Altaplana, world of Francois Schuiten and Benoit Peeters

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Première Partie : François Schuiten

Itinéraire, influences et rencontres

L'imagination baigne toute votre úuvre et sur ce terrain, la période de l'enfance nous paraît privilégiée. Nous aimerions savoir quel enfant vous étiez ?

Je suis né du second mariage de mon père, qui avait déjà six enfants de sa première femme, décédée à l'accouchement du dernier. Ma mère a donc épousé mon père et il y eut encore deux enfants, moi-même et ma jeune súur. Nous étions une famille de huit enfants, très unis, à laquelle se joignait ma grand-mère paternelle, puis ma grand-mère maternelle et la présence fréquente d'une tante, de cousins et de cousines. Une famille très large vivant dans une grande maison à la périphérie de Bruxelles, mi-campagne, mi-faubourg, un lieu spécifiquement bruxellois, avec beaucoup de charme. Bien que né à Schaerbeek, quartier où je réside maintenant, j'ai donc vécu toute mon enfance dans ce coin de Stockel…

Ce qui était formidable, c'est que j'avais au-dessus de moi deux grands frères et quatre grandes súurs, ce qui a joué un grand rôle. Mon père, architecte, construisait beaucoup et avait une grande ambition artistique. Il était tout à la fois peintre, architecte, et amoureux des Arts, très désireux de donner à ses enfants une culture artistique poussée. J'avais l'avantage d'avoir des aînés qui avaient tracé le chemin et avaient résisté à l'ambition du père. Les aînés reçoivent toujours le premier choc, et n'étant qu'en seconde ligne, j'étais dès lors plus favorisé, moins en combat.

Le rôle de votre père dans votre formation artistique fut donc déterminant.

C'est indéniable. Il vit encore, c'est un homme impressionnant dans sa philosophie, sa perception des choses, l'ampleur de sa réflexion artistique. Il a écrit plusieurs livres sur l'architecture, qu'il a illustrés de peintures et d'aquarelles. Pendant la guerre, cela lui a permis de faire vivre sa famille, et après, grâce à ses livres, il a eu la chance d'avoir rapidement des clients et un énorme travail pour son bureau d'architecte. Je traînais donc dans les pieds des employés, parmi les calques et l'odeur de l'ammoniaque dans lequel on développait les tirages. J'étais immergé dans les propos liés à l'architecture, mon futur beau-frère était ingénieur architecte, les amis de mon frère étaient architectes, et du petit déjeuner au dîner les conversations tournaient autour de ce sujet, incluant l'inévitable conflit des générations et le regard différent que portait notamment mon frère, de façon militante, lors des années soixante-huit…

Un regard en opposition ?

Oui, une façon de concevoir l'architecture radicalement différente. Mon père, lui, avait fait les Beaux-Arts à Paris et avait une perception beaucoup plus classique, tout en étant un architecte de son temps, avec les idées de son époque qui rejetait partiellement l'architecture passée. En ce sens, on peut dire qu'il a participé lui aussi à la démolition de Bruxelles, car il vivait dans une volonté de modernité, avec cet impératif qu'il fallait rénover et changer la ville. Il était partie prenante dans de très gros projets qui ont en partie détruit Bruxelles.

Vous étiez un témoin privilégié de tout ce brassage d'idées.

J'ai assisté à ces grands débats par la petite lorgnette de l'enfance, mais surtout, comme mes autres frères et súurs, j'ai reçu de mon père une précieuse éducation liée au domaine artistique. Mon père considérait l'école comme un appoint, estimant qu'il fallait surtout apprendre à regarder, à dessiner et à peindre. Très tôt, il nous a fait visiter musées et châteaux, en Italie et en France, et nous a mis au dessin en nous donnant des cours très pointus. Par exemple, il nous montrait un dessin pendant une minute et il fallait se remémorer ce qu'on avait perçu. Il nous apprenait à travailler avec des papiers découpés, des collages, etc…

Ce père, si présent sur le terrain artistique, était-il pour vous comme un modèle ?

Oui, c'était quelqu'un de très important que j'admirais et que j'admire díailleurs toujours, même si mon regard síest évidemment transformé. Il avait vite remarqué mes capacités en dessin et le plaisir que jíéprouvais en dessinant, malgré les contraintes. Je me souviens encore de ce jour où il voulait m'apprendre un dégradé d'aquarelle, ma mère intervenant “il a ses devoirs à finir”, moi peinant et pleurant, mon père fâché, tranchant “il finira d'abord son dégradé d'aquarelle” ! Je pense aujourd'hui qu'il avait franchement raison de pousser ainsi à fond mes potentialités graphiques. Surtout, il a su m'inculquer un code de compréhension de la grande architecture, de la grande peinture, comme une grille de réflexion et d'appréciation sur les proportions, l'harmonie des couleurs, la composition, une assise de perceptions.

Ces repères étaient-ils plus de l'ordre de la perception que de celui de la technique ?

Je crois. Plus de l'ordre du regard, du “comment décrypter une composition”, retrouver le principe et l'intention du peintre. Toute cette démarche s'arrêtait toutefois à Picasso, mon père ayant eu plus de difficultés à aller vers les conceptuels, ou même les surréalistes.

Pour revenir à l'imaginaire, quelles sollicitations ont contribué à l'enrichir, quelles lectures ont poussé l'enfant que vous étiez dans cette direction ?

Je dois vous dire, car ce n'est pas très clair dans ce qui précède, que j'ai été profondément bercé par la bande dessinée. Parallèlement à cette éducation ambitieuse et classique qui rejetait d'ailleurs complètement la BD, mon frère Luc, plus âgé de quinze ans, m'a fait partager son amour pour la BD. Il avait découvert le Journal de Tintin au moment de La Marque Jaune, lors de cette intense période de créativité des journaux Tintin et Spirou. Il avait vécu cet extraordinaire moment et m'avait communiqué ses sensations. En ce sens, il était mon second père, lorsqu'il me prenait sur ses genoux pour me lire une page de La Marque Jaune chaque jour, recréant au quotidien le suspense hebdomadaire du journal. Je ne savais pas encore lire, et il me déclamait théâtralement les dialogues, en dramatisant et en reproduisant ainsi l'émotion qu'il avait ressentie… J'étais donc au confluent de cette double influence, un enfant un peu renfermé, timide, mais doublement heureux de recevoir cette richesse du père et du frère.

D'autres séries vous ont-elles été accessibles à l'époque ?

Grâce à mon frère, j'ai appris à regarder de bonnes bandes dessinées, dont Le Fantôme Espagnol de Vandersteen, Corentin de Cuvelier, et bien sûr Spirou et Fantasio de Franquin. J'avais déjà un mouvement immédiat qui me portait vers les beaux livres de BD, les albums toilés du Lombard. Très vite, en même temps que l'histoire proprement dite, j'ai aimé l'objet-livre. Je ressentais un réel plaisir, et il est vrai que lire Le Fantôme Espagnol en édition originale est sans comparaison avec la lecture actuelle des rééditions Erasme. Il y avait déjà l'attrait pour le beau livre comme moment rare, comme moment cher.

On ne peut manquer d'évoquer, sur ce chapitre des livres d'enfance, ceux de Jules Verne dans la collection Hetzel. Ces livres faisaient-ils partie de la bibliothèque familiale ?

Non, mais je les ai bien sûr dévorés. C'était une lecture postérieure à ma découverte de la bande dessinée. Ma culture était assez diversifiée car mon entourage était large. Il m'est arrivé de faire de la figuration dans des pièces de théâtre que dirigeaient un cousin ou un oncle. Je me nourrissais de cette diversité qui mêlait le grand Art à d'autres expressions. La bande dessinée m'apparaissait importante car elle appartenait au domaine de l'interdit, mon père ne souhaitant pas que j'en lise. Je me souviens même avoir caché sous mon pull des albums achetés vers douze, treize ans, et les avoir introduits clandestinement à la maison…

Cette période scolaire, comment l'avez-vous vécue ?

Ma scolarité n'était pas nulle, mais laborieuse, difficile. Ma seule façon de m'évader était de lire et de dessiner.

Diriez-vous que vous avez reçu une éducation religieuse ?

Totalement ! Mes parents sont des catholiques dans le plein sens du terme, avec une dimension chez mon père que l'on peut qualifier de mystique.

Cette question, nous la posions en référence directe avec l'univers des Cités obscures, caractérisé par de fréquentes allusions bibliques.

C'est indéniable, et renforcé par le fait que Benoît a reçu de ce point de vue une éducation assez comparable… Je subissais les contraintes de la religion catholique, vécues réellement comme des contraintes. J'étais scolarisé dans des établissements catholiques, comme le collège Don Bosco, très empreints de cet esprit (íalbum de Jijé Don Bosco y était une grande référence). Mes parents désiraient que nous allions dans cette direction, même si certains de leurs enfants ont pris ensuite un recul très net, très tranché. On peut dire que je faisais partie de la bourgeoisie bruxelloise, car mon père, même s'il dut à ses débuts travailler énormément, avait atteint une aisance certaine au moment où je suis arrivé. Je n'ai jamais ressenti le poids de ce que l'on appelle “les fins de mois”.

Cet aspect des choses vous paraît important ?

Peut-être aurais-je été fier de pouvoir, comme certains, revendiquer une enfance difficile. Mais ce n'est pas le cas, je le reconnais.

Comment ressentiez-vous l'école ?

J'étais un enfant assez complexé, et d'une certaine façon j'en ai pris plein la figure. J'étais plus grand que les autres, maladroit en éducation physique et incapable de taper dans un ballon. Très vite, j'ai porté des lunettes, et je me sentais décalé par rapport aux autres. Mon lieu de développement, je le trouvais dans le dessin, qui me faisait décoller dans l'imaginaire. J'avais beaucoup de mal à me concentrer sur le reste. J'étais dyslexique, avec un défaut de prononciation, une scoliose et une jambe plus longue que l'autre (rires). Tout ceci ne rendait pas les choses aisées.

Durant vos études vous avez fait la connaissance de Benoît Peeters. Pouvez-vous nous parler de votre première rencontre ?

C'est très curieux, mais je crois que l'on s'est tout de suite repéré l'un l'autre, lorsquíà douze ans, nous nous sommes retrouvés sur les bancs de la même classe. Il était assez petit et moi plutôt grand, nous étions donc hors-normes et cela a dû aussi nous rapprocher. Nous avons conçu ensemble un journal, dont nous étions presque les seuls intervenants. On travaillait ensemble sur tous les aspects du projet, et ce qui est très amusant c'est que l'on travaille aujourd'hui comme on le faisait déjà à l'époque, c'est à dire en envisageant d'abord les choses de concert, puis l'un les écrivait et l'autre les dessinait. L'idée de l'article était discutée à deux, le plus souvent comme un bonne farce concoctée par deux garnements. Nous nous amusions et rêvions ensemble, il y avait entre nous une dynamique profonde qui laissait les autres intervenants un peu sur le côté.

Quels étaient les sujets de vos histoires communes, des récits d'aventures ?

Pas vraiment des histoires, plutôt des articles. Il y en a eu un sur líavenir de l'école dont une rumeur disait qu'elle était bâtie sur des sables mouvants et vouée à disparaître, alors que l'on nous cachait cette vérité… Certains parents en avaient été alertés.

Un ton annonciateur de vos productions futures ?

Oui, mais cela reste une exception. Les autres articles avaient une tonalité plus potache. Ce journal s'appelait Go, et cultivait l'impertinence.

Quels tirages, et pour quels lecteurs ?

Très peu d'exemplaires, bien sûr, car réalisés laborieusement au stencil, ce qui ne facilitait pas les tirages des dessins. Nous disposions d'une vieille ronéo de l'école. Pour díautres numéros, nous avons aussi travaillé avec une machine “au carbone” qui permettait une pseudo-impression “en couleur”…. Par certains côtés, on peut dire que la création de L'Echo des Cités est le prolongement direct du plaisir ressenti à l'époque.

Les adultes vous encourageaient-ils ?

C'était une activité parallèle, et le collège développait volontiers les activités para-scolaires. Après deux ou trois numéros, certains professeurs ont été un peu énervés par le relatif succès et l'essor de notre journal, imprévisible et impertinent. Ils ont voulu récupérer l'idée en créant leur propre journal, très ringard, avec des considérations moralisantes, des propos sur Ovide et des traductions latines ! A un certain moment, nous nous sommes séparés Benoît et moi, et il a créé son propre journal et moi le mien. Je voulais changer de support car le stencil était trop dur. C'était pour des raisons techniques que nous avions bifurqué, puis nous nous sommes retrouvés. Il y a eu jusqu'à quatre ou cinq titres dans cette petite guerre des journaux ! C'était amusant, il y avait déjà la fascination de l'imprimé… j'avais douze, treize ans, et cette phase très intense a duré environ un an et demi.

Avez-vous d'autres souvenirs de cette amitié entre vous ?

Nous étions très proches, car le dimanche matin Benoît venait suivre des cours de peinture chez mon père. Je me souviens que nous avions commencé tous les deux une copie à l'huile d'un tableau de Delacroix, une scène de chasse dont le lion, brossé par Benoît, avait une allure saisissante, mais pas tout à fait réussie ! Un jour, les parents de Benoît, qui travaillaient à la Communauté Européenne, sont rentrés en France, et je ne l'ai plus vu durant cinq ans… Puis, il est revenu habiter Bruxelles après des études de philosophie et la publication de son premier livre, Omnibus, et juste avant la sortie du second, La Bibliothèque de Villers. Je venais de publier Carapaces dans Métal Hurlant, et nous nous sommes redécouverts. Il était fasciné par la bande dessinée et a écrit un très bon texte sur les histoires qui allaient former Carapaces. Il ne m'a pas dit “travaillons ensemble”, mais “ce que tu fais me plaît vraiment”.

Il avait une grande passion pour l'univers de Hergé, et découvrait que la BD explorait d'autres formes. Toute líeffervescence du 9e Rêve l'avait enthousiasmé. Très vite, nous nous sommes revus et nous avons pensé à un premier projet d'histoire, une nouvelle mouture de Flippertrip, récit paru dans le 9e Rêve et dont je n'étais pas satisfait. Le projet a été abandonné au profit d'une histoire originale, qui est devenue Les murailles de Samaris…

Vous aviez débuté très jeune, à seize ans, dans le Pilote belge. Ce précoce professionnalisme était-il fortuit ?

En fait, j'ai très jeune voulu faire de la bande dessinée. Pour mes premières vraies tentatives, j'avais douze ans et je n'ai pas arrêté depuis. Je me souviens de toutes ces soirées, passées à dessiner à perte de vue, le plus souvent avec líun ou líautre ami. Ces premiers travaux, je les réalisais pour apprendre, sans autre perspective que de me qualifier. Ils ont un semblant de professionnalisme avec díénormes défauts, c'est très curieux.

A cette époque, j'illustrais les poèmes romantiques d'un ami du même âge, et reliais ces livres en un seul et unique exemplaire, je les cartonnais et les mettais en page. Nous voulions réaliser LE bel objet. Et dans ce même ordre de réalisation, je constituais des recueils uniques de BD tirées de journaux, aboutissant ainsi à des albums que je trouvais plus beaux que les vrais car j'avais remarqué la qualité supérieure des couleurs des journaux par rapport aux albums. Plaisir de fabrication du livre, donc, un intérêt qui perdure aujourd'hui.

Comment êtes-vous parvenu à publier dans Pilote ?

J'avais pris mes distances par rapport aux journaux Tintin et Spirou, et avais tout de suite adhéré à l'esprit Pilote, tout comme mon grand frère qui achetait également Hara-Kiri et Charlie. Je considérais Pilote comme le journal le plus intéressant. Le journal avait alors une édition belge, et une rédaction à Bruxelles ; je leur ai proposé mon histoire, et curieusement ils líont acceptée immédiatement. C'était un récit de cinq pages, et ça leur convenait bien. Je n'oublierais jamais ce qu'ils m'ont dit en me qualifiant de plus jeune auteur de toute l'équipe ! Mon récit était entièrement réalisé au bic, de façon très laborieuse car je dessinais chaque case sur un papier séparé et, après l'avoir modifiée maintes fois, je la collais sur la planche.

Vous a-t-on aidé ou conseillé sur la réalisation ?

Devant résoudre tous les problèmes à la fois, scénario et dessin, je bénéficiais heureusement des conseils de mon frère et d'un homme qui a beaucoup compté pour moi, Claude Monfort, un remarquable animateur de dessin animé qui m'a énormément appris sur le mouvement des corps. Une autre personne qui m'a beaucoup apporté, c'est Maurice Tillieux. J'étais encore à Don Bosco à l'époque ; j'avais proposé une conférence-diaporama sur un dessinateur et cíest lui que jíavais choisi. Avec un ami, nous nous étions rendus en vélo chez lui, dans sa maison près de la forêt de Soignes à Notre-Dame-au-Bois. Il nous a reçus pendant toute une après-midi. Nous avions crevé un pneu qu'il nous a réparé lui-même ! C'était formidable, cette gentillesse d'accueil. Souvent j'y pense en me demandant si je donne un accueil aussi chaleureux que celui qu'il nous a offert. Sa disponibilité donc, mais surtout la qualité de ses critiques m'ont profondément impressionné. Il a commencé à dessiner à côté de mes planches en modifiant les perspectives ; ses croquis magnifiques étant d'une absolue justesse. Je crains malheureusement díavoir perdu ces dessins. Cette inoubliable après-midi en compagnie de cet adorable auteur s'est achevée, et nous sommes repartis lestés d'un coca, des précieux croquis, et des étoiles plein les yeux…

Après mon père, mon frère, Claude Monfort, il y a eu donc Maurice Tillieux, car il est de ces personnes magiques dont cinq minutes de rencontre comptent autant dans votre vie que des mois avec d'autres, tant étaient justes ses observations.

Comment s'explique ce silence entre la première publication dans Pilote en 1973 et celle de Carapace dans Metal Hurlant en 1977 ?

Il faut savoir que ma deuxième histoire, acceptée par Pilote, n'est jamais parue, car le journal a disparu, faute de rentabilité aux yeux de la rédaction parisienne. Après la disparition du Pilote belge, support par lequel j'étais entré dans le monde professionnel, je n'ai pas pris la décision d'aller à Paris pour poursuivre. Je suis entré à Saint-Luc. Et là, reçu à l'examen d'entrée par Claude Renard, j'ai été perçu avec une sorte d'inquiétude, puisque j'avais déjà publié. On pensait que j'étais sûr de moi, ce qui n'était pas le cas. Mon premier contact avec Claude fut donc assez distant, mais très vite il s'est avéré que nous étions sur la même longueur d'onde, et le professeur s'est mis à dessiner avec l'un de ses élèves. Dans le jury de cette fin de première année, il fut donc à la fois juge et partie. Claude a été pour moi un formidable catalyseur, et il est devenu un de mes grands amis.

Quels prolongements dans votre création actuelle proviennent de cette période Saint-Luc ? Des acquis techniques ?

Ce qui était intéressant à l'époque, c'était la position de Claude Renard qui voulait marquer sa différence avec les grandes maisons d'éditions belges, Dupuis, Lombard et Casterman, en impulsant une bande dessinée basée sur la recherche et l'expérimentation. L'idée était qu'il fallait pousser le média le plus loin possible dans sa différence. Nous cherchions tous azimuts, à grand renfort de hors cases et de textes décalés. Toute cette effervescence apparaissait comme élitiste et prétentieuse aux yeux des professionnels belges. Cet aspect esthétique leur semblait être l'apanage de jeunes bourgeois jouant à l'avant-garde nombriliste.

Aucun n'y percevait un potentiel ?

Au milieu de toutes ces critiques, il y avait l'exception Franquin qui témoignait díun regard plus ouvert et beaucoup plus attentif : il mía notamment conseillé de travailler en noir et blanc, me disant que tout était là. Cíest lui qui a rédigé une magnifique préface au premier 9e Rêve, recueil des travaux de l'institut. Avec beaucoup de gentillesse, il avait écrit : “il faudra malgré tout apprendre à prendre le lecteur par la main”. Cette belle formule était en même temps la plus poétique et la plus juste, car elle prenait en compte toute notre énergie créatrice. Cette énergie qui a donné par la suite naissance aux Berthet, Cossu, Goffin, Andréas, Sokal, Swolfs et les autres. Tous ces auteurs sont issus de ce mouvement créatif impulsé par Claude Renard, on ne le dira jamais assez. Cette dynamique concernait aussi, et c'était nouveau, des dessinatrices talentueuses comme Chantal de Spiegeleer ou Séraphine. Cette expression féminine de la bande dessinée a participé profondément à l'image novatrice de Saint-Luc.

Cet institut délivre quel type de diplôme ?

C'est un cycle supérieur d'Arts Plastiques avec, entre autres, des sections peinture, illustration, bande dessinée. Les études durent trois ans. Aujourd'hui, il y a quatre-vingt-dix élèves, alors que nous étions trente. Je dois préciser que j'avais díabord fait à Saint-Luc mes “humanités artistiques”, cíest-à-dire un deuxième cycle díétudes secondaires incluant des dessins techniques extrêmement poussés, des exercices de contrôle de la main, contrôle de la pression du crayon sur le papier, etc… Un apprentissage très profitable.

Il y avait déjà une fascination pour la technique ?

Absolument. Très jeune, je m'étais rendu à une remarquable exposition organisée par Moliterni, et j'avais acheté le somptueux catalogue Bande dessinée et figuration narrative.

Il s'agissait historiquement de la première grande exposition de Bande Dessinée, due à l'équipe de Phénix, qui s'est tenue en 1967 au Musée des Arts Décoratifs à Paris, et qui circula ensuite.

Le catalogue reprenait, en les commentant, de magnifiques illustrations en noir et blanc, illustrations qui conduisent souvent à de plus beaux livres qu'avec la couleur, car il y a une plus grande cohérence graphique. Même des styles extrêmement différents peuvent cohabiter, et la lecture de ce formidable livre illustrait cette grande leçon. Un autre livre qui a exercé sur moi une réelle fascination, et pour lequel j'avais longtemps économisé, cíest le Little Nemo paru chez Horay. Cette bande dessinée a été pour moi fondamentale, c'est elle qui m'a le plus influencé. L'objet était très beau, avec son grand format, son alternance de planches en noir et blanc et en couleurs, son ampleur. Je le lisais à raison de trois pages par jour, je le savourais. Winsor Mc Cay est devenu le maître de référence absolu, bien au-delà de Little Nemo. Son rapport au dessin animé, sa manière díintervenir physiquement durant la projection sont des choses que nous avons reprises, Benoît et moi, dans nos “conférences-fictions” sur les Cités obscures. La dimension de Mc Cay, c'est aussi toute son inventivité, ses trouvailles sur la bande dessinée, son úuvre de dessinateur de presse, son travail de coloriste, bref sa polyvalence !

Sur le plan technique, nous avons été surpris par votre intérêt pour Milton Caniff, évoqué lors d'un précédent entretien.

J'évoquais Milton Caniff en référence à sa maîtrise du noir et du blanc, et au niveau d'abstraction qu'il atteint en tirant partie de cette technique. Je suis passionné par cette problématique de l'abstraction, de la part d'irréalisme possible, mais comme mon dessin est très réaliste, j'en suis encore loin…

Si filiation il y a, nous la verrions davantage du côté des grands graveurs du XIXe, Gustave Doré…

C'est indéniable. Même si j'apprécie les gens comme Masereel, le fameux graveur sur bois qui donne dans une abstraction presque totale, je me sens proche de ceux dont l'univers est lié au trait, au travail de la lumière, au modelé.

Comment avez-vous découvert Métal Hurlant ?

A Saint-Luc, nous étions épatés par ce journal que nous avions découvert très vite. On percevait qu'il se passait quelque chose, et c'était comme un pont vers la BD française car nous ne nous reconnaissions plus dans la BD belge. Métal ouvrait une porte à chaque numéro, avec Múbius, Druillet, Tardi, Claveloux, Nicollet, et leurs histoires surprenantes aux techniques diversifiées. On rêvait d'y être publié. Claude Renard nous avait demandé un exercice avec cette contrainte d'inclure de la photo dans nos planches. Cette particularité avait servi de moteur et sur un projet de mon frère Luc, Carapaces a pris forme. En présentant nos planches à Dionnet et Manúuvre qui avaient un úil connaisseur et rapide, nous avons eu droit au numéro rodé : “c'est OK, OK aussi pour les States, etc…” !! Il avait fallu six mois de travail pour faire ces huit planches, qui collaient bien à l'esprit Métal, et ils m'ont demandé la suite. J'ai embrayé avec La Débandade, une histoire plutôt poétique qui reste une de mes préférées.

Pourquoi avoir choisi le titre Carapaces pour l'album regroupant plusieurs récits distincts ?

Au départ, nous voulions l'appeler Les Débandades, ce qui était un mauvais titre. C'est Philippe Manúuvre, là encore très malin, qui nous a répondu “Non, le bon titre c'est Carapaces”. Il avait raison. Comme pour Le Rail d'ailleurs, dont le titre initial était l'Echangeur. Les deux compères nous ont dit “Le Rail, voilà le titre !”. Les rédacteurs en chef ont une vue plus juste sur ce terrain.

Comme Jean-Paul Mougin avec les Cités obscures ?

Oui. Après Samaris nous lui avons dit que, continuant dans la même veine, il fallait trouver un titre générique, et il avait sorti “du genre Cita Obscura, comme dirait Munoz…”, “… les Cités obscures…” Benoît et moi nous avions répondu : “Oui, un truc comme ça, mais on va sûrement trouver mieux”. On n'a jamais trouvé mieux. Il faut admettre ces trouvailles d'autrui quand elles possèdent cette justesse. Jean-Paul Mougin a très bien perçu les enjeux de la série, le pari de chacun de nos livres.

Concernant les titres génériques regroupant les différents albums, pourquoi Les Terres Creuses pour Carapaces, Zara et Nogegon, réalisés avec votre frère Luc, et Métamorphoses pour Cymbiola, Le Rail et Les Machinistes, réalisés avec Claude Renard ?

Pour Les Terres Creuses, c'est relativement simple. Mon frère et moi sentions bien qu'un univers s'était doucement créé parallèlement à celui des Cités obscures. Mais pour Métamorphoses, c'est à la demande de Bruno Lecigne qui désirait un titre général à la manière des deux autres séries. Claude a eu cette excellente idée pour caractériser notre travail, en métamorphose constante.

Curieusement, pour Nogegon, c'est avec votre frère Luc que sont à l'úuvre des principes “oulipiens” de constructions quasi mathématiques du récit et du dessin, que l'on s'attendrait plus volontiers à voir sous la plume de Benoît Peeters ?

Ce qui s'est passé, devant le développement de la série des Cités obscures, c'est que mon frère était très troublé par le fait qu'y étaient abordés des problèmes liés à l'architecture, domaine qui lui était proche. Et son trouble était amplifié par le fait que notre démarche commune avait par certains côtés divergé. Zara m'avait posé des problèmes et nous avons refait trois fois la fin. Je sentais qu'une distance s'installait. Mon frère s'est alors proposé lui-même de bâtir un récit proche d'un concept Cités obscures.

Benoît a tout de suite été intéressé par ce projet, nous avions des discussions à trois à n'en plus finir, car c'était une création très compliquée à gérer ; jamais nous n'avions rencontré de telles difficultés à résoudre. Benoît est intervenu sur certains dialogues, et moi je travaillais sur les cinquante-six pages à la fois, il n'y avait pas moyen de faire autrement, compte tenu de la gageure engagée sur cette totale symétrie du récit.

Si mon frère s'est attaqué à un tel projet, c'est aussi parce qu'il n'est pas vraiment un professionnel du scénario. Il fallait une part de naïveté pour porter avec force ce projet jusqu'au bout. C'est ce que j'aime dans mon travail avec lui, car techiquement c'est beaucoup plus difficile qu'avec Benoît. C'est un travail qui peut s'effectuer dans la douleur. Ces carences de construction narrative étaient totalement palliées par des idées extraordinaires comme celle qui préside à Nogegon. Je considère que, même si le livre n'est pas complètement abouti, il traduit une grande ambition.

Toute votre production s'est faite en tandem. Pouvez-vous expliquer cette nécessité de fonctionnement créatif ?

Vous avez raison de le souligner, et cette collaboration existe même en dehors de la bande dessinée, comme pour la série en animation de synthèse les Quarxs réalisée avec Maurice Benayoun, ou le film Taxandria avec Raoul Servais. J'aime le travail de collaboration, les liens qui se tissent, la discussion, le plaisir et l'amitié qui sont à la base. J'ai besoin de ce rapport et ne vois pas l'intérêt de travailler seul, puisque dans toute ces collaborations je m'épanouis pleinement.

Avec Claude, cela va très loin, puisquíà chaque moment et jusque dans les moindres détails du dessin nous intervenons tour à tour en cherchant mutuellement à nous surprendre. C'est pousser la collaboration dans son point le plus ultime et comme nous n'encrons pas, l'encrage “signant” d'une certaine façon le dessin, le crayonné et les passages de gris autorisent cette osmose. A ce stade, il est impossible de répondre à cette simple question “qui a fait quoi ?”.

Et avec votre frère Luc ?

C'est très différent. Curieusement, le travail se fait de manière plus séparée quíavec Benoît. Luc avance loin sur l'histoire de son côté, ce qui me contraint par la suite à un gros travail de réappropriation. Mon frère propose souvent des dessins, des esquisses de plans pour líensemble de la ville ou pour un détail díarchitecture ; de mon côté, j'élague et je modifie le scénario, et jíinterviens dans les dialogues beaucoup plus que je ne le fais avec Benoît. Il n'y a donc pas de système dans mes diverses collaborations, pas d'équivalence, chacune est spécifique.

Malgré tout, on éprouve le sentiment qu'existent des points de rencontres, une symbolique répétée, liée à la faille, au passage. Comme toutes ces collaborations ont en commun François Schuiten, on décèle une imprégnation, une récurrence de certains thèmes.

Sur ce terrain, je vous laisse le soin de décrypter, cette démarche vous appartient. Mais ce que je voudrais souligner, c'est qu'avant tout l'amitié préside à ces collaborations. Ce ne sont pas seulement des livres, mais des moments communs, des soirées, des discussions, des voyages, une proximité. On travaille bien ensemble quand on est proches. Si je travaille moins avec Claude, c'est d'une part parce qu'il s'est un peu éloigné de la bande dessinée, mais aussi parce qu'il est allé s'installer près de la frontière française.

Plus généralement, je peux dire que ce domaine de la collaboration me passionne, même au-delà de la BD. J'ai beaucoup d'enregistrements pirates de Lennon et Mac Cartney, et les problèmes de composition musicale de l'un sous le regard de l'autre, leurs ruptures, leurs critiques mutuelles, ont été riches d'enseignements pour moi. Une collaboration est quelque chose de magique et de fragile, il faut l'entretenir et la remettre en question, la repositionner et tout mettre en úuvre pour casser la routine. Il faut revivifier son plaisir et ne pas hésiter à prendre des risques.