Altaplana, world of Francois Schuiten and Benoit Peeters

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Prefigurations - Revue 75

These series of articles has been published before at Prefigurations from May till June 2014.


Prefigurations Notre revue parle d'images, de leurs sens, de l'intention de celui qui les crée et de celui qui les regarde et les aime, elle ne peut que rencontrer un auteur-biographe-réalisateur-scénariste-essayiste-intervieweur-amateur d'images bref un créateur comme Benoit PEETERS. Et lui consacrer ce numéro.

Avec une ambition à la hauteur de l'esprit de ce créateur: la première lettre, A comme auteur, d'un abécédaire Peeters. Et le grand plaisir de le suivre.

Franck Senaud

Entretien 1: L’auteur et ses doubles

Auteur multiple si le terme suffit à rassembler les activités de Benoit PEETERS, l'entretien qu'il nous a accordé est une merveille rassemblée ici en épisodes. Voici la trame: je propose un “abécédaire Peeters” en images et la première lettre montre une silhouette s'interrompant d'écrire. Et nous voici sur un chemin du mot et de l'image, de la signature et de l'image de soi. Suivez-nous.

Entretien Franck Senaud – Benoît Peeters – (enregistré le 3 avril 2013, relu en avril 2014)

Franck Senaud :
Depuis quelque temps, l’idée de réaliser une espèce d’abécédaire Peeters, me semblait être une entrée intéressante. J’avais envie de vous faire parler de beaucoup de choses liées à l’image narrative, à vos rapports avec la peinture, le cinéma, la photographie, mais le sujet est immense.

Je me suis demandé comment j’allais commencer. Je veux aujourd’hui partir du roman-photo Droit de regards (1985) ; je me suis dit que cet abécédaire pouvait être visuel et je suis parti de cette couverture et de cette quatrième de couverture. Je pars d’une chose qui peut sembler anecdotique, mais que je crois profondément révélatrice. Sur la couverture de cet album, vous n’êtes pas signalé comme auteur. Or, de manière plus générale, vous parlez beaucoup de vous, mais finalement de façon très indirecte.

Je voulais commencer par une image de vous, montrer votre visage, mais vous apparaissez assez peu. Dans l’album Prague (également paru en 1985) on vous voit seulement en silhouette. J’associais cette absence d’images à ce fait que vous n’étiez pas crédité comme auteur ici et je me suis demandé si ce n’était pas vous sur cette image-là, en quatrième de couverture du livre Droit de regards.

Benoît Peeters :
Dans l’album Droit de regards, la première édition comportait cette petite photographie au-dessus du numéro 100. Quelques années plus tard, il y a eu une seconde édition, avec la couverture littéraire classique des éditions de Minuit, et cette image a sauté, ce qui était dommage. Dans la récente réédition, en format un peu réduit aux Impressions nouvelles, nous l’avons donc rétablie. Cela peut sembler curieux, comme quatrième de couverture, d’avoir une image qui porte comme seule légende le numéro 100. Le livre lui-même comporte 99 planches photographiques, suivies d’un long texte de Jacques Derrida qui se donne comme une « Lecture ». Cette ultime image, avec cette femme au crâne rasé qui referme son stylo, est peut-être une façon un peu ironique d’inclure le texte de Derrida à l’intérieur du dispositif du livre. Après sa lecture, on retrouve l’acte de l’écriture et cette femme mystérieuse qui ferme son stylo. C’était, dans le dispositif très spécifique que ce livre propose, une pièce significative, et je me souviens que Jacques Derrida y avait été sensible. On peut y voir, vous avez raison, une métaphore du scénariste présent et absent que je suis dans ce livre.

Pourquoi mon nom ne figure-t-il pas sur la couverture de Droit de regards ? Parce que cela ne m’a pas semblé s’imposer. Mon nom apparaît certes clairement en page de titre et en page de générique, à la fin du volume. Mais à partir du moment où le livre proposait d’une part l’ensemble des pages photographiques, muet pour l’essentiel, et d’autre part un texte que n’accompagne aucune image, ma propre situation était un peu étrange. J’étais l’auteur des interstices, l’auteur des entre-deux. J’avais conçu le scénario avec Marie-Françoise Plissart, mais ce scénario ne comportait pas de texte, en tout cas pas de texte directement visible. Il me semblait alors que le retrait, laissant face à face Plissart et Derrida, était la meilleure position. Cela ne veut pas dire que je n’étais pas fortement partie prenante dans l’aventure.

Il existe à l’inverse des livres où mon nom apparaît de manière très visible en position d’auteur, alors que j’y ai écrit peu de choses : c’est le cas par exemple du livre Chris Ware, l’invention de la bande dessinée. Cette question de la signature est relativement accessoire à mes yeux : elle se négocie au cas par cas, en fonction de tout un ensemble de données.

Mais il est certain que si je devais faire une liste des livres auxquels je tiens beaucoup, et que je revendique, Droit de regards en ferait partie.

Franck Senaud :
Est-ce une espèce d’astuce narrative ou d’élégance ?

Benoît Peeters :
Il y a les images et il y a le texte. Moi j’étais présent et absent à la fois. Il m’a semblé qu’on mettrait mieux en avant le travail photographique de Marie-Françoise Plissart et la lecture de Jacques Derrida, si mon nom n’était pas exhibé. Dans les autres albums photographiques réalisés avec Marie-Françoise Plissart, mon nom est bien présent, à l’exception du dernier, Aujourd’hui, qui est aussi un livre quasi muet où nous avons voulu mettre en avant la photographe et elle seule. À l’époque où nous avons réalisé ces romans-photos ensemble, mon nom étant un peu plus connu que celui de Marie-Françoise, à cause du succès des premiers volumes des Cités obscures, il y avait parfois tendance à survaloriser ma signature. Ne pas signer Droit de regards de façon trop visible faisait peut-être partie de ce geste.

Je pense que c’était, entre autres choses, une façon de rééquilibrer les choses.

Entretien 2: L'effacement du scenariste

La fascination de l'image au dépend du scénariste, de l'histoire ? Etonnant constat où apparaissent Simon, Derrida, Barthes et leur image..

Entretien avec Franck Senaud

Franck Senaud :
Sans s’attarder sur ce sujet, puis-je ajouter que de manière assez injuste François Schuiten a reçu le Grand prix d’Angoulême et vous pas ?

Benoît Peeters :
Non, on ne peut pas dire les choses comme ça. En 2002, François a reçu le grand prix du Festival d’Angoulême pour l’ensemble de son œuvre, dont effectivement la majorité a été réalisée avec moi. Et cette Académie de dessinateurs – puisqu’elle ne comporte pas de purs scénaristes – n’a pas pensé m’associer à ce prix, pas plus qu’elle n’avait associé Christin au grand prix accordé à Mézières. Mais…

Franck Senaud :
C’est blessant ?

Benoît Peeters :
Non, mais c’est un peu dommage. Je me souviens que Fred, l’auteur de Philémon que j’aimais beaucoup, m’a dit quelque temps plus tard : « On a été bêtes, on aurait dû vous le donner à tous les deux ! On n’y a pas pensé. » Le réflexe était de donner le prix au dessinateur et à lui seul. Mais de son côté François Schuiten m’a largement associé aux différentes créations que nous avons présentées l’année suivante à Angoulême. Il n’y a donc pas eu de blessure personnelle, mais le constat d’une insuffisance générale de ce système des Grands prix méconnaissant le travail des scénaristes, bien au-delà de mon propre cas.

Franck Senaud :
Oui cela montre que l’on ne reconnaît pas tout à fait la bande dessinée comme une association du texte et de l’image…

Benoît Peeters :
Pourtant beaucoup de grands dessinateurs sont aussi des scénaristes. Je citais Fred, mais c’est le cas de pas mal d’auteurs, qui sont ou ont été dessinateurs et scénaristes à la fois. Maintenant, il existe aussi de grands duos. Et de purs scénaristes qui sont des auteurs majeurs, comme Alan Moore.

Franck Senaud :
N’y a-t-il pas la même chose au cinéma où le rôle du scénariste est souvent passé sous silence ?

Benoît Peeters :
C’est un peu différent en bande dessinée, puisque sur la couverture d’un album les noms des différents auteurs sont bien visibles. Sur les couvertures de nos albums communs, le label Schuiten-Peeters est clairement posé. Alors qu’au cinéma le nom du scénariste est souvent écrasé entre celui du réalisateur et ceux des acteurs. Autrefois à Hollywood, entre le nom du producteur et ceux des acteurs, c’est celui du réalisateur qui avait tendance à disparaître. Chaque domaine a ses spécificités à cet égard.

Et on peut dire qu’en bande dessinée, les scénaristes sont relativement reconnus aujourd’hui. Même si pendant les dédicaces, les gens se précipitent vers le dessinateur et se fichent un peu des quelques mots que peut ajouter le scénariste.

La mort de l'auteur

Franck Senaud :
Cette question du statut de l’auteur traverse beaucoup de choses que vous avez écrites. Il y a un ancien numéro de Préfigurations où un jeune artiste, Arnaud Delrue, nous disait : « l’auteur est toujours quelque chose à confirmer ». Cette formule me plaît assez, parce que l’auteur viendrait après l’œuvre, dans un second temps. Et j’ai l’impression que dans l’élégance que vous avez à ne pas apparaître sur la couverture de Droit de regards, comme dans vos réflexions sur ce qu’est une biographie il y a cet élément de retrait qui traverse votre travail.

Benoît Peeters :
Je vais commencer par un détour en évoquant ce qu’était la modernité dans ma jeunesse… L’une de ses idées centrales venait de Mallarmé, avec cette formule fameuse : « L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots… » Le poème compte plus que le poète. Et dans toute la pensée moderniste, celle de Barthes, de Foucault ou de Derrida, la notion de mort de l’Auteur a joué un rôle majeur. L’Auteur, en tant que figure d’autorité et propriétaire du sens, en tant que petit Dieu régnant sur sa création, était délogé de son piédestal. Bien sûr, Foucault, Barthes et Derrida, et quelques autres, étaient des auteurs au sens le plus fort du terme, puisqu’ils inventaient un nouveau régime de pensée et de rapport au monde, mais en même temps ils remettaient fortement en cause l’idée traditionnelle de l’Auteur avec un grand A.

Pour ma part, j’ai très tôt navigué entre deux conceptions : une conception proche de celle de Mallarmé, de Foucault, de Barthes, qui était du côté de la disparition de l’auteur, et une conviction toute différente, qui se manifeste dès mon premier roman, Omnibus, une biographie imaginaire de Claude Simon où la figure de l’auteur est à l’avant-plan, même si c’est sur un mode décalé et quelque peu parodique. Cette hésitation, ou plutôt ce battement, cette bipolarité, se marque donc dès le début de mon travail : il y avait une position théorique qui m’intéressait – celle de la disparition de l’auteur –, mais en même temps je n’y croyais pas tout à fait.

D’ailleurs, quand je repense à ceux que j’ai relativement bien connus, comme Robbe-Grillet, Barthes ou Derrida, ce qui me frappe aussi c’est leur présence imposante. Ils étaient peut-être des théoriciens de l’absence, mais ils étaient des présences fortes, pleinement existantes, douées d’aura et de charisme. Ce paradoxe-là me paraît essentiel. Si on proclamait l’absence de l’Auteur, alors que l’auteur réel était déjà une quasi absence, cela n’aurait pas la même valeur que lorsque cette assertion émane de quelqu’un qui est porteur d’une très forte présence.

J’en suis persuadé : on ne peut pas se débarrasser de la question de l’auteur aussi facilement qu’on l’a cru pendant les années 70. Mais il ne faudrait pas pour autant revenir à une idée de l’auteur tout puissant, et maître du sens de son travail.

Ces questions restent pour moi hautement problématiques, et donc passionnantes.