Altaplana, world of Francois Schuiten and Benoit Peeters

the impossible & infinite encyclopedia of the world created by Schuiten & Peeters

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Sens social et utopie dans les Cités Obscures

Miguel Abreu Bom

consulteur, professeur universitaire

Traduit du portugais par Júlio Henriques

J'entame cette petite conversation par un aveu très simple. L'amateur de BD que je suis n'a jamais réussi à lire une histoire, dans quelque album que ce soit, quelle que soit la BD, sans y chercher, automatiquement et inconsciemment, les signes d'un éventuel lien avec l'auteur et son univers personnel. Avant même de pouvoir vraiment apprécier l'histoire qu'on veut me raconter, je ressens le besoin de savoir comment le monde y est représenté, quels sont les visions, les idées et les rêves non seulement de celui qui écrit mais aussi de celui qui dessine. Mes lectures sont, de ce fait, presque des re-lectures. Il n'empêche, et je tiens à le souligner, que ce n'est pas parce que je ne souscris point aux opinions politico-idéologiques d'un auteur que je n'apprécierai pas pour autant son talent graphique et narratif. Il me suffit seulement, pour mon réconfort personnel, de savoir où je mets les pieds. Appelez cela, si vou voulez, de la déformation professionnelle… mais il me parait juste et convenable que nos intérêts se manifestent dans tous les aspects de la vie. Et que nous soyons attentifs quand nous nous donnons à ce que nous appelons, d'une manière réductrice, «passe-temps».

Une des choses qui m'a toujours préoccupé, c'est la représentation des divers groupes de défavorisés (femmes, ethnies diverses, pauvres) ainsi que les signes de l'autoritarisme totalitaire, et ce, pas seulement dans des oeuvres de fiction mais aussi, et surtout, dans la vie réelle. Madame Eva Diana Callebaut parlera avec évidemment plus de justesse que moi des femmes des «Cités Obscures». Par contre, des questions ethniques personne ne pourra en parler. Il n'y a aucune race dans l'univers de Peeters et Schuiten, si ce n'est une allusion succinte à des «afro-obscurs» dans Le Guide des Cités. Cette question, qui ne peut être escamotée, ne peut non plus être montée en épingle. Il s'agit d'un chemin de réflexion inutile, à quoi s'ajoute le cliché suivant lequel les auteurs ne représentent que ce qu'ils connaissent.

Contrairement à ce que j'ai entendu dire d'autres fois, les conflits sociaux ne sont pas tout à fait absents dans l'oeuvre complexe qui porte le titre de Cités Obscures. Ils peuvent ne pas se trouver au premier plan, ce qui est, à mon avis, négligeable.

Lorsque je tombe sur une oeuvre de fiction (que ce soit un roman, une BD ou um film), mon intérêt n'est pas que, d'emblée, tout tienne debout, que toutes les informations soient débitées sur un ton encyclopédique. Mais plutôt, comme je l'ai déjà dit, que me soient fournies des données me permettant de comprendre, ne serait-ce qu'un peu, l'univers dans lequel je me trouve, même si la plupart de ces données ne sont jamais utilisées à fond par les auteurs. Car il y a une différence fondamentale entre tracer le portrait limité d'un élément narratif donné ñ ceci étant suffisant pour l'histoire/réflexion qu'on veut raconter/faire ñ et tracer un portrait partial parce que c'est le seul chemin possible.

Les Chiliens Armand Mattelart et Ariel Dorfman ont analysé, au début des années soixante-dix, les possibilités de la BD en tant qu'outil puissant de la diffusion idéologique. Para leer al Pato Donald ó Comunicación de masa y colonialismo est toujours, malgré quelques limites, un travail fondamental qu'il est urgent de repenser aujourd'hui. Je ne prétends pas pour autant mettre en cause la qualité des histoires réalisées, entre autres par Carl Barks (le créateur de la majorité des Donald Duck de chez Disney), par son «continuateur» Don Rosa ou par Floyd Gottfredson (l'auteur d'innombrables comic-strips avec Mickey Mouse dans le rôle principal). Ayons toutefois ceci en tête : le monde de la BD créé par Walt Disney est complètement assexué. La jeunesse qui y est représentée est donc conservatrice et bien élevée, y compris les «oncles» et ce, même lorsqu'ils commettent des bévues, utilisant une véritable bible du status quo, le Manuel du Boy- Scout. Tout s'y acquiert grâce au hasard et l'unique récompense se présente invariablement sous forme d'argent comptant. Il n'y a aucune force productrice réelle, que ce soient celle des agriculteurs ou celle des ouvriers. L'exploitation (par le biais d'un système ridicule d'échange) des «sauvages» autochtones est «justifiée» par le fait qu'eux, ils n'ont pas «besoin» de l'or et des diamants qu'ils possèdent ; tout au contraire, ce sont nos héros qui viennent les «sauver» des «méchants», qui sont, quant à eux, de véritables exploiteurs sans scrupules. N'y a-t-il pas là matière à nous faire un peu réfléchir? Aujourd'hui tout le monde sait qu'en général les produits Disney transmettent une idée à l'eau-de-rose et édulcorée de ce qu'est le rêve (toujours ajourné) de la parfaite société américaine. Une telle simplification n'est pas faite pour nous donner à réfléchir, elle est faite pour faire de la publicité, pour avoir la certitude que tout le monde a les mêmes rêves et, plus important encore, que tout le monde consomme les mêmes produits.

Rien de pareil dans l'attitude de Peeters et Schuiten. Lorsqu'ils décrivent de manière schématique, dans Les Cités Obscures, les classes sociales les plus démunies (représentées notamment par les ouvriers misérables de la ville de Mylos), ils ne sont pas en train d'admettre ce genre d'existence ou, pire encore, en train de la dissimuler. Au contraire. Qu'il y ait des injustices énormes, et surtout un autoritarisme asphyxiant dans Les Cités Obscures, est quelque chose qui saute inévitablement à l'esprit du lecteur le moins attentif. Quelque chose qui se sent en même temps que l'histoire qui, en apparence, ne parle pas de ces sujets-là. Bien que Peeters et Schuiten ne s'intéressent pas spécialement, comme ils l'admettent eux-mêmes, à décrire ou à discuter en détail les convulsions socio-politiques de leur univers, ils ne perdent aucune occasion de les faire connaître, que ce soit à travers les réformes démocratiques ratées de Mary von Rathen dans le complexe industriel de Mylos, ou à travers les enfants devenus des ciber-ouvriers dans La Route d'Armilia, ou à travers la révolte qui mène à l'échec de la technocratique et arrogante Brüsel dans l'album du même titre, ou à travers les mystérieux agissements de la république totalitaire de Sodrovno-Voldachie (référence non voilée à l'Union Soviétique), ou enfin à travers les indigents qui jonchent l'odyssée du personnage central de L'enfant penchée. Même sans histoire concrète focalisant spécifiquement ces questions, les petits indices semés par ci par là par les auteurs permettent au lecteur d'imaginer que cette histoire peut bel et bien exister un jour. Ou plutôt, que l'histoire existe déjà pour de vrai, mais que les auteurs ne se sont pas encore décidés à réunir les fragments qui la composent. C'est là un signe d'intelligence guidant toute la création des Cités Obscures.

Mais du point de vue social, le nerf de l'univers de Peeters et Schuiten est sans doute la politique urbaine. Quelles lignes ou caractéristiques peuvent définir une ville? Comment son architecture influence-t-elle ceux qui y vivent? Quel pouvoir les villes ont-elles sur leurs habitants? Et, plus important encore, qui contrôle ce pouvoir, et comment est-il exercé? La réponse à cette question s'est avérée particulièrement importante dans les récits de Cités Obscures. Il faut dire que les résultats ne sont pas très encourageants…

Dans les années soixante, la new-yorkaise Jane Jacobs a provoqué une polémique retentissante en publiant un livre passionnant, Death and Life of Great American Cities. Jacobs croyait à l'existence d'une communauté urbaine qu'il était impérieux d'étudier et dont la diversité devrait être préservée, dans ce système de chaos organisé, de manière à combattre le caractère aseptique des nouvelles tendances. Ses adversaires étaient de grands planificateurs urbains comme Lewis Mumford, la Némésis personnelle de Jane Jacobs, ou Le Corbusier, plus abstrait et plus rationaliste, qui estimaient que les gens devaient se plier à leurs grandioses conceptions. Plus que Berlin divisé par le mur (qui en a été l'inspiration initiale), je vois des échos de cette confrontation dans la Cité Obscure d'Urbicande, dans le conflit entre la rive sud du fleuve minutieusement dessinée par l'«urbachtecte» Eugen Robick (personnage central de l'album La fièvre d'Urbicande), et la rive nord marquée par des années de laisser-aller urbain, et aussi dans l'affrontement entre l'organisation hiérarchique et le chaos vivant, affrontement qui sera réévalué tout au long de l'album, à mesure que se déroule le mystérieux Réseau. Il s'agit là de quelque chose à quoi nous sommes particulièrement sensibles dans un pays semi-périphérique comme l'est le Portugal, enfermé précisément entre ces deux extrêmes, comme en ont ri tant de fois des membres de notre grande communauté poétique, de Fernando Pessoa à Boaventura de Sousa, en passant, entre autres, par Alexandre O'Neill et Manuel Alegre.

Eugen Robick, un des personnages-clés des Cités Obscures, est une figure plutôt sinistre. En particulier parce qu'il croit, comme tant d'autres, qu'il est en train de rendre service à une humanité trop stupide pour lui prêter l'attention qu'il mérite. C'est sa sincérité qui le rend moins supportable, quelque chose qui atteint au paroxisme dans une scène de L'écho des Cités, dans laquelle la «brigade urbachitecturale» qu'il a créée (une sorte de police des bonnes moeurs urbaines) attrape le peintre de la Barque. Le «crime» de ce monsieur était d'avoir introduit clandestinement son troisième fils dans un appartement conçu pour quatre personnes, enrayant ainsi la précieuse symétrie robickienne… Un excès de fiction, pourra-t-on me dire. Peut-être. Mais la ville nord-américaine de Celebration, dans l'état de Floride, a été fondée de manière plus ou moins similaire. Sa communauté, triée sur le volet, n'est autorisée à altérer des détails de son espace surplanifié qu'après en avoir déposé une demande auprès d'une Commission nommée à cet effet. Tout, des arbustes qu'on peut planter à l'entrée des maisons jusqu'à la couleur du papier des murs, en passant par les programmes d'enseignement de l'unique école, est défini, en dernière analyse, par l'entité qui a promu l'édification de Celebration. Et savez-vous quelle est cette entité? Walt Disney Productions!… Après avoir créé du rêve, elle cherche maintenant, littéralement, à rendre fictive la réalité…

Au point que ceux qui abandonnent Celebration ne peuvent le faire qu'après avoir signé un contrat qui les empêche de rendre publics les motifs de cet abandon… Artifice pour artifice, je préfère la BD…

Les façades imposantes et la mystérieuse et arrogante classe dominante de Xhystos avaient déjà donné le ton dans Les Murailles de Samaris, mais il n'y a aucun doute possible, c'est le même Robick de La fièvre d'Urbicande qui définit véritablement les caractéristiques de la série en ce qui concerne la critique d'une certaine «dictature urbaine». Ironiquement, quand l'histoire commence, Robick vient d'être écarté de l'autocratique cercle des décideurs, ce qui s'accentuera jusqu'à sa totale aliénation. Mais cela n'est pas très significatif. Une des caractéristiques des grands planificateurs et architectes urbains (pour le meilleur et pour le pire) est que leur influence est rarement immédiate et que, généralement on en connait les conséquences plus tard. Quelque soit l'opinion future sur leur esthétique, les Tours de Amoreiras de Tomás Taveira marqueront désormais l'alignement de Lisbonne longtemps après la polémique de leur construction.

Si La Fièvre d'Urbicande se lit comme une fable, le grand pouvoir de Brüsel réside, au contraire, dans son immense «odeur» de vérité. Ce qui est normal, vu que Peeters et Schuiten se sont fondés sur des faits réels, ceux de la réorganisation urbaine désastreuse et dépersonalisante de «leur» Bruxelles, pour concevoir cet album-dénonciation. Ainsi, à l'obstination obtuse des dirigeants s'ajoute leur corruption, à l'architecte visionnaire Robick s'oppose le bien-nourri, pragmatique et trompeur entrepreneur-bâtisseur Freddy de Vrouw. Vous me direz que le fait que la révolte anti-de Vrouw soit catalysée par des intellectuels et non par le peuple travailleur, une fois de plus absent, souligne l'importance mineure de la question sociale dans Les Cités Obscures. C'est un faux problème. Le peuple travailleur de Brüsel est probablement plus intéressé à gagner sa croûte qu'à s'occuper d'urbanisme… Pour résoudre les problèmes qui, par manque de formation ou de volonté, ne l'intéressent pas, les représentants qu'il a élus sont là pour le faire… Et voilà un des facteurs les plus inquiétants de la démocratie représentative actuelle. Ainsi, et c'est loin d'être une plaisanterie, l'histoire de Brüsel a une plausibilité insoupçonnable. Personnellement c'est avec grand intérêt que je regarde les représentations ou les analyses les plus profondes des villes qui me paraissent avoir un grand potentiel narratif, telles que Calvani, Mylos, Galatograd, Xhystos, Phâri et la stupéfiante Blossfeldtstad.

Un autre aspect qui contribue encore à l'inquiétude émanant des villes de Peeters et Schuiten, est lié aux perspectives choisies pour la représentation graphique, l'exagération des dimensions. Très souvent les figures humaines apparaissent perdues dans des structures gigantesques qu'elles ont l'air de ne jamais pouvoir maîtriser. Malgré toute la spectacularité du trait de Schuiten, l'idée que j'en garde est que, pour les habitants des Cités Obscures, un tel décor inspire forcément un certain effroi et une certaine obéissance, visibles dans les faades menaçantes des Murailles de Samaris, dans l'organisation mégalithique d'Urbicande, dans l'épaisseur babelienne de La Tour, voire dans le zeppelin de Freddy de Vrouw planant comme une ombre maléfique sur la ville qu'il aidera à détruire. Mais cette réflexion est peut-être celle d'un touriste accidentel, ne pouvant pas se transmettre à d'éventuels «citoyens obscurs»… Habitués à un certain ensemble de références, nous cessons d'y voir, à partir d'un moment donné, une quelconque signification. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y en a pas.

Le totalitarisme dans Les Cités Obscures se manifeste encore sur un point très curieux et que nous pouvons vérifier dans Le Guide des Cités. On y voit à un certain moment que les archives ratées d'Alta-Plana furent érigées dans le but d'emmagasiner, une fois pour toutes, l'histoire de l'univers obscur. Pour éviter que les nombreuses villes-états qui le composent continuent de falsifier ses actes et son histoire. Une référence de plus à l'Union Soviétique (rappelons-nous les falsifications photographiques de toute la période stalinienne) qui, en simultané, stimule le délire fictionnel. Qui donc peut nous garantir que les histoires de Peeters et Schuiten soient la «vérité», et ce, même dans leur univers fictif?

Pour finir, il est peut-être intéressant d'esquisser quelques commentaires sur la pensée utopique de Peeters et Schuiten. En fait, dans une de leurs récentes interviews, les auteurs de Cités Obscures soulignent l'intérêt qui les portent à une réflexion sur l'utopie, et sur son importance pour l'avenir d'une humanité trop cynique et incroyante. L'univers complexe qu'ils ont créé se prête sans aucun doute à une approche de ce genre. Il n'empêche que jusqu'à maintenant, Peeters et Schuiten semblent avoir la même position que le galicien Miguelanxo Prado, quand il a conçu les contes qui composent l'album Tangências. Pour Prado, le malheur dans les relations à deux, la «fin malheureuse», était beaucoup plus utile du point de vue dramatique. Pour Peeters et Schuiten, la distopie, la critique de la pensée utopique qui a poussé à la ruine de nombreuses «Cités Obscures», a été aussi, jusqu'à maintenant, plus féconde. Le mauvais gouvernement, l'arbitraire des classes dirigeantes, l'apathie des citoyens, la prédominance des rapports de production/exploitation définis par la «révolution industrielle» (une prédominance évidente surtout dans la cité de Mylos), tout cela contribue, du point de vue du lecteur, à la destruction, d'une manière ou d'une autre, de Samaris, Urbicande, Brüsel, La Tour. Et la construction, alors?

Ce n'est pas mon but d'analyser en profondeur les différentes interprétations courantes de la pensée utopique, pas plus que ses chances. D'autres l'ont fait bien mieux que je ne pourrais le faire ici, en particulier le professeur Boaventura Santos dont je tiens à signaler le remarquable travail dont le titre est «Pela Mão de Alice: o Social e o Político na Pós-modernidade». Une étude fondamentale pour tous ceux qui veulent mener une réflexion sur ces questions.

Le plus souvent, les sciences sociales ont été confrontées à des problèmes exigeant une production de connaissances en vue de solutions à court terme, laissant au second plan les alternatives globales. De telles circonstances peuvent expliquer la pauvreté de la pensée utopique dans notre siècle. Mais peut-être que la crise de confiance épistémologique dans laquelle se trouve aujourd'hui toute la science, ainsi qu'une notion nouvelle des limites de la connaissance, pourraient engendrer un nouvel intérêt pour résoudre les questions fondamentales dans une société moribonde. Une modernité qui, d'ailleurs, a été marquée par un déséquilibre entre un excès de régulation et un déficit d'émancipation. La subjectivité individuelle et individualiste n'a été «résolue», sur le plan de l'urbanité, que par une activité régulatrice asphyxiante, bien claire dans le poids de la bureaucratie que nous sentons dans les écrits de Kadaré ou de Kafka. Ceci est évident aux deux extrêmes du spectre politique, du capitalisme technologique, qui nous a apporté le pire «libéralisme», au déterminisme scientifique, qui a empêché que l'utopie ait un grande rôle à jouer dans les plans de Marx. La communauté, comme l'avait prévu Rousseau, se définit, sous tout ce poids, inévitablment comme autoritaire et autiste. Il en est de même dans les «Cités Obscures» que Peeters et Schuiten nous ont proposées jusqu'ici, ou tout au moins dans celles qui ont été mises en scène le plus minutieusement.

Cet état de choses est aggravé par deux facteurs récents. D'un côté, l'échec de ce qu'on appelait le «communisme», ce qui a amené à la «fin de l'histoire», comme l'a annoncé pompeusement Francis Fukuyama. D'un autre côté, l'apparition d'innombrables «gourous» intellectuels (de Baudrillard à Vattimo ou Lipovetsky) louant (consciemment ou pas, naïvement ou pas) la médiocrité, la subjectivité totale, la massification, les joies éphémères de la consommation compulsive et débridée, le bonheur que «le peuple désire». Tout cela pour nous convaincre que nous vivons dans le meilleur des mondes possibles… Et tant qu'à faire, dans le seul monde possible! Il est donc essentiel qu'on soit capable et de poser des questions inédites et de faire des propositions nouvelles. Car, contrairement à ce que le status quo veut nous faire croire, cette capacité existe dans les oeuvres d'auteurs aussi différents que Habermas, Touraine, Chantal de Mouffe, Wallerstein, entre autres. Mais je n'ai pas l'intention de m'étendre plus longtemps sur une liste de noms.

Il est toutefois utile de rappeler que la possibilité d'une pensée utopique, de la recherche crédible d'alternatives à ce qui existe, a été rejetée par ses détracteurs, tout bonnement à cause d'un problème et de deux équivoques que je désignerai comme une équivoque de forme et une équivoque de but. Le problème, d'ailleurs très patent dans les options de Peeters et Schuiten, réside dans le fait que nous savons toujours mieux ce que nous ne voulons pas que ce que nous voulons. Est-ce très important? Absolument pas si nous pouvons apporter une réponse aux deux équivoques. L'équivoque de la forme consiste à penser que l'utopie devra être radicalement différente de ce qui existe. Or il n'y a rien de plus faux. Il est vrai que l'utopie est l'exploration de nouvelles possibilités et volontés humaines, mais la pensée utopique s'appropie toujours de lambeaux du présent, offrant de nouvelles combinaisons et échelles (à l'instar de ce qui se passe dans la meilleure science-fiction). L'équivoque du but consiste à rationaliser l'impossibilité d'une implantation réelle de l'utopie. Ça serait, dit-on, une véritable réflexion dans le vide, car, dit-on, il n'est pas dans la nature de l'utopie d'être réalisable… Or, en fait, celle-ci est plutôt un champ d'essais vers le possible dans une archéologie du présent, un socialisme tel que la démocratie sans fin où le chemin se fait en cheminant.

En termes de citoyenneté, ce chemin passera à mon avis par une plus grande intégration des individus dans la gestion de leurs espaces communs. De telles formes de participation pourront se faire non seulement dans des structures déjà établies (syndicats, comités d'habitants) mais aussi dans des groupes d'organisation communautaire capables de faire pression sur le pouvoir, et ayant des préoccupations culturelles, sociales, écologiques, etc. Et également par la récupération de savoirs traditionnels, annihilés jusqu'à présent par la technodictature du «progrès» (on peut en voir un exemple dans L'écho des Cités grâce au vieux couple Brentano dont le petit lieu de résidence est oublié lorsque la cité décide de se moderniser, se transformant en Blossfeldtstad), engendrant un nouveau sens commun, une connaissance plus prudente pour une vie plus décente. Une véritable (et véritablemente socialiste) démocratie de participation, similaire à l'expérience remarquable de gouvernement local pratiquée dans la communauté brésilienne de Porto Alegre. Et puisque nous sommes ici dans la région de Coimbra, il convient de noter au passage des initiatives telles que celle de l'organisation ProUrbe ou celle de la Coopérative de Quintela. C'est peut-être ce genre d'actions que j'aimerais voir dans de futures «Cités Obscures». Une plus grande capacité de révolte constructive de la part de leurs habitants. Quelque chose qui soit au-delà de l'intéressant placebo qu'est le Festival de Mylos (décrit dans Le Guide des Cités où, pendant sept jours du mois d'août, ouvriers et inspecteurs échangent leurs rôles, provoquant ainsi des scènes de violence cathartique et ne résolvant pas les problèmes fondamentaux). Surprise, passion, nouveauté : quelque chose qui puisse vraiment s'opposer aux élites qui sentent le moisi. Y a-t-il des cultures de quartier ou de banlieue dans Les Cités Obscures? Des villages ou des petites villes à la périphérie des grandes agglomérations? Des rivalités entre des lieux caractérisés par des styles de vie différents?

Peut-être d'autres «Cités Obscures» apporteront-elles d'autres réponses… Peut-être le Réseau d'Urbicande pourra-t-il servir d'échafaudages à d'autres constructions…

Il se peut que l'avenir ne soit plus ce qu'il fut, mais peut-être nous fera-t-il la grâce d'être encore là. Et nous ne devons jamais oublier que, malgré tout, la patience de l'utopie est infinie… Que celle de Peeters et Schuiten, dans leur recherche, le soit aussi…

Merci beaucoup de votre attention, je suis à votre disposition pour toute question ou commentaire.

BIOGRAPHIE

Né le 15 novembre 1948 à Montelo, près de Fátima, Miguel Abreu Bom a débuté sa vie professionnelle dans les chantiers navaux de Setenave, à Setúbal, où il avait été s'installer avec sa famille. Remarqué pour ses dons d'organisateur, il fut mondialement connu lorsque, après la chute du régime fasciste le 25 avril 1974, il s'est mis à la tête d'une poignée d'ouvriers qui capturèrent le navire nord-américain «Kazan», rebaptisé «Eisenstein». Ayant été l'un des responsables de la mobilisation syndicale du nord du pays pendant les années soixante-dix (en particulier dans le secteur de l'électronique et des textiles), Miguel Abreu Bom fut la cible de nombreux attentats à la bombe perpétrés par l'extrême-droite dont l'un lui coutât l'oeil gauche. Dégouté par la division du mouvement syndical entre les courants communiste et socialiste/social-démocrate, il abandonne le syndicalisme actif au début des années quatre-vingt. Il commencera alors une fructueuse carrière de consulteur et de médiateur dans les conflits du travail. Vilipendé en public par nombre des ses anciens coreligionnaires qui le traitent de trop «modéré», son influence se maintient malgré tout, intouchable. Sur le plan international, il fait partie du think-tank de l'Institut Rosa Luxemburg sur les mouvements ouvriers internationaux ainsi que du groupe de travail «Silêncio» qui, sous l'égide de l'Unesco, s'emploie à améliorer la liberté d'expression dans les régions troubles du monde, faisant souvent appel à la BD dans un but éducatif. C'est cette dernière activité qui lui a valu d'être nommé ñ nomination très controversée dans les milieux de la BD ñ administrateur de la Fondation Fernando Bento. Miguel Abreu Bom est aussi professeur invité de nombreuses institutions internationales de l'enseignement universitaire et il tient régulièrement des rubriques d'opinion dans le magazine Visão et dans le quotidien Público.