Altaplana, world of Francois Schuiten and Benoit Peeters

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Deuxième Partie : Benoît Peeters

Du roman à la bande dessinée

Vous êtes Français, mais bruxellois díadoption…

Je suis né à Paris, mais mes parents sont venus síinstaller en Belgique en 1958, líannée de líExposition Universelle, alors que jíallais avoir deux ans. Mon père faisait partie de la première vague de ceux quíon níappelait pas encore les “eurocrates”. Il est resté en Belgique jusquíen 1973, ce qui mía donné líoccasion de traverser des systèmes scolaires très différents, et aussi de rencontrer François. Chose amusante : chacun de nous rêvait alors de faire ce quíil a effectivement fait par la suite : dessiner pour François, écrire pour moi…

Jíai passé quelques années à Paris, où jíai fait une licence de philosophie, et où jíai surtout eu la chance de baigner dans toute une effervescence moderniste (Le Nouveau Roman, Foucault, Lacan, Derrida) et de rencontrer Roland Barthes, sous la direction duquel jíai commencé mon travail sur Les Bijoux de la Castafiore. Mais en 1978, je suis revenu míinstaller à Bruxelles. Jíai donc eu un trajet inverse à beaucoup díartistes et écrivains belges qui ne rêvent que de monter à Paris ! Il est vrai que pour la bande dessinée, la Belgique níétait pas à la traîne.

Avant d'arriver à la bande dessinée vous aviez déjà eu de nombreuses activités dans les domaines de la littérature, du cinéma et de la critique. Quelle est la place de la bande dessinée dans votre activité créatrice ?

Je níavais jamais imaginé devenir scénariste de bande dessinée. Je suis venu à BD par deux chemins : celui de l'écriture, puisque j'avais déjà publié deux romans quand j'ai commencé Les Cités obscures, et celui de la réflexion critique, puisque j'avais rédigé différents articles et ce qui a donné la matière du livre Les Bijoux ravis sur Hergé.

Les retrouvailles avec François se sont placées sous ce double signe. Il y avait d'une part mon goût pour le romanesque : dans La Bibliothèque de Villers, on trouve déjà des ingrédients des travaux à venir : la structure de líenquête ainsi que l'univers décalé. Et d'autre part, cet intérêt pour Hergé et, à travers lui, pour le langage de la bande dessinée. Grâce à François, j'ai pu établir la synthèse de ces deux mondes séparés.

Il faut aussi se replacer dans le climat d'effervescence de la BD à cette époque. On sentait que le genre évoluait, que bien des choses étaient possibles. Je me souviens de l'impact qu'a eu sur moi le n°1 d'A Suivre, en 1978, même si je n'avais pas encore retrouvé François et si je n'imaginais pas du tout que je publierais quelques années plus tard dans cette revue. Ici Même, notamment, a été un vrai choc à cause de son ampleur et de son ton. Quant au groupe du Neuvième Rêve, il témoignait díune vitalité et díune énergie extraordinaires, mais aussi, il faut le dire, díune certaine faiblesse narrative. Tout naturellement, je me suis dit que le jour où on arriverait à amener des préoccupations plus adultes dans un tel graphisme tout en gardant une lisibilité hergéenne, il se passerait quelque chose. Nous nous sommes retrouvés, François et moi, peu de temps après ce numéro 1 d'A Suivre et nous avons beaucoup tâtonné. Entre 1978 et la pré-publication en 1982, quatre années se sont écoulées pour réaliser le premier album, dont deux ans de discussions et de maturation. A un moment, l'idée de trompe-l'úil a surgi et au verso díune image j'ai noté les premières lignes de Samaris. Le texte est venu comme un début de nouvelle : “Ils sont venus me trouver un matin. Ils m'ont dit que je devais aller à Samaris, que la rumeur n'avait que trop duré…” François a tout de suite accroché à ce ton, et m'a proposé une série díesquisses de cette ville si surprenante. Je m'attendais à une ville en décalage mais pas à ce point ! Quand j'ai vu les premières couleurs, j'étais encore plus désorienté et en même temps très séduit. Je pense que le côté littéraire a dû également désorienter François.

Les murailles de Samaris est un album dans lequel la collaboration s'est cherchée, où nous découvrions les choses, en tâtonnant. Je pense que le mélange du récit “en voix off” et de l'image presque illustrative était ce qui nous permettait de roder la collaboration et de faire fonctionner ensemble deux données encore asseez disjointes. A líheure actuelle, évidemment, nous sommes bien plus intéressés par une union organique des différents éléments : un passage très souple entre le texte, l'image, les cases muettes et bavardes. Nous jouons beaucoup plus la BD dans sa plasticité, dans son langage même. A l'époque, nous cherchions quelque chose : de la même façon que François avait mis au point une collaboration avec son frère Luc, une autre avec Claude Renard, il fallait qu'il en établisse une tout autre avec moi ; et moi, il me fallait comprendre que ce que nous allions produire ensemble n'aurait rien à voir avec Hergé. Díailleurs, ce que j'avais aimé chez Hergé était quelque chose qui, profondément, ne me correspondait pas en tant que scénariste. C'est étrange : on peut adorer une úuvre, en être imprégné au plus haut point et se rendre compte qu'on produit soi-même quelque chose de totalement différent. Hergé est inimitable, la meilleure façon de se planter est de se mettre sur son terrain.

Au départ, l'humour était absent de notre travail : Les murailles de Samaris est un album plutôt romantique, assez sombre. Ce n'est que dans La Tour, timidement, puis dans Brüsel, plus franchement, que des éléments humoristiques ont pu intervenir. Tout en ayant une grande admiration pour la bande dessinée humoristique, je me sentais incapable d'en écrire moi-même. François se moquait parfois de moi, me disant : “tu critiques Jacobs, tu valorises Hergé mais ce que nous produisons ensemble est plus dans l'esprit jacobsien”, jusque dans les défauts que nous critiquions : l'inflation de textes, la solennité, la théâtralité… et maintenant nous nous retrouvons avec un projet d'opéra, c'est plutôt cocasse ! Sur le plan imaginaire, Hergé travaillait avec une forme de légèreté, il y a chez lui un côté assez aérien, un aspect diurne que la notion de “ligne claire” exprime bien, alors que Jacobs est plus nocturne, plus sombre : les inondations, le monde souterrain… Nos Cités obscures sont bien plus proches de cet univers-là.

A côté de votre travail de scénariste, vous avez publié de nombreux textes théoriques. Quel est le rapport entre ces deux activités ?

Je les crois réellement complémentaires. Níêtre que scénariste, et surtout que scénariste de bande dessinée, aurait pour moi quelque chose díasphyxiant : je craindrais de tourner en rond, de fonctionner à coup de tics. Ecrire sur Hergé, sur Töpffer, sur Mc Cay, mais aussi sur Paul Valéry, Hitchcock ou le storyboard, cíest pour moi une façon de me ressourcer. Je suis toujours stupéfait de la coupure que beaucoup de gens établissent entre création et réflexion : pour moi, les deux activités communiquent fort bien et síenrichissent mutuellement. Comme lecteur, les textes de réflexion que je préfère émanent souvent de praticiens : Léonard de Vinci pour la peinture, Edgar Poe ou Julien Gracq pour la littérature, Hitchcock ou Tarkovski pour le cinéma…

Je suis persuadé que la bande dessinée souffre de ce côté díune véritable carence. Avec Töpffer, les choses avaient pourtant bien commencé : inventeur de la BD, il fut en même temps son premier théoricien. Il nía guère eu de successeur à cet égard, et cíest une chose qui me désole un peu. Les lecteurs de bande dessinée, et la plupart des auteurs, sont sur ce plan díune grande incuriosité. Je me demande souvent si une forme díimmobilisme du média ne vient pas de là.