Altaplana, world of Francois Schuiten and Benoit Peeters

the impossible & infinite encyclopedia of the world created by Schuiten & Peeters

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Fragments d'un homme obscur

Organisation et notes
par João Ramalho Santos et João Miguel Lameiras
Traduit du portugais par Júlio Henriques

Journal d'Ishmaël Tolentino

Mylos, 756

J'écris péniblement ces lignes, tenant avec plus de volonté que de doigts le stylo que l'aubergiste m'a prêté. Mon corps n'est qu'une douleur brûlante. Je sens la contraction pénible de muscles que je ne savais pas posséder. Au miroir, je suis l'image vivante de la défaite. Je suis très fatigué… À quoi bon écrire encore?…

Finalement la nuit est tombée sur Mylos. Au moment même où mon corps fait de nouveau montre de vouloir m'obéir. J'en ai assez de ce lit, de cette chambre inhospitalière. De cette maudite, MAUDITE, MAUDITE, MAUDITE Cité.

Est-ce que ça vaut la peine de revenir au début? Dix ans de voyage! Vingt cahiers de notes et de croquis! Trop de matériel, le témoignage du Monde! Une tâche que personne n'avait imaginé de mener à son terme! Si ce n'est moi, Ishmaël! Celui qui finirait le travail de Robick, visitant des Cités dont il n'a jamais parlé, regardant les autres d'un regard plus ouvert aux détails et aux gens. Pas un regard d'urbachtecte, posé sur les «grands systèmes», mais plutôt un regard de voyageur, à la recherche de la nouveauté. Plus que des bâtiments et des ponts, la recherche de l'essence véritable de chaque Cité.

J'ai tout PERDU!

Les fines couvertures des cahiers de Pâhry remplacées par ce bloc grossier de Mylos. Du papier qui se réduit en poudre à la moindre approche de sueur. Mais je n'ai que ça. Ça et quelques jours avant d'aller voir l'usine et d'essayer enfin de partir pour Galatograd.

Vais-je passer passer mon temps à recréer dix ans d'errances et de notes? Tâche risible! J'ai oublié depuis longtemps la plupart des visages, des moments vécus, des lieux. Les cahiers servaient à cela, sacrifiés il y a quelques jours dans n'importe lequel des feux qui, aujourd'hui encore, flambent un peu dans tout Mylos.

Ce que je me dois de récupérer n'est guère plus qu'un squelette, un brouillon du parcours mené jusqu'ici. Bornes décisives, détails sans importance. Plus tard, dans ces interminables voyages, peut-être lors du retour définitif à Pâhry, j'essaierai de reconstuire ma mémoire éparpillée, de remplir les trous. Peut-être le hasard et la Compagnie me conduiront entretemps dans les Cités déjà visitées, là où encore, la semaine dernière, je n'aurais jamais voulu retourner. Peut-être pas. Mais je pourrai toujours recréer quelques images sans pour autant me trouver prisonnier de la tyrannie de faits dont je me souviens à peine. Cela ne me plaît pas de le faire. Mais je n'ai pas d'autre solution. C'est trop tard, trop de choses en jeu. Si je n'essaie pas de renaître des ruines, que restera-t-il de ces dix années?

Pâhry, 745

Études terminées. Entrevue avec la Compagnie, sous le conseil du professeur Chatwin. Ils rechercent un voyageur, quelqu'un qui déambule à travers le Continent, visite toutes les Cités, rédige des rapports détaillés. L'objectif semble être d'emmagasiner des informations de manière à pouvoir étendre la domination de Pâhry sur le Continent, cette fois-ci sans l'armée. À chaque étape, des instructions seront envoyées. Cette tâche me plaît énormément. Voyager, écrire. Ne pas être limité à un seul endroit. J'en ai assez de Pâhry, où tout me parait faux! Mais je n'ai pas réussi à rendre la Compagnie plus précise dans ses intentions. Qui est donc à la tête de ce projet? Quelles sont ses véritables intentions?

J'hésite, mais le scandale avec Edith accélère ma décision. Je n'ai pas d'autre choix.

Alaxis, 745

La Cité explose dans tous les sens. La Compagnie veut un catalogue exhaustif sur cette Cité du Plaisir, pour créer des centres de loisirs sur d'autres points du Continent. Cosmopolis. Cabarets.

Je crains que mon rapport soit trop enthousiaste…

Lac Vert, 746

L'orgue détruit de Frobélius. La chasse aux spongies. Un temps de pause.

Xhystos, 746

Pourquoi ne suis-je pas venu ici tout de suite après Alaxis?

Cité imposante, mais de gloires anciennes. Sa population parle encore de l'empire perdu il y a si longtemps. Voyages épiques à travers le Continent, guerres contre Urbicande.

Robick pourrait avoir appris quelque chose avec Horta.

Ordre pour continuer vers Yliaster. Après, contre-ordre. Il y a sûrement une logique à ces continuels changements.

Ruines d'Urbicande, 747

Le rapport le plus rapide et le plus simple. Il n'y a pas de motifs de craindre la renaissance du pouvoir d'Urbicande, le tremblement de terre a accompli méticuleusement sa fonction. Les rives sud et nord du fleuve, que tout séparait avant, gisent désormais unies par les ruines.

Je prie pour que Robick n'ait pas limité ses rêves à cette Cité.

Samarobrive, 747

Avec la perte d'influence de Xhystos et d'Urbicande, la Compagnie croit que Samarobrive est un bon choix, une cité qui ira de l'avant dans la région. Son port impressionne, mais il semble presque toujours désert.

J'envoie des plans, des suggestions pour une installation future.

Port-des-Singes, 747

Le magnifique Mont Analogue à portée de jumelles.

Dans ma mémoire, rien qu'un long voyage, première tentative en bateau (temps trop calme), après en ballon. En suite, des mois d'attente, apprenant un dialecte qui ne me sert à rien. Jusqu'à ce qu'arrivent les ordres pour aller à Alta Plana. Que signife tout cela?

Blossfeldstad, 749

Presque un an plongé dans les archives d'Alta Plana, à la recherche d'informations sur un certain Isidore Louis, pour finir par être soudainement envoyé d'urgence à Blossfeldstad, avant même d'avoir découvert quoi que ce soit! Mais ça valait la peine. Magnifique Cité! La Compagnie a raison d'être inquiète… Rapport sur la reconversion de Brentano, sur l'énorme volonté de ce peuple de vouloir changer la physionomie de sa Cité.

Première demande pour retourner à Pâhry, même si temporairement. Refusé, comme le seront toutes les demandes suivantes. Le danger veille. Disent-ils.

Matilde.

Københaven, 749

J'ai beau faire tous les efforts possibles, je ne me souviens de rien. Nord? Froid? Que diable ai-je pu faire à Københaven?

Gavi, 750

Une Cité couchée! Étendue vers la mer. Un style tout à fait différent. Je ne sais pas si ça me plaît.

Calvani, 752

La douleur de passer si près de Pâhry et de ne même pas pouvoir jeter un coup d'oeil sur l'Expo Universelle. Le retour m'a été encore interdit. Toujours paria.

Le climat magnifique, doux. Des serres gigantesques. Du fer et du verre partout dans la ville. Tous les tons de vert pénétrant par la moindre brèche. Plus que promouvoir la culture des plantes, Calvani paraît presque assise sur elles.

La Compagnie désire connaître le plan des serres. Des renseignements aussi sur la reconstruction en cours après la violente tempête qui a détruit les serres au début de l'année. La Cité se régénère, seule la fine poussière de verre sur le sol témoigne de l'explosion d'il y a quelques mois.

Des dates. Les instructions pour le voyage sont arrivées à Gavi avant même la tempête… En me promenant dans les serres reconstruites, les premiers soupçons. Serais-je un témoin d'évènements provoqués? Mais comment la Compagnie pourrait-elle contrôler les éléments?

Place Elias. Établissements Jacobs. Un vin excellent!

Des irritations féroces de l'appareil respiratoire contraignent à un départ précipité. Allergies. L'héritage de Calvani?

Brüsel, 753

Surprise. La Cité remise des inondations, de l'invasion végétale. Mais jamais elle n'arrivera à assombrir Pâhry. Ça me perturbe qu'on m'envoie souvent sur des lieux après des calamités. La Compagnie y serait-elle mêlée? Idée ridicule, mais qui ne me quittera dorénavant plus…

Porrentruy, 754

Mon seul souvenir : attendre, attendre, attendre.

À la frontière de la République sodrovno-voldache, 754-755

Entre Muhka (petite ville boueuse), encore Porrentruy, et puis la forêt de Mégara. Magnificence. La rigeur massive des arbres. Silence, l'insupportable silence. Solitude. Les Cités rassurent, même lorsque nous ne leur appartenons pas. Des mois pour négocier l'accès à Galatograd. En vain. Politique et nature tiennent la frontière impénétrable.

La Compagnie me contacte, enfin. Négocier un passage à Mylos. Faire des recherches sur l'âme industrielle du continent. Des changements radicaux en perspective. De grands mouvements. Obtenir des renseignements.

Toutes les étapes du voyage ont-elles été relevées? Aurais-je oublié une Cité? Et l'ordre est-il correct? Je m'occuperai de cela plus tard. La structure essentielle est montée, le squelette de mon journal renaît. Dans les mois qui viennent, je reconstruirai le reste, le mieux possible. Sans doute ne surnageront que des idées épurées, celles qui m'auront le plus impressionné. Qui sait, peut-être que ce désastre a son côté positif. En voilà une rationalisation pathétique! Rien que ça, rien de plus!

Oublions le passé! J'ai envie de présent! D'un peu de réalité. Et ces évènements, je m'en souviens très bien…

Mylos, 756

Et de nouveau la capitale industrielle du Continent… Belle Cité entre toutes… C'est là que je suis depuis une éternité… Les cheminées des usines comme un signal plein de sous-entendus. Ici règne le Combinat Industriel Unique. Où production et exploitation sont synonymes, et où il y a peu de place pour la concurrence. La Compagnie désirait une estimation des caractéristiques réelles de Mylos. Après des années de négociations une exposition, grandiose à ce qu'on dit, commencera à être mise en place d'ici peu. À part ça, la Cité est avare de ses secrets. Qu'on appelle Ishmaël Tolentino…

Malheureusement cette fois-ci, le voyageur audacieux n'a pas été à la hauteur de ce qu'on attendait de lui. Quelques endroits ont été cartographés avec succès, un travail que n'importe quel apprenti aurait pu faire. Mais le quartier Gwendoline est resté inaccessible, avec ses étranges machines à fonction secrète, maniées seulement par des jeunes gens nubiles. Et après on m'a traîné au Festival des Sept Jours…

Bien sûr, je savais déjà qu'à cette époque des ouvriers misérables échangeaient leur position avec celle de leurs supérieurs, et s'enivraient dans la sur-puissance d'un pouvoir qu'ils n'auraient jamais. Je pensais tout simplement que, étant étranger, je ne serais la cible d'aucune poursuite. Grave erreur! Naïveté de quelqu'un qui est pourtant là depuis six mois. Ne jamais espérer du rationnel d'un évènement irrationnel! Pour la cinquantième fois, un pauvre malheureux m'a tout confisqué, y compris les cahiers que je tenais à jour. Pourquoi n'ai-je pas gardé les dossiers déjà remplis à l'auberge? Pourquoi? Interrogations vides pour l'instant. Tandis qu'on m'obligeait à travailler dans une usine voisine, des compagnons d'infortune m'ont prévenu que je pouvais porter plainte, mais que tous mes biens devaient déjà s'être évanouis en fumée. À quoi bon protester? Je ne saurais pas reconnaître mon pauvre bourreau au milieu des visages indistincts. Je ne saurais pas non plus reconnaître précisément l'usine où, ces derniers jours, j'ai sué corps et âme, perdue qu'elle est dans le labyrinthe terne et gris de Mylos, Cité maudite entre toutes.

On parle de la prise en main possible du Combinat par Mary von Rathen, il y a des rumeurs de réformes, malgré l'opposition. Je souhaite bonne chance à cette jeune femme énigmatique que personne ne semble vraiment connaître. Elle en a bien besoin…

Je vais voir aujourd'hui le représentant de la Compagnie. Heureusement j'ai gardé les dossiers à l'auberge et je pourrai envoyer un rapport sommaire à Pâhry. Après j'essaierai de trouver le moyen d'atteindre Galatograd. La Compagnie désire briser un peu l'isolement de la république sobrovno-voldache. Personnellement je suis assez curieux de pouvoir enfin apprécier la fameuse coupole. La réputation de férocité et d'arriération de cette région me fait beaucoup moins peur maintenant. Au bout de dix années, après les nuits mémorables de Mylos, rien ne peut plus m'affecter.

Demain j'achèterai un autre cahier.

Pauvre Ishmaël, loin de ta Pâhry aimée, faisant des rapports tout en sachant que personne ne les lira, pour une Compagnie dont tu n'arriveras jamais à démêler la véritable activité, on t'a même ôté la possibilité de t'épancher sur la feuille blanche…

Mais il faut vaincre l'abattement, puisque tout a été enfin éclairé avec le représentant de la Compagnie. Mes privilèges retrouvés, il faut penser au lendemain. Et demain est un jour important, celui de la présentation de la maquette de notre nouvelle unité industrielle implantée à Mylos, jour solennel que je ne peux flétrir.

Journal d'Ishmaël Tolentino

Quelque part, en un Temps incertain

Dans la vie, il y a un temps pour toute chose. J'y ai toujours cru.

Donc, aujourd'hui, ici et maintenant, je n'ai jamais eu autant de raisons dans ma vie pour être paniqué. Je suis sidéré de pouvoir formuler des pensées, même si je le fais difficilement. L'absurde de la situation me tient étourdi, mais conscient. Le besoin discipliné d'écrire fait que je concentre toute mon attention sur ces feuilles volantes.

J'aligne (pauvrement) des phrases sur un banc de pierre, sous des arbres, au bord d'une place. Il fait froid, un ciel d'hiver chargé. Il ne pleut pas, mais on sent dans l'air la menace de la tempête. Je ne suis pas dans les Cités, dans une Citée connue. Je ne suis sûrement pas dans l'été de Mylos…

Autour de cette place il n'y a que des immeubles ridicules, bas, insignifiants. Seul un jardin épais attire l'attention, du côté opposé à celui où je me trouve.

Les quelques passants ont la peau brune et les cheveux foncés. Il y a quelques somonites (que font-ils ici, si loin du Désert?). Mais personne ne parle un dialecte que je pourrais comprendre. Seul l'employé d'un établissement voisin a fait un effort sincère pour communiquer avec moi. Pour découvrir ensemble que je n'avais pas les moyens de me payer l'occupation d'une chaise dans sa taverne (?). Quelle habitude étrange! De plus, quand je lui ai suggéré d'échanger la seconde édition du Mystère d'Urbicande contre un repas, il m'a regardé bizarrement et m'a tourné le dos, et pourtant, dans n'importe quelle Cité, on aurait considéré ça comme un très bon échange… J'ai préféré me réfugier sur ce banc nu, gratuit (je l'espère!), observant des gens vêtus d'une manière étrange et négligée. Quelques-uns d'entre eux, encore plus négligés et le regard fixe, sont assis sur des bancs contigus, comme s'ils attendaient quelque chose ou quelqu'un. Regardant passer des véhicules qui ont l'air familier, mais qui ne le sont jamais tout à fait. Peu de gens traversent la place, il me semble y avoir une certaine somnolence dans ces parages. Mais la curiosité ne manque pas, vu les coups d'oeil qui me sont adressés. L'individu qui est sur le banc à côté, plus hardi, s'est adressé à moi, en murmurant quelques mots incompréhensibles tandis qu'il laissait entrevoir quelque chose qu'il avait dans la main. Mais quand je lui ai parlé sur un ton de voix normal, il a fui, effrayé! Comme ils sont bizarres, ces gens-là… C'est aussi pour cela que je me réfugie dans l'écriture. De l'ordre au milieu d'un chaos incompréhensible.

Où suis-je? Je l'ignore. Mais je donnerais tout pour retourner à la misère de Mylos. Je m'y trouvais il y a peu moins d'une heure, admirant la splendide maquette des futures installations de la Compagnie dans le quartier industriel. Oeuvre d'un disciple de Letterier, pas moins que ça! Un travail remarquable! On sentait l'essence de Mylos vivre dans les petites machines, à la fonction toujours obscure, comme il convient dans cette Cité. Avec un orgueil non dissimulé, je les voyais déjà à leur taille réelle.

Je me souviens avoir glissé. Maladroit comme toujours! Je me souviens avoir craint que la méticulosité du modèle ait été, d'une manière ou d'une autre, «égratignée» par mon manque d'équilibre. Mais ce qui est venu à ma rencontre, c'est un sol sale et noirci, le plancher d'une vieille usine. Ou non? En me levant, j'ai vu, au milieu d'une obscurité presque complète, d'étranges portraits de Mylos. Suspendus dans l'air, étrangement illuminés. Je n'étais pas dans les bureaux provisoires de la Compagnie. Mais plutôt dans une ambiance oppressive que je n'ai pas été capable d'identifier. J'ai entendu des voix. Je n'ai pas entendu ce qu'elles disaient. Mas je n'ai pas non plus cherché les corps auxquelles elles appartenaient. J'ai eu la sensation terrible et instinctive que ma place n'était pas ici. Que j'étais étranger. Trébuchant sur le sol irrégulier, cherchant à ne pas attirer les voix, je me suis dirigé vers la seule source sûre de lumière. Une porte encadrée d'une clarté ténue. À l'extérieur j'ai eu la certitude de ce que je sentais. Je n'étais pas à Mylos. Le petit immeuble d'où j'avais émergé me rappelait un peu la Cité, mais c'était la seule chose similaire, le reste était inéluctablement autre. Pire même. Je n'étais même pas dans une Cité reconnaissable.

Après avoir vadrouillé un peu dans les rues, étourdi et sans but, la place où je suis maintenant m'a paru le point central de cette minuscule, évidemment, localité (Cité?) obscure. Là au moins il y avait des gens qui circulaient. Je me suis dirigé dans cette direction, avec bien peu d'espoir. Pour perdre mes illusions dans les incommunicabilités diverses. Il est vrai que je n'ai pas beaucoup essayé d'entrer en contact avec ces étranges individus. Je me suis réfugié sur ce banc, sur les feuilles de Mylos que par chance j'avais rangées distraitement dans ma poche. J'écris pour exorciser ce cauchemar. Ça ne marche pas.

Un chapelet d'espoir! En traversant la place, j'aperçois quelqu'un qui semble aussi déplacé que moi sur cette place baignée d'une lumière grise. J'aurais pu croiser cet individu dans les rues de Brüsel, voire de Pâhry. Je ne le connais pas, mais je me sens capable de l'embrasser! Il se dirige à pas pressé précisément vers l'endroit d'où je viens, l'endroit où se trouve l'immeuble-de- Mylos-qui-n'est-pas-Mylos. Je vais le suivre. Si mes faibles jambes me le permettent.

Maudite soit l'habitude de prendre des notes, d'écrire éloigné du monde! Tu n'aurais pas pu le faire plus tard, Ishmaël? L'Homme ne s'est pas arrêté au bâtiment des portraits (c'était mon espoir secret). Il a suivi la rue adjacente, en montée, et ma faiblesse actuelle dont je ne me suis aperçu que maintenant, ne me permettait aucun héroïsme. Maintenant, après avoir monté la rue pendant un temps qui m'a paru être une éternité, je suis assis sur les marches d'un escalier monumental, entre des bâtiments d'une taille plus acceptable. Derrière moi, une tour qui attirerait les regards n'importe où. Il est évident que cette Cité (je peux l'appeler ainsi) a plusieurs visages. Étrangement, malgré le silence, tout l'espace libre entre les bâtiments semble être occupé par un océan de voitures arrêtées, bloquant rues et trottoirs. Je n'avais pas vu autant de voitures arrêtées depuis que j'avais survolé l'échangeur universel. Un magasin? Un cimetière? La grandeur de ces bâtiments ne cadrait avec aucune de ces fonctions. Ne serait-ce qu'un chaos que personne ne chercherait à organiser? Le Mal de Brüsel? Il y a peu de passants, encore moins que sur la place. Mais si je vois quelqu'un digne d'attention, je me promets de l'aborder le premier, et seulement plus tard […]

NOTE DES ORGANISATEURS ñ Les pages volantes ne contiennent plus aucune information. Nous présumons que, à partir de ce moment, «Ishmaël Tolentino» a utilisé son exemplaire des Procès-verbaux du Colloque en tant que cahier de notes, en profitant des marges et des feuilles destinées aux annotations. On y trouve quelques commentaires qui sont visiblement le résultat d'une lecture (ou d'une audition) des communications, et doivent être considérés comme tels (voir les «Notes du Voyageur» à la fin de tous les textes présentés au Colloque). D'autres commentaires sont éparpillés plus alléatoirement, et nous avons cherché à les réunir dans un ordre qui nous a semblé logique.

Journal d'Ishmaël Tolentino Quelque part, dans un Temps incertain

Les évènements se succèdent en avalanche. Chaque fois que je songe à organiser mes idées d'une manière conséquente, de nouveaux faits m'étourdissent. Et, passager du hasard, je me laisse tout bonnement emporter par ce qui arrive. Je sens, une fois de plus, que la panique serait une réponse adéquate… Paradoxalement, je ne cède pas. Je ne leur ferai pas ce plaisir. À qui, d'ailleurs? À la Compagnie qui m'envoie dans tous les coins et recoins du Continent? Serait-ce encore une «épreuve de fidélité», une mission de plus qui n'est jamais totalement définie? C'est sans importance, en ce moment.

Tout au moins j'écris maintenant sur un papier un peu plus décent! À l'entrée, on m'a donné ce livre avec quelques irrésistibles feuilles de papier blanc, que j'utilise pour continuer mon rapport d'une manière plus digne. Les feuilles de Mylos, repliées de honte, ne font que guetter dans leurs coins. On m'a aussi donné un autre cahier, pathétique celui-là et sans identité. Avec un en-tête boursouflé d'une quelconque Compagnie mineure. Y compris un instrument pour écrire aussi ridicule et qui s'est cassé après un examen plus détaillé. Le stylo de l'aubergiste qui, hier encore, avait l'air si grossier, m'apparaît désormais comme un don du ciel. Il faudra que j'en économise l'encre. Et que je fasse attention aux pâtés, le papier absorbe mal l'encre. Au moins maintenant je me repose mieux, au milieu d'une multitude de gens, dans un amphithéâtre qui me rappelle mes années d'étudiant, il y a de ça si longtemps. Quand je ne me sentais pas encore obligé de noter tous les détails du monde, quand je ne faisais que les vivre. Je me sens bien, sûr de moi. La situation me parait formelle. À la table (de la présidence?) se sont rassemblés des dignitaires (?), en costume manifestement solennel. Il y a encore beaucoup de gens étranges et négligés, comme ceux que j'ai vus sur la place. Ils sont habillés comme s'ils avaient été appelés en urgence, au milieu de leurs tracas familiaux, sans avoir le temps de se rendre présentables. Mais il y en a plus qui semblent être des habitants des Cités, portant de curieuses toges noires. Ce que je ne comprends pas, c'est quelle est la fonction des capes noires, surchargées d'insignes coloriés. Je n'ai eu le temps d'établir aucun contact, je n'ai fait que me joindre à cette multitude et à m'asseoir. Tandis que d'affables jeunes filles m'offraient tout ce matériel. Et immédiatement, les belles feuilles blanches m'ont appelé! Je préfère toujours écrire. Connaître des gens est l'antichambre de la désillusion.

Mais finissons-en avec l'anarchie! Un peu d'ordre, Ishmaël! Où est donc ta méthode peaufinée par des années de voyage? Évanouie dans la brume de Mylos?

Je suis arrivé dans cet amphithéâtre en suivant prudemment trois individus dont les vêtements me rappelaient ceux des surveillants de Mylos. J'ai agi avec précaution, mais la familiarité est quelque chose qui nous calme. Comme le sentiment de faire partie d'un groupe nous berce. J'ai perdu de vue les trois surveillants (?), mais ils ont disparu au sein d'un groupe plus vaste, dans lequel je ne me sens plus autant étranger. Je suis arrivé ici avec eux. Plein de doutes, ça c'est sûr. Mais avec un certain espoir.

Comme celui que j'ai grâce au livre sur lequel je note mes pensées tandis que le brouhaha montre que la séance, quelle qu'elle soit, est loin de commencer.

Le Livre est écrit dans la langue des Cités. Je ne reconnais pas le dialecte, mais peu importe. C'est suffisant pour calmer un peu la sourde angoisse qui m'a envahi depuis que j'ai trébuché à Mylos et que je suis tombé sur cette étrange et obscure Cité. Je n'ai pas lu les divers textes qui composent ce volume, et qui, je l'ai bien compris, font partie intégrante de ce qui va se passer dans ce lieu. Mais les quelques commentaires entendus par ci par là et les magnifiques illustrations (bien qu'un peu exagérées) ne laissent aucun doute. Il s'agit bel et bien d'une conférence sur les Cités. À laquelle, sans aucun doute, la Compagnie a voulu que j'assiste. C'est normal, vu mon expéricne en la matière. J'ignore comment ils ont fait pour m'amener ici. Mais en ce moment, le doute n'est plus permis : les intentions de la Compagnie ont été claires dès que les travaux ont commencé. Il est nécessaire de garder son calme. D'abord parce que je me sens surveillé. C'est peut-être là le test définitif. Ou suis-je un envoyé clandestin à une réunion secrète? Une fois de plus cette sensation oppressante de n'être qu'un simple pion dans les jeux insondables de la Compagnie. Mais que veulent-ils donc de moi?

Il y a d'autres choses qui me gênent beaucoup. Où sont les instructions qui, avant, ne me manquaient jamais? Quelle Cité est-ce, concrètement? Coimbra? Bien que cette tour fascinante me rappelle quelque chose, comment se fait-il que je n'en avais jamais entendu parler avant? Et pourquoi ses habitants ne parlent-ils pas une langue courante? Serais-je dans un coin reculé du Continent? Dans une île perdue? C'est probable. Mais si on prépare vraiment ici une réunion sur les Cités, aucune d'entre elles ne tolèrerait qu'un tel évènement ait lieu sur un territoire rival. Seulement sur un terrain neutre. Est-ce ça?

Il y a encore plus bizarre, quelques noms et quelques titres. Deux noms imprononçables pour les organisateurs. J'ignore tout à fait qui ils sont. Des membres de l'une des sociétés secrètes qui pullulent sur le Continent? Et ce livre s'intitule, apparemment, Les Cités Visibles. Pourquoi donc? Cette Cité où je suis, serait-elle une Cité Invisible, occulte? Et après, tout à fait à l'opposé, on parle beaucoup des «Cités Obscures». Lesquelles? Pâhry, Brüsel, Blossfeldstad, Calvani, Mylos? Seulement par jeu ou par sarcasme. Tous les deux de mauvais goût. Et, pour finir, ces F. Schuiten et B. Peeters… Qui sont-ils? Que font-ils? Pourquoi méritent-ils une telle attention? Tout au long du Livre on fait référence à eux bien plus souvent qu'aux «organisateurs».

Des choses que j'ai l'intention d'éclaircir. Quand, je ne sais pas…

Tandis que j'écris, je commence à entendre des bruits inattendus. D'abord le silence nécessaire à ces occasions, puis des voix solennelles et emphatiques. Avant même de lever les yeux, je sais ce que je vais trouver. Le ton toujours présent dans une cérémonie.

Je me suis un peu endormi pendant certaines allocutions, celles qui semblaient devoir se prolonger durant un temps indéfinissable. En partie dans la langue des Cités, en partie dans une langue impossible à comprendre. Mais le ton officiel n'éclaire rien du tout. Curieusement, je remarque maintenant que cette langue obscure me rappelle les vieilles berceuses que ma mère, brisée par les perpétuels travaux de nettoyage, avait pourtant encore le temps de m'offrir avec un baiser…

Remarques sur le texte de João Miguel Lameiras et João Ramalho Santos

Je commence à comprendre quelque chose… Peut-être… Les références aux Cités sont justes, il est évident que les orateurs (organisateurs?) les connaissent, bien que je doute qu'ils les aient visitées en détail (il est assez remarquable aussi qu'ils ne se soient pas gênés les uns les autres pendant leur lecture, je me suis toujours méfié des travaux en groupe). Mais il y a d'innombrables mots qui ne sont, pour moi, que de vagues images, ou le vide absolu. Comme par exemple «bande dessinée» («BD», «bédé»?) qui semble avoir à faire avec les mystérieuses illustrations remplissant ce volume. Si j'ai bien compris, il s'agit de petits contes allégoriques sur le monde et les choses. Mais, impossible d'en savoir plus. Tout aussi impossible de comprendre le pourquoi du titre «Cités Obscures», utilisé à tort et à travers. C'est quelque chose qui m'irrite vraiment.

Mon voisin de chaise, un homme âgé tout vêtu de noir, a entamé une conversation avec moi, mais la manière dont il parle, presque sans ouvrir la bouche, fait qu'il est difficile à comprendre. À ce que j'ai compris, ce congrès n'a aucun sens pour lui, la bé-dé (?) serait morte en 1957. 1957?… Alors là, je n'y comprends plus rien du tout. Il manque plus de mille ans! L'année 1957 est encore très loin ou serait-ce que cette ville se règle sur un calendrier différent? Tout cela est bien étrange, ça doit être un cauchemar provoqué par l'ingestion exagérée, hier, de ce vin du Domaine de Calvani…

De toute façon, il y a eu un instant où j'ai eu un pressentiment, une fulgurance soudaine et irrésistible. Je me souviens avoir lu dans L'Écho des Cités le reportage d'une aventure étrange de Michel Ardan et Benedikt Loderer sur le plateau de Marahuaca. J'en ignore les détails (une histoire de sphères étranges?), mais je me rappelle qu'ils disparurent tous les deux, puis réapparurent plus tard, dans un endroit tout à fait autre. À l'époque, on a parlé de «portes» entre des coins éloignés du Continent, portes qui permettraient un voyage instantané de milliers de brasses. Si c'était seulement Ardan qui avait été entraîné dans cette affaire, comme l'a fait remarquer Stanislas Sinclair, on aurait de quoi se méfier. Son don à exagérer le réel grâce à ses «images photographiques» est bien connu… Mais que dire du témoignage incorruptible de Loderer?… Aurais-je voyagé vers un monde inconnu et lointain? Ça expliquerait tout…

De toute façon, même ceux qui sont habillés comme moi semblent accepter tout ça avec le plus grand calme. J'ai dû me tromper. Ils ne doivent venir d'aucune Cité connue. D'ailleurs, parfois je sens sur ma nuque des regards curieux et menaçants… Signaux d'une sorte de paranoïa? Cela aussi est bien possible.

Remarques sur le texte de l'architecte Eduardo de Siza

Incroyable! Malgré son air extrêmement pédant, ce conférencier a très bien pigé d'où je suis sorti, lieu qu'apparemment on appelle Edifício das Caldeiras, le Bâtiment des Chaudières… Les images projetées coïncident exactement avec le lieu par lequel j'ai fait le passage! Et les immenses portraits ont dû aider à rendre plus facile le passage. Mais est-ce que cet homme se rend compte que ce qu'il présente sous forme d'hypothèses académiques est la pure vérité! Je ne suis dans aucune des cités du Continent, mais dans un univers parallèle. C'est peut-être d'ici qu'est parti le mystérieux Spitfire dans lequel Harry Rhodes et Cynthia Sirk sont arrivés à Pâhry…

Et les symboles qui ornent ce Palais de Regaleira sont exactement ceux que j'ai vus dans le magnifique atrium de la Compagnie! Il me vient à la tête une idée folle… Serait-ce que la Compagnie a été organisée par quelqu'un de ce côté pour pouvoir contrôler l'activité des différentes Cités Obscures, comme ils les appellent? Je tremble rien que d'y penser…

Mais le mieux à faire est de ne pas attirer trop l'attention et d'essayer d'en savoir plus sur ce monde bizarre dans lequel se côtoient, sans aucune unité ou logique, des bâtiments typiques des différentes cités…

Remarques sur le texte de M. le professeur Bernardo Simões Serra

Malgré le ton captivant et l'enthousiasme de sa conférence, cet homme mélange tout! Tous ces écrivains et artistes dont ils parlent ont dû se trouver dans les Cités Obscures. En tout cas Jules Verne, qu'il m'est arrivé de croiser à Pâhry, s'est contenté de mettre dans ses romans ce qu'il avait vu dans nos villes. Et avec beaucoup moins de fantaisie que ces Schuiten et Peeters qui, à ce que je vois, se bornent à transmettre des récits déjà connus…

L'histoire qu'il a racontée sur Wappendorf est carrément ridicule! Le Professeur existe bel et bien et j'ai même eu le privilège de lui demander un autographe lors de la présentation de son Encyclopédie des Transports présents et à venir. Il est clair que ce pauvre homme s'est laissé rouler par ces fameux Schuiten et Peeters! Reste à savoir dans quel but…

Ce conférencier a aussi parlé de quelqu'un nommé Kafka. Fait-il référence à cet individu qui a fait la une, il y a quelques années, de l'Écho des Cités? Joseph Kafka, un bureaucrate de Mylos qui, après avoir été emprisonné pour des raisons qui ne furent jamais vraiment expliquées, a commencé à se transformer en insecte, par un processus presque aussi étrange que celui de Joseph Abraham, à Pâhry.

Et voilà! Une fois de plus perdu à cause de ce vice éternel de prendre des notes! Que tu sois maudit, Ishmaël, pour ta distraction! J'attendais la pause-café avec une certaine impatience. Et, en fin de compte, me voilà seul dans cet amphithéâtre. Tout le monde s'est volatisé, attiré par un appel métallique lointain. Et une dame (femme de ménage?) me lance des regards agressifs. Je suis sans aucun doute en train de m'immiscer dans son royaume…

Si j'ai bien compris, j'ai loupé un déjeuner… Bête, bête, bête, bête que je suis.

Une découverte fondamentale m'a fait oublier ma faim! J'écris ces notes assis sur un confortable canapé du vestibule, tandis que j'attends la reprise des «travaux» de cet étrange Colloque. J'ai enfin pu découvrir les «bédés» dont on parle tant. Une petite table, que je n'avais pas vue tant je voulais entrer dans la salle, était la seule structure proéminente dans ce vestibule vide. J'y ai trouvé des livres, quelques-uns dans la langue de ces lieux (?), d'autres dans la langue des Cités. Les premiers appartenaient à une femme (Josée?) très bien mise (sûrement fiancée, calme-toi Ishmaël, nous ne voulons pas refaire le scandale qui nous a éloignés de Pâhry!). Les seconds appartenaient à un individu fluet, lui aussi très bien habillé, à l'aspect fragile, à la moustache fine et au nez crochu. Ils parlaient tous les deux. Auraient-ils, eux aussi, raté le déjeuner? Viendraient-ils d'arriver? Je n'en sais rien. Ce n'est pas très important. Leur dialogue était si intense que ça m'a permis de pouvoir feuilleter les livres que je pouvais comprendre. Et ce, malgré quelques coups d'oeil très inquiets de l'homme. Quel incroyable sens de la propriété!… J'ai presque failli obéir à une impulsion de fuir avec ses précieux volumes, mais j'ai craint les terribles conséquences que cela pourrait avoir sur la santé de mon bienfaiteur occasionnel. J'ai essayé de prendre une expression innocente, mais j'ai senti que le remède serait pire que le mal…

Mais, les Livres. Au début je n'ai pas eu de doutes. Des objets magnifiques! Trop rares dans les Cités, une fois de plus appelées «obscures»… Il semble bien que ce soit le titre qui rassemble ce genre d'ouvrages. Et ces dessins mélangés à des mots créent un effet étonnant que j'aurais plaisir à analyser! C'est un véritable fixorama portatif et palpable. Un théâtre sur papier. Une succession de petits carrés alignés d'une manière compacte et dont la beauté n'est troublée que par les ronds blancs, remplis d'un texte trop verbeux. Finalement ce langage étrange serait peut-être le meilleur moyen de publier mes propres impressions de voyage. Il n'empêche que la nature des thèmes abordés me déçoit. Les livres sur Samaris et Urbicande ont une base réelle réduite. La légende de Samaris est bien conue, mais l'idée d'une Cité prédatrice a été mise de côté par les expéditions d'Ardan et Sinclair. Franz Bauer a été en proie à une étrange maladie, le Mal de Xhystos, rien de plus, comme l'a prouvé le professeur Momy Elkain. Quant à l'Hallucination d'Urbicande, le professeur de Brok a déjà écrit sur ce sujet des paroles définitives. Le livre ne contribuait en rien à éviter la mystification.

Des illustrations d'un volume intitulé L'Archiviste, toutefois, je ne peux dire qu'une chose : elles étaient exagérées au plus haut point. L'Hôtel Couchie de Mylos semblait avoir le double de sa taille, l'orgue du Lac Vert peut-être le triple. D'ailleurs, toutes les représentations de Mylos sont sorties d'un cauchemar de fils d'ouvriers et non d'une réalité que je connaisse. Des excès, rien que des excès! Les Cités sont toujours grandioses, y compris dans leur dégradation, alors que dans les livres elles n'avaient l'air que de grandioses caricatures. Avec juste ce qu'il faut de vérité pour les rendre crédibles aux yeux des distraits ou des ignorants.

Dès lors, j'ai commencé à changer d'attitude envers ces ouvrages. Malgré le matériel thématique, peu d'entre eux révélait quelque chose de vrai. Serait-ce un essai de mystification? Aucun des orateurs n'a parlé de cette éventualité. Serait-ce par ignorance? Les buts de ces Schuiten/Peeters ne sont pas clairs. Il est évident qu'ils connaissent les Cités. Pas assez? Bien trop? Pourquoi les contre-vérités, les rapports vagues, les mystifications? Pourquoi ces erreurs évidentes de représentation, trop systématiques pour être de simples coïncidences? En fait, l'adjectif «obscures» correspond aux fictions que j'ai analysées… S'il s'agit là de la seule représentation des Cités disponible dans ce coin perdu, le monde va bien mal! La Compagnie désirerait-elle que je catalogue cet étrange état de faits dans un rapport supplémentaire dont je n'entendrais plus jamais parler?

Malheureusement j'ai commis une faute. Une faute que je m'étais juré de toujours éviter. Je me suis laissé déconcentrer, distraire. L'homme à la moustache tombante parlait du livre de Wappendorf, l'Encyclopédie des Transports à venir. Je n'ai pas pu m'empêcher de dire que cette oeuvre-là était une oeuvre intéressante. De manière surprenante, il a répondu dans ce qui pourrait passer pour un simulacre supportable de notre langue. Il désirait énormément un exemplaire, son regard anxieux, son nez crochu étaient plus qu'éloquents. Je lui ai répondu que j'en possédais un exemplaire, signé par l'auteur, et sur lequel j'avais pris quelques notes qu'il trouverait peut-être intéressantes. Il m'a demandé si j'avais vraiment écrit sur les pages du livre, comme si c'était la plus incroyable des choses. Je lui ai répondu que les transports sont quelque chose qui m'a toujours intéressé et qu'à ce moment-là, j'avais même eu l'impudence (ah, la jeunesse!) de chercher à introduire des changements dans les dessins de Wappendorf. Quelques-uns, pour dire vrai… Je n'ai jamais vu quelqu'un pâlir aussi vite! Il m'a arraché des mains le livre que je feuilletais (une collection des Échos de la Cité, une fois de plus avec des exagérations de taille que je ne me souviens pas avoir vu dans les originaux), il a ramassé les autres livres et il a disparu en direction de l'amphitéâtre. La femme m'a lancé un regard réprobateur, mais engageant (attention, Ishmaël!…) et l'a suivi. En emportant aussi ses livres qui, d'ailleurs, ne m'auraient pas servi à grand chose. Maudit soit mon manque de tact! Témoigner est beaucoup plus sûr qu'intervenir. Mes voyages me l'ont appris, plus que tout autre chose. Il y avait encore un ouvrage sur Brüsel, et j'aurais aimé savoir ce que les auteurs avaient à dire sur cette occasion perdue d'être une Cité. Ils ne connaissaient probablement pas son essence… Il y avait un autre ouvrage, sur la Tour, sur laquelle on peut tout dire… Tout et rien… Cela ne m'intéressa pas. Mais encore plus étonnant, c'était quelque chose qui m'a paru être un Guide… Une encyclopédie de poche sur les Cités? Auraient-ils osé faire une chose pareille?!

Les autres participants reviennent, arrivant soudainement on ne sait d'où, exactement comme ils étaient partis. Sur leurs visages satisfaits je vois réfléchie ma propre faim, la fatigue. Je ne peux pas y penser. Je retourne à ma place.

Remarques sur le texte de Monsieur Cássio Mendes

Je me rends compte maintenant que le programme n'a pas été accompli. Ça devrait être une femme qui parle. C'est vraiment mal organisé! Ça devait être probablement cette élégante brune qui discute vivement avec l'un des organisateurs. Comme elle est belle quand elle est en colère! Ce serait dommage qu'elle ne puisse pas parler… Malgré ses manières affables et sa voix mélodieuse, cet orateur est celui que j'ai le moins compris jusqu'à maintenant… Christo… n'est-ce pas celui qui voulait empaqueter le Palais des Trois Pouvoirs de Brüsel avec des kilomètres et des kilomètres de sa «soie en plastique»? J'ignorais qu'il avait eu tant de suiveurs, qu'il avait fondé une religion… Et en même temps pourquoi cite-il le grand maître Fernando Pessoa? Serait-ce que la Boutique de l'Hétérogénéité est installée ici? Quelle peut être sa relation avec le dit Christo? D'abord, je ne me suis jamais senti faire moins partie de mon monde parce que je suivais Maître Pessoa, quand d'autres préfèrent la Boutique Mécaniciste de maître álvaro de Campos (comme Wappendorf et Dersenval), ou la Boutique Bucolique de maître Alberto Caeiro, ou la Boutique du Scepticisme Permanent de maître Ricardo Reis. Notre diversité fait de nous un tout, comme disait mon parrain à la Boutique de l'Hétérogénéité… De quel droit ce monsieur se permet-il de vouloir me retirer mes croyances? D'autre part, il me parait inutile de répéter que le professeur de Brok a prouvé, malgré tout le prestige de Robick, que toute cette histoire d'Urbicande n'était qu'un délire collectif. N'y aurait-il pas, comme l'a suggéré l'orateur pédant (Siza), un complot pour passer sous silence les Cités? Je commence à avoir moins de doutes…

Remarques sur le texte de Monsieur Miguel Abreu Bom

Un orateur digne de respect. Une fois de plus j'ignore la plupart de ses références, mais son texte me sera d'un grand secours quand je voudrai récrire mes impressions des Cités, quand je les parcourerai de nouveau. Ça me rappelle quelque chose que j'avais probablement pris la lâche précaution d'oublier. Fixé sur son objectif, obsédé par ma mission, j'ai fini par acquérir un rythme répétitif. Une routine dont je suis rarement sorti, me bornant à entériner, dans chaque cité où je passais, ce qu'on m'avait dit d'elle, songeant déjà à la prochaine. Alors qu'il faut toujours voir plus loin que ce qui se voit, plus loin que ce qu'on veut bien nous faire voir. Un regard passager, mou et neutre n'est pas suffisant. Pas du tout.

C'est presque pénible de le voir (lui aussi) prisonnier des allégories fantaisistes de ces Monsieurs Schuiten et Peeters. Un tel esprit serait utile dans tous les coins du Continent. Mais la faute n'en incombe pas aux orateurs de ce lieu perdu dont l'unique faute est l'ignorance. Je ne dois pas retourner ma colère et mon angoisse contre eux. Je n'en dirai pas autant de ces deux farceurs qui assistent, souriants, à tout cet océan d'équivoques, résultat des mystifications simplistes par lesquels ils ont ridiculisé ce à quoi ils prétendent rendre hommage. Quand je connaitrai vos visages, Messieurs, je ne suis pas sûr pas de pouvoir m'en tenir à mon rôle habituel de témoin.

Remarques sur le texte de Madame le professeur Joana Pereira Gonçalves

Si l'aspect d'un orateur conditionne son public, cette petite dame âgée, ayant l'air d'un roc, aurait mérité tout mon respect et toute mon attention. C'est cela qui s'est produit, pendant les premiers instants. Ensuite son imposante figure s'est dissoute dans l'embrouillement confus de ce qu'elle avait à dire (?). J'ai fini par ignorer sa voix, et je me rends compte soudain, avec une sorte d'horreur, que j'ai passé mon temps en recherches inconséquentes et même dans des calculs anarchiques de mes dépenses à Mylos! Je suis réveillé par les applaudissements enthousiastes de mon voisin de chaise. Me serais-je endormi une fois de plus? Quelques regards sévères me font penser que oui. Je me rends compte (finalement?) de mon immense fatigue… Mais tout le monde se lève.

Cette fois-ci, la pause-café a été une pause-café! Pourquoi diable ces individus ne font pas ce qu'eux-mêmes ont eu le souci de planifier? Habitudes bizarres, pause-café trop courte. Le café trop fort, les biscuits (?) indescriptibles. Et il a fallu presque se battre pour en avoir! Mais je n'ai jamais mangé quelque chose d'aussi savoureux! Une manifestation de la faim que j'avais trompée tout au long de cette aventure, depuis le déjeuner raté. Ce qui me rappela d'autres nécessités à satisfaire. Heureusement que, sur ce point, on se ressemble tous; il suffit de suivre un groupe à l'expression faciale adéquate. Je reviens soulagé, malgré les installations sanitaires, qui ont l'air de sortir d'un cauchemar de Wappendorf, l'eau jaillissant agressivement sans aucun contrôle apparent. Le petit homme à la moustache triste me jeta um regard méfiant. Je remarque que ma présence commence à être remarquée. Il faudra que je fasse attention. Il est évident que rien ne me lie à ces gens.

Remarques sur le texte de Madame Eva Diana Callebaut

Qui est donc cette créature fabuleuse, baignée d'une étrange lumière qui m'aveugle et me déboussole? Je tremble de manière incontrôlée, éveillé, attentif, paniqué. Je transpire. J'arrive à peine à écrire. Sa voix me rappelle la maison de Madame Claude, où mon père m'avait amené. Sa présence me rappelle celle de ma défunte mère… Si Mary von Rathen est du même acabit, ça ne m'étonne plus qu'on l'ait choisie pour commander le Combinat de Mylos. Elle est extraordinaire! Je veux la toucher, lui parler, lui demander conseil… Je n'ai rien compris de ce qu'elle a dit…

Remarques sur le texte de Monsieur Jeremias Zontag

Je ne comprends pas ces rires et ces sifflements, c'est justement la seule personne qui a parlé de choses concrètes et qui a eu le courage de dénoncer ce qui se passe. Cet homme a tout à fait raison! Nous sommes devant un complot monstrueux dans lequel ces maudits Schuiten et Peeters sont impliqués et dans lequel la Compagnie ne doit pas, elle non plus, être innocente. Et ces clowns balourds qui essaient d'étouffer la vérité sous leurs sifflements et leurs rires épais… Je n'ai qu'une envie, c'est de les frapper! Mais calme-toi, Ishmaël, ce ne sont pas les vrais coupables, et si le programme est respecté, l'heure de vérité sonnera bientôt!

Le moment crucial est arrivé… J'ai enfin pu connaître les plus grands responsables de ce fiasco. Que faire? Les prendre à parti après leur intervention? Ce n'est pas utile, vu le ridicule auquel a été réduit l'orateur précédent. Vu qu'ils ont «imaginé» les Cités, il ne manquerait plus qu'ils se prennent pour mes créateurs… Ils me demanderaient peut-être de faire des tours de passe-passe, comme un animal de cirque, à la plus grande joie du public!… Comme ils font avec Robick, et avec dieu sait qui… Non, vraiment ça ne vaut pas le coup… Ici la logique ne règne pas, c'est inutile de s'y confronter. Ce sont les étranges limbes d'Ardan et Loderer. Si la Compagnie m'a envoyé ici pour suivre cette rencontre, je crois avoir déjà appris ce qui est nécessaire et suffisant. Ce qui serait maintenant rationnel, ça serait de partir…

Mais ces individus ont abusé des Cités qu'ils s'obstinent à traiter d'obscures! Ils ont atteint le succès et la fortune dans ce coin perdu de l'univers, grâce à leurs rapports tordus sur quelque chose dont ils ne connaissent que la surface, des fragments. Ils ont même eu le culot de préparer un «Guide»! Borgnes en pays d'aveugles! Ils font figure ici de grands catalogueurs des Cités, un titre pour lequel j'ai lutté bien plus, avec une moindre récompense. Est-il juste que je m'en aille sans les démasquer, même si pour l'heure cela parait bien improbable? Est-il juste de les laisser à leur triomphe? Laisser les pauvres ignorants livrés à leur propre ignorance? Je me souviens maintenant, hors propos, de cette fille rousse d'Alaxis (Lara? Lira? Laura? Leda?) qui critiquait mes impressions sur la Cité du Plaisir. D'après ses dires, incomplètes, folkloriques, des impressions d'un inattentif touriste de passage. Maintenant je sais ce qu'elle ressentait, multiplié par toutes les Cités. Toutes miennes, aucune d'entre elles n'étant obscure! Il faut faire quelque chose! Un homme ne sera jamais un homme s'il n'agit pas lorsque le destin lui tend la main, et ce, quelles que soient ses chances de succès. Personne ne vit d'être un témoin, je le sens maintenant, et je regrette de ne pas l'avoir su avant. Je regrette tellement de choses que je ne sais pas par où commencer. Je ne sais même pas […]

Remarques finales des organisateurs

En dehors de quelques griffonnages désordonnés, ce sont là les dernières notes des procès-verbaux du «voyageur» «Ishmaël Tolentino».

À partir de ce moment, il nous est impossible de tracer une chronologie, ne serait-ce qu'approximative, des évènements. Des informations éparses nous signalent que «Ishmaël Tolentino» a écouté pendant quelques instants la conférence-fiction de Schuiten et Peeters, les yeux dans le vague, les mains livides posées sur sa copie des procès-verbaux. Il est bien possible, grâce à l'obscurité demandée par les auteurs pour la projection des diapos, que «Ishmaël Tolentino», à partir du moment où les lumières se sont éteintes, se soit dirigé lentement vers la table. Il peut aussi bien l'avoir fait d'un seul et brusque mouvement. Ce qui est sûr c'est que, environ dix minutes après le début de la conférence-fiction, on a entendu un bruit de pas en direction de la table, des protestations de douleur et d'étonnement de la part de quelques participants (bousculés ou écrasés?) et, surtout, des cris agités : «les mensonges, ça suffit», «arrêtez de me faire mal», «charlatans», «opportunistes». Les opinions varient quant à la teneur exacte des vociférations soudaines, attribuées plus tard au «Voyageur», et quelques personnes ont dit que des expressions bien plus vertes que celles citées ici ont été proférées. Rapidement l'agitation s'est étendue à tout l'amphitéâtre, sans compter la chute accidentelle du projecteur de diapos qui marqua définitivement la fin abrupte du Colloque.

La réapparition inopinée de la lumière (merci Luís Louro!), outre qu'elle a révélé quelques situations embarrassantes extérieures au Colloque et que l'obscurité rend propices, a fait voir une ambiance chaotique. Des mêlées involontaires de gens célèbres et de gens anonymes, sans oublier quelques passants attirés par cette agitation, jonchaient l'amphitéâtre, ce qui montrait que les actions de «Ismaël Tolentiono» avaient déclenché une réaction en chaîne de bousculades et de malentendus.

Seul le «Voyageur» restait imperturbable, criant toujours (mais avec une certaine fatigue) et brandissant sa copie des procès-verbaux comme une massue, d'un geste vaguement adressé à Schuiten et Peeters, avec plus de remue-ménage que de dégâts. Les auteurs ont avoué plus tard avoir été tellement surpris par l'attitude hallucinée de l'individu en question qu'ils n'ont même pas pensé à esquisser une réponse.

Ce n'est qu'au bout de quelques moments (des secondes, des minutes, des heures?) que «Ishmaël Tolentino» s'est aperçu que ses vociférations étaient le seul mouvement dans la salle, que tous les regards, silencieux et interrogatifs, étaient posés sur lui. Ce qui a suivi est également assez vague, mais le «Voyageur» s'est décidé à fuir le plus rapidement possible, au moment même où l'écrasante majorité des participants avait, à son tour, décidé de l'appréhender. Cette étrange décision collective, explicable seulement par une réaction instinctive d'un groupe face à un élément pressenti comme étranger, a fini par une poursuite plutôt caricaturale de «Ishmaël Tolentino», d'abord en direction de la place du Marquis de Pombal, puis dans la rue du Père António Vieira. Au bout de cette rue, le fugitif pénétra, sans aucune hésitation, dans l'Edifício das Caldeiras et y a disparu. Il y en a qui disent qu'il a fui par une sortie latérale du bâtiment, mais toutes les sorties étaient bloquées à ce moment-là. Ou alors qu'il se serait mélangé aux visiteurs de l'exposition (en ayant peut-être même changé d'habits), pouvant ainsi tromper la vigilance improvisée près de la porte. Mais la supposition qui est à l'origine de notre présence ici aujourd'hui est encore plus bizarre… Et, en plus des nombreux témoignages oculaires, sa crédibilité est plus grande en raison d'une présence inattendue.

En effet, des images télévisées, réalisées par une équipe qui couvrait les Rencontres de Photographie de Coimbra, semblent montrer le «passage» d'un individu («Ishmaël Tolentino»?) à travers une photo qui se trouvait exposée dans l'Edifício das Caldeiras. Malgré la célérité du fait, qui rend impossible une analyse plus approfondie des images, on y voit clairement une ombre qui saute vers l'un des cadres et se heurte à une image. Et pourtant, non seulement le cadre n'a pas bougé (comme il aurait dû, vu la force de l'impact), comme il n'a paru bouger qu'imperceptiblement. À la suite de ce mouvement, l'ombre a d'ailleurs disparu totalement, sans apparaître de «l'autre côté» de la photo. Ou peut-être que si…

Incroyable ou pas, il est toutefois intéressant de signaler que l'exposition qui avait lieu dans le Bâtiment des Chaudières était de Marie-Françoise Plissart, collaboratrice habituelle de Schuiten et Peeters (auteur, entre autre, des photos utilisées dans L'enfant penchée). Et que la photo en question était un montage destiné à représenter la «Cité Obscure» de Mylos.

La copie des procès-verbaux qui appartenait à cet étrange personnage a été retrouvée par Olímpio Ferreira à l'entrée de l'Edifício das Caldeiras ; c'est à partir de ce document que nous avons recueilli les notes ici rassemblées. Ceux qui nous auront suivis jusqu'ici feront leur propre interprétation de ce cas. Ce qui est sûr, c'est que leur scepticisme sera, pour le moins, aussi profond que le nôtre…

P.S. ñ En ce qui concerne le comportement étrange d'«Ishmaël Tolentino» pendant le Colloque, nous remercions les récits détaillés de deux personnes toujours attentives qui se trouvaient dans le public, Carlos Bandeiras Pinheiro et Leonardo de Sá, ainsi que les observations de Geraldes Lino et de Maria José Pereira, qui ont parlé avec lui dans le vestibule, et de António Dias de Deus, qui a assisté au congrès assis à son côté. Nous remercions également l'effort de José Carlos Fernandes en vue d'établir le portrait de cet individu, dont nous reproduisons ici même une esquisse.