Altaplana, world of Francois Schuiten and Benoit Peeters

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Une légende de la BD belge au service de l’armée française

Rendu célèbre par sa série « Les Cités obscures » et unanimement apprécié pour son talent à créer des mondes parallèles, François Schuiten relève dans l’ombre un nouveau défi : il travaille pour la Red Team Défense, un groupe d’auteurs de science-fiction chargés d’imaginer les « futures crises technologiques et géopolitiques » menaçant la France.

Texte et photos Olivier Dufils

C’est dans un brouhaha étourdissant d’ouvriers armés de marteaux-piqueurs éventrant la rue que nous arrivons devant le domicile parisien de François Schuiten. Mais lorsque l’artiste nous ouvre, accompagné de Jim, son fidèle black retriever, un havre de paix, incarné par le maître des lieux, se fait jour. À l’étage un atelier entouré par des murs remplis à l’infini de livres d’art et d’histoire. Il y a comme cela plusieurs bibliothèques dans la maison, et encore autant à Bruxelles. « Je suis un dévoreur de dessinateurs, de peintres. »

Au-dessus de son épaule, la collection entière des Tintin et puis, non loin de là, les tomes de la biographie d’Hergé. Des personnages qui seraient étonnés par le dernier projet de Schuiten : un monde d’une violence inouïe, auquel personne n’a jusqu’alors jamais pensé. Depuis 2019, la légende de la bédé travaille au cœur d’une équipe de scientifiques et d’écrivains de science-fiction, la Red Team Défense, tous réunis par l’Agence de l’innovation de défense (AID) et sélectionnés par l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL) pour imaginer les menaces qui pourraient peser sur la France à l’horizon 2030-2060. « Il faut trouver des arguments auxquels l’armée n’aurait pas pensé, creuser les failles, faire peur », dit Schuiten.

Un croquis jamais publié de François Schuiten montrant des murs au-dessus de la ville. Invisibles à l’œil nu, ils offrent une protection virtuelle contre des attaques de drones. Ce dessin avait participé à une réflexion de la Red Team Défense sur la façon dont une ville peut se protéger. ©Olivier Dufils


Un engagement sur quatre ans pour écrire des scénarios de guerre futures. Ils font froid dans le dos. L’équipe d’auteurs de la Red Team, composée entre autres de Laurent Genefort, Virginie Tournay et Laurent Lucazeau, a répondu à la commande de l’AID et de son directeur Emmanuel Chiva : inventer des scénarios « empêchant l’armée de dormir la nuit ». Certains vont rester confidentiels, alors que d’autres, considérés d’utilité publique, seront consultables sous forme de vidéo sur le site de la Red Team. Un livre de la première saison, sorti en janvier 2022, a été vendu à 20 000 exemplaires.

A huis clos, fin juin dernier, la Red Team Défense a révélé deux nouveaux épisodes du projet. Le premier, « Après la nuit carbonique », décrit un monde sous l’effet d’un hiver nucléaire. L’armée, soumise à des restrictions drastiques d’énergie, doit faire face à un ennemi qui vise non seulement les unités combattantes, mais surtout les réserves d’énergie. Le second, « Une guerre écosystémique », voit la nature mutée sous l’effet de manipulations biogénétiques. Un « Tchernobyl vert » de plus en plus menaçant crée des zones vertes mortifères qui s’étendent sur l’ensemble du terrain d’opération.

Le soldat qui avance sur le terrain de guerre découvre dans le ciel une image de son enfant et est tétanisé par l’apparition. Une façon pour Schuiten de faire apparaître les émotions fortes. ©Olivier Dufils


On pourrait se demander comment l’artiste, qui n’a jamais porté d’intérêt à la guerre, étant parfois taxé d’antimilitariste, s’est retrouvé au cœur de la Red Team. Lorsqu’on l’approche courant 2019, la présence de l’université PSL en tant que coordinateur de l’opération, le rassure. « Elle apporte un encadrement d’une haute valeur et d’une haute notoriété » et permet à l’équipe de la Red Team d’entretenir un dialogue régulier avec les meilleurs scientifiques, à la fois français et étrangers. « C’est une chance exceptionnelle d’être au cœur d’une réflexion comme celle-là, et de côtoyer des spécialistes qui nous donnent le meilleur. Je me demande pourquoi on n’élargirait pas cette réflexion à d’autres domaines. On voit comment des banques ont été droit dans le mur de manière insensée… »

Au début, Schuiten a senti la méfiance de l’armée, étonnée de voir arriver « des rigolos comme nous ». Mais avec le temps, l’équipe les a peu à peu apprivoisés en participant à la vie militaire. S’approcher des avions de chasse, partir sur des champs de bataille, traverser les forêts avant l’aube, sous la pluie, les pieds dans la boue, des heures durant à être basculés dans tous les sens à bords de jeeps… « Là, vous comprenez certaines réalités militaires bien différentes de celles qu’on voit à la télévision. » Leur prochaine étape : partir tous ensemble au cœur d’un sous-marin. « J’ai mon chien, donc tout va bien. Mais les marins vont peut-être tirer la gueule de voir Jim arriver ! »

Un militaire se déplace à l’aide d’une trottinette électrique : Schuiten crée cette vision qui concerne tout le monde et imagine que nous serons assujettis aux nouveaux hybrides, avec des drones accrochés à nous. ©Olivier Dufils


Envisager les événements, c’est faire preuve de modestie et pouvoir se décrasser des idées préconçues. Il faut sortir des images de guerre phagocytées par le cinéma américain. Il cite « 2001, l’Odyssée de l’espace », « Metropolis », « Blade Runner », « Minority Report »… « Notre gros boulot est de casser ces clichés-là, d’éviter d’être un sous-produit américain ou chinois. » Loin de faire de l’illustration, il participe étroitement au développement des dossiers, « pour bousculer l’équipe, leur montrer des images un peu surprenantes, inquiétantes ».

Il avait envisagé, par exemple, une méthode pour s’emparer de l’esprit des soldats, en soumettant ceux-ci à l’image de leurs enfants pour les déstabiliser émotionnellement et casser leur élan. Une proposition qui porte sa touche européenne, la spécificité de l’équipe. « Nous avons une identité profondément européenne, et sans doute quelque chose à faire en ce sens. Les guerres de demain seront d’un autre niveau. Nous avons des atouts pour essayer de déceler les menaces. »

Ce dessin « très bizarre » avait été réalisé au cours d’une séance de travail sur ce que pourraient être les villes de demain. L’air y est complètement pollué, irrespirable. Elles deviennent des systèmes extrêmement fermés dans lesquels on circule via des bulles d’air pur et de nature… La vision de François Schuiten de ce que pourrait être 2060. ©Olivier Dufils


L’ensemble des saisons de travaux de la Red Team sont consultables sur redteamdefense.org

François Schuiten inaugure cette semaine une exposition personnelle, « Labyrinthes de rêves » (une soixantaine de dessins originaux et de sérigraphies issus de sa collection personnelle), à l’espace Saint Louis à Bar-le-Duc, France.

Ils lui ont explicitement demandé d’inventer des scénarios « empêchant l’armée de dormir la nuit » Un militaire se déplace à l’aide d’une trottinette électrique : Schuiten crée cette vision qui concerne tout le monde et imagine que nous serons assujettis aux nouveaux hybrides, avec des drones accrochés à nous.

Le soldat qui avance sur le terrain de guerre découvre dans le ciel une image de son enfant et est tétanisé par l’apparition. Une façon pour Schuiten de faire apparaître les émotions fortes.

Ce dessin « très bizarre » avait été réalisé au cours d’une séance de travail sur ce que pourraient être les villes de demain. L’air y est complètement pollué, irrespirable. Elles deviennent des systèmes extrêmement fermés dans lesquels on circule via des bulles d’air pur et de nature… La vision de François Schuiten de ce que pourrait être 2060.

Le dessin signature d’ « Après la nuit carbonique », qui raconte comment l’armée tire son énergie de satellites ou de très gros drones. Le militaire est armé mais porte des ailes, qui lui procurent un côté ange protecteur. Un double rôle pour ce soldat qui agit sur un terrain en ruines.

©DR


À mi-chemin entre l’imaginaire et le possible, au croisement de préoccupations géopolitiques, démographiques, technologiques et environnementales, la Red Team Défense imagine les conflits de demain et anticipe les défis technologiques et militaires aux côtés de l’armée française. Créée en 2019 à l’initiative du ministère des Armées, elle est composée d’auteurs, de dessinateurs et de designers de science-fiction.

Elle est accompagnée d’experts scientifiques et militaires pour nourrir les scénarios. Une partie de ces travaux est strictement confidentielle. L’équipe travaille sous l’égide de l’Agence de l’innovation de défense (AID) en coopération avec l’État-major des armées, la Direction générale de l’armement et la Direction générale des relations internationales et de la stratégie. Le ministère des Armées a mandaté l’Université PSL (Paris Sciences & Lettres) pour recruter et encadrer les travaux de la Red Team Défense, en lui associant de nombreux chercheuses et chercheurs issus de ses laboratoires pluridisciplinaires de pointe.

Original article by Olivier Dufils, published at July 9, 2022.
Read the original publication at Paris Match