise en couleurs, du matin au soir, week-end compris, du délire ! Avec le noir et blanc, on ne revient pas sur l'histoire, on avance avec ce sentiment d'accompagner le personnage.

Le noir et blanc est plus adéquat à restituer une atmosphère fantastique ?

FS : Peut-etre… Par ailleurs, c'est un besoin de se ressourcer, c'est la base, le dessin pur. Avec lui, pas moyen de biaiser, c'est pur, c'est franc, c'est une école formidable. Je reviens au noir et blanc avec un plaisir que vous n'imaginez pas !

BP : Avec L'enfant penchée et pour la première fois, le rythme très lent de prépublication sur deux ans, par petits chapitres, nous permettra de revenir sur l'histoire si besoin est, en tenant compte de certaines réactions de lecteurs.

Le récit n'est pas entièrement découpé ?

BP : Loin de là. Nous avons bien sûr de l'avance, mais beaucoup de choses restent ouvertes, même si la structure est déjà très précise.

L'histoire à son début est assez déroutante avec cet enchaînement de chapitres sans rapport évident entre eux, si l'on excepte les indications chronologiques.

BP : C'est la première fois que nous mettons en úuvre trois trames narratives, trois points de vue nettement différenciés. Et si le projet global est sans doute difficile à percevoir dans le cadre díune si longue pré-publication, nous espérons que chaque chapitre va fonctionner pour le lecteur indépendamment de la logique générale du récit, presque comme une histoire courte. Dans Brüsel, nous proposions, à l'inverse, de longs chapitres très chargés, et la lecture en était plus difficile.

Puisque la prépublication dans le journal induit un rythme de lecture distinct de celui de l'album, comment résolvez-vous cette contradiction ?

FS : Díabord, il y a le plaisir de voir les pages imprimées dans ce format réduit. Il faut que l'encre fasse son úuvre, qu'elle passe dans le film et sur la plaque, qu'elle investisse le souple papier du journal pour donner l'épreuve définitive. A ce moment, vous voyez réellement ce que ça donne et envisagez d'éventuelles modifications pour la suite.

BP : La pré-publication suppose également une certaine densité narrative. Imaginez ce qu'a pu avoir de contraignant pour Hergé l'obligation de se limiter à un strip quotidien durant la guerre. Un strip ce n'est rien, et pourtant il fallait qu'il se passe quelque chose chaque jour. Notre admiration pour Le Secret de la Licorne ou Les 7 boules de Cristal vient aussi du fait que ces récits ont bénéficié de cette contrainte quotidienne, sans que l'histoire générale en souffre. Cette richesse ne tient d'ailleurs pas à une multiplication díanecdotes feuilletonesques, mais au fait que chaque image est chargée narrativement. Notre ambition dans Líenfant penchée est que chaque chapitre ne soit pas seulement une pièce du mécano de l'histoire mais qu'il ait sa force propre. Il y a là une vraie difficulté et l'un des problèmes actuels des auteurs est peut-être qu'ils visent davantage une cohérence globale et acceptent d'intégrer une séquence qui n'aurait pas pu fonctionner isolément.

FS : Avec L'enfant penchée nous abordons le plus long récit que nous ayons tenté, cent trente pages c'est énorme pour nous. Il y en aura peut-être cent vingt ou cent cinquante, à ce jour nous l'ignorons. Mais c'est vrai que nous avons l'envie de faire des livres amples, qui durent et qui incitent le lecteur à plonger et s'immerger dans l'histoire.

Vous visez cet effet de lecture prolongée ?

FS : On en rêve ! Le plaisir, c'est de lire une vingtaine de pages et de reprendre le lendemain pour faire durer les sensations… Que le lecteur vive un long moment avec líhistoire et quíelle ne síefface pas tout de suite de sa mémoire.

BP : Je me souviens que cíest un problème qui míobsédait à líépoque de La fièvre díUrbicande. Quíest-ce qui rend un récit inoubliable ? Quíest-ce qui fait que, si nous avons lu un jour La métamorphose, Líinvention de Morel ou LíEtoile mystérieuse, il nous en restera quelque chose jusquíà la fin de nos jours ?