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Benoît Peeters : « L’Histoire de la bande dessinée est en devenir »

Scénariste, écrivain, théoricien de la bande dessinée, Benoît Peeters propose, avec « 3 minutes pour comprendre 50 moments-clés de l’histoire de la bande dessinée », une découverte de la richesse du neuvième art à travers différentes facettes de son histoire.

Scénariste (on lui doit notamment Les Cités obscures avec François Schuiten), écrivain et théoricien de la bande dessinée, grand spécialiste d’Hergé, Benoît Peeters a été sollicité par les éditions Trédaniel/Le Courrier du Livre pour faire « comprendre la bande dessinée en 3 minutes ». Un ouvrage qui s’adresse à ceux qui n’y connaissent rien, mais aussi aux amateurs du genre, qui ne manqueront pas d’y faire des découvertes, au fil d’un livre d’une grande richesse derrière son impression de brièveté, entre le rappel historique des grandes étapes historiques du genre, mais aussi des mini-biographies et quelques courtes réflexions qui sont autant de pistes à défricher. Entretien au long cours.

Benoît Peeters, pourriez-vous déjà nous expliquer le parti pris de ce livre ?

Le parti pris, c’est de donner des éclairages très courts, avec une écriture fragmentée. Cela sonne un peu comme un slogan, mais c’est une façon d’insister sur la dimension pédagogique et accessible du livre. On y trouve des développements principaux et des incidentes. J’ai essayé de faire un large tour d’horizon, de donner des balises, des points de repères. Avec des auteurs qui incarnent une tendance ou un moment clé. Bien sûr, selon le principe de la collection qui est de couvrir le plus largement possible un sujet, des auteurs ne sont pas analysés ou même mentionnés – ce qui ne veut pas dire que je ne les aime pas où ne les considère pas. Ils sont remarquables mais s’inscrivent un peu dans la même famille. Prenons par exemple, Barbarella de Jean-Claude Forest, on peut considérer que Crepax à la même période a été tout aussi important – par certains côtés, Crepax me parle même plus. Mais si on regarde l’histoire de la BD française, Barbarella , avec Losseld, représente un moment clé. De même, je mentionne Tardi avec Ici même. On pourrait bien sûr prendre un autre album.

Chaque lecteur pointu, chaque spécialiste va dire : « Il a oublié tel truc, il n’a pas l’accent sur tel aspect. » Mais il me semble qu’il y a quand même de grandes balises. Par exemple, dire que la grande figure de Métal Hurlant , c’est Moebius avec Arzach, le Garage hermétique, Major Fatal , personne ne peut le nier. Évidemment, quand je fais un focus sur la création du festival d’Angoulême, d’autres pourraient dire qu’il aurait fallu le faire plutôt sur la naissance de l’Association, et ce serait tout aussi légitime. Un autre auteur bien informé aurait fait un livre tout aussi intéressant avec des partis pris différents, donc j’assume une petite part de subjectivité, mais j’ai quand même essayé de ne pas laisser mes goûts personnels prendre le pas sur ce qui me semblait important d’évoquer. Jusqu’au bout, j’ai eu des scrupules. Ainsi, je n’évoque pas un auteur, mais je vais reproduire une image à l’occasion d’un thème traité. Je montre du Lorenzo Mattoti à l’occasion d’un thème sur le développement des planches originales et des galeries d’art. On aurait pu le montrer ailleurs, si j’avais fait par exemple une entrée sur les nouveaux chemins de la couleur.

Je prends des moments dans une certaine idée de l’histoire de la bande dessinée, une histoire qui n’est pas seulement celle de ses best-sellers et qui est finalement assez mal connue. Chaque lecteur de BD a sa famille de prédilection : le franco-belge, les comics, le roman graphique ou les mangas. Ici, l’idée c’est d’ouvrir les fenêtres et d’aller regarder ailleurs que dans notre culture personnelle ou notre rapport personnel à la bande dessinée. Sans compter qu’il y a peut-être des gens aussi qui connaissent très mal la bande dessinée mais qui peuvent être intéressés à comprendre en quoi il ne s’agit pas d’une sous-culture, compte tenu du fait que l’on en parle de tous les côtés, que c’est un phénomène de société, que ça se vend de plus en plus… Alors, on peut se plonger dans un livre comme celui-là. Sur la BD, il y a beaucoup de monographies, d’ouvrages très thématiques – le rayon sur Hergé étant a soi seul presque plus important que tout le reste qui s’écrit sur la bande dessinée ! – il était temps, je crois, d’avoir un outil dans une approche généraliste.

Vous évoquez une forme de réécriture de l’histoire de la bande dessinée aussi…

J’ai essayé de tenir compte d’un phénomène très important qui est que l’histoire de la bande dessinée n’existe pas en soi. L’Histoire en général n’existe pas en soi, d’ailleurs (l’histoire de la Guerre d’Algérie ou même celle de la Seconde Guerre mondiale n’est pas la même en 1960 qu’en 2020, elle ne cesse d’être réécrite), mais l’histoire de la bande dessinée n’a jamais vraiment été écrite, elle est en devenir.

Ainsi, des journaux du XIXe siècle étaient complètement oubliés. On les a numérisés récemment et on redécouvre qu’il y avait beaucoup plus de bandes dessinées au XIXe siècle qu’on ne le croyait. L’histoire est en train de s’inventer ! Je me souviens d’une phrase de Franck Bondoux, le directeur du Festival d’Angoulême, au moment de la polémique sur l’absence de femmes dans la sélection, disant que « ce n’est pas à nous de réécrire l’histoire de la BD ». Je ne suis pas tout à fait d’accord. Je crois que revaloriser la présence des femmes, présentes depuis assez longtemps, par exemple au japon, fait partie de notre travail. C’est vrai qu’il y a un parti pris de mettre en avant les créatrices. De même, dire que la bande dessinée de non-fiction – que l’on croit inventée depuis dix ans – existe depuis longtemps car elle est l’héritière des Images d’Épinal, c’est une façon de réécrire l’histoire de la BD.

Autre chose, quand je commençais le travail des Cités obscures avec François Schuiten, certaines personnes avaient une vision assez dogmatique de la bande dessinée : pour eux, c’était des albums de 48 ou 62 pages, en couleurs, et des histoires qui devaient être soit rigolotes, soit de l’aventure, sinon ce n’était pas de la BD, c’était de l’art et essai, de l’avant-garde, des bizarreries… Aujourd’hui, on se rend compte que l’on peut avoir de la bande dessinée sans bulles, franchement muettes, qui utilise les techniques de la peinture, des photos (comme l’a fait Emmanuel Guibert dans Le Photographe ), donc on ne peut plus écarter certaines bandes dessinées du début du XXe siècle. On a revalorisé des romans visuels sans paroles. Je ne dis pas que c’est de la bande dessinée, mais il s’agit de cousins, de parents proches dont nombre de travaux contemporains s’inspirent. L’histoire de la BD est à construire, non pas comme quelque chose de préexistant qu’il s’agirait de présenter, mais comme quelque chose qui se transforme sous nos yeux. Et pour moi qui en suis un observateur actif depuis une quarantaine d’années, mon idée de la bande dessinée a complètement changé. Pas seulement parce qu’il y a de nouvelles œuvres, mais parce que l’on regarde différemment les œuvres du passé.

Justement, en parlant du passé, vous faites remonter la naissance de la bande dessinée au suisse Rodolphe Töpffer. Cela fait désormais consensus ?

Quand j’ai commencé à m’intéresser à cette question, la thèse dominante était de faire naître la BD avec le Yellow Kid, dans les années 1896, car on disait c’était avec lui que la bulle de dialogues avait été inventée. Il n’y a plus personne de bonne foi qui puisse dire cela. D’une part, le Yellow Kid a commencé sans bulles et avec beaucoup de succès. D’autre part, il y a eu des bulles depuis très longtemps et dans d’autres bandes dessinées. Mais affirmer cela était une volonté de faire de la bande dessinée une invention américaine. Or, il y a plusieurs naissances de la bande dessinée. Chez Töpfer, dans les années 1830, il y a non seulement la création de bandes dessinées remarquables sous forme de livres (L’Histoire de Monsieur Jabot, Les amours de Monsieur Vieux-Bois, Docteur Festus…) mais aussi une réflexion sur la bande dessinée. Ce qui me semble important avec lui, et c’est pourquoi je soutiens cette thèse – que j’ai déjà développée dans un livre avec Thierry Groensten – c’est la conscience d’un nouveau genre et le fait d’avoir fait école. Töpffer n’est pas un cas isolé, c’est quelqu’un qui a créé, pensé, qui a été imité et a influé sur le genre tout au long du XIXe siècle. Mais la BD va se développer sous une autre forme dans la presse, là elle va par exemple construire la page…

Et cela, c’est plus aux États-Unis…

C’est la deuxième naissance, l’âge d’or américain. Les journaux ont des suppléments en couleurs et produisent des pages spectaculaires, dont parmi les plus célèbres Little Nemo de Winsor McCay. Mais il y en a pleins d’autres : (Les Katzenjammer Kids, Krazy cat, etc.). Mais si on se place d’un point de vue japonais, on pourrait raconter encore une autre histoire.

Il faut se dire que la BD n’est pas une invention technologique comme le cinéma, où il y a eu une première projection publique tel jour à tel endroit. Ainsi, elle continue par certains côtés un art du dessin séquentiel en images, d’un autre côté elle poursuit la tradition de la caricature. Et dans la caricature anglaise de la fin du XVIIIe siècle, on trouve des bulles par exemple. Et souvent deux ou trois dessins qui se suivent. On ne va pas dire : J’ai inventé la BD et tout ce qui précède était autre chose, ce ne serait pas juste. Mais on peut dire que l’histoire de la BD comme medium de masse est compliquée. Au départ, elle s’adresse aux adultes, mais l’enfance va prendre le dessus, du moins dans l’image qu’on a du domaine. Par exemple en France et en Belgique, on va commencer à parler des « illustrés », souvent dans un sens péjoratif, ils sont « pour la jeunesse ». Il faudra très longtemps avant que l’on retrouve l’adolescence, avec Pilote, puis l’âge adulte… La bande dessinée adulte existait avant, mais elle était minoritaire et l’image qui pesait sur le medium était d’être un divertissement pour enfants privilégiant l’humour.

Ces dernières années, cette image a changé. Ainsi, votre livre s’inscrit dans une collection où l’on évoque la physique quantique, les maths, les grands mythes… Et vous avez par exemple tenu une conférence au Collège de France…

Oui. Il y a eu aussi un changement dans les galeries d’art et dans certains musées – même si cela est encore un peu timide dans les musées, mais c’est quand même un changement énorme – et une notion littéraire de la bande dessinée s’est développée. On peut maintenant s’intéresser à telle ou telle grande thématique à travers la bande dessinée. On commence à reconnaître que la bande dessinée n’est pas une forme artistique mineure ou inférieure. Bien sûr, comme le cinéma ou le roman, la BD contient le meilleur et le pire. On a mis assez de temps à se rendre compte que ce n’était pas la BD en elle-même qui était vouée à être inférieure, mais simplement le fait que celui qui n’y connaît rien, qui ouvre trois BD qui ne lui plaisent pas et qui dit alors qu’il s’agit d’une sous-culture. C’est l’effet Finkielkraut, ça ! Mais si Alain Finkielkraut prenait la peine de lire Maus d’Art Spiegelmann sérieusement, il aurait du mal à dire qu’il s’agit d’une sous-culture, car il rencontrerait une thématique qui l’intéresse. Mais il faut faire un effort et certains ne sont pas familiers du langage de la bande dessinée. Ils vont dire « c’est illisible » au lieu de dire qu’ils n’arrivent pas à lire. C’est très bizarre… Moi, il y a beaucoup de choses que je ne connais pas. Ainsi, je ne pratique pas et ne suis pas né dans la culture du jeu vidéo, mais je ne dis pas que c’est nul, je me dis qu’il faudrait que je m’initie, que je suis un peu maladroit quand je m’y essaie. C’est moi, mon âge ou mes curiosités que je dois accuser, si je partais de l’idée que si je me fais battre par un gosse, le jeu vidéo est nul, ça serait évidemment réducteur, pour ne pas dire risible.

Cette attitude rejoint aussi celle de certains amateurs de la BD franco-belge qui vont dire que le manga est nul. Il suffit de lire Monster d’Urasawa ou Quartier lointain de Taniguchi pour prendre conscience que le manga est aussi divers que la BD européenne, qu’il y a des séries pas terribles et d’autres qui peuvent nous parler. Et l’on peut se faire également au fait de lire des mangas dans le sens de lecture japonais.

Il y a un aspect très intéressant dans votre livre, ce sont les « 3 secondes de réflexions ». Quel en est le but ?

J’ai essayé de mettre des idées, je ne dirai pas plus pointues, mais plus personnelles, à côté du texte principal qui est essentiellement historique. J’essaie aussi d’enrichir la réflexion avec le glossaire – qui fait partie du cahier des charges de la collection. J’essaie de poser les notions de base mais c’est aussi l’occasion d’évoquer d’autres œuvres. C’est un livre introductif, sans prétention, mais qui essaie de ne pas rester au ras des pâquerettes. Tout en étant accessible dans l’écriture, il essaie quand même d’apporter un savoir contemporain. Et aussi de proposer une anthologie de planches. Il y a quand même une cinquantaine de pleines pages. Quelquefois en lisant une page d’une œuvre que l’on ne connaissait pas, cela peut donner envie d’aller plus loin. Sur ce point, pour l’anecdote, le livre aurait dû paraître plus tôt. Mais en fait, ce qui nous a posé les plus grandes difficultés, c’est d’obtenir les droits de reproduction des images. La directrice de collection m’a dit que cela n’avait jamais été aussi compliqué sur aucun autre sujet. Rien n’est plus compliqué que les droits en bande dessinée… Cela pose question.

Parmi ces réflexions, vous évoquez un risque d’aller vers une « muséification » de la BD dans sa reconnaissance culturelle ou la crainte, avec l’essor du marché des galeries, de passer d’un « art narratif » à un « objet décoratif ». Pourriez-vous préciser votre pensée ?

Je suis très sensible à une réflexion de l’auteur Denis Bajram. Il disait qu’à force de parler de planches originales, de romans graphiques, de chercher à donner des « lettres de noblesse » à la BD, on l’éloigne peut-être d’une forme d’énergie, de plaisir immédiat d’objet bon marché. Ce que des sociologues ont appelé « l’artification de la bande dessinée » – on pourrait aussi parler de « littéralisation de la bande dessinée » – ce qui la rapproche des arts plastiques et de la littérature, a du bon mais cela a aussi une face négative.

Quand j’étais enfant, les journaux de BD n’étaient pas chers, on ne les sacralisait pas, les premiers albums de Lucky Luke étaient des albums souples, bon marché. En Belgique, Bob et Bobette paraissait à un rythme très régulier, comme les mangas aujourd’hui. Si beaucoup d’enfants et d’ados accrochent aux mangas, c’est aussi parce qu’il n’y a pas de solennité.

Les gens comme moi qui ont contribué à rendre la bande dessinée un peu plus légitime – on parle au Collège de France, on organise une expo prestigieuse et je fais cela avec plaisir – ne doivent jamais oublier cet autre pôle que Denis Bajram rappelait très judicieusement. Ainsi, le roman graphique n’est pas « mieux » que la bande dessinée classique, c’est un genre à l’intérieur de la bande dessinée. Il y en a de bons et de mauvais… On ne va pas le placer au panthéon et considérer que le reste n’est que vulgum pecum. Les bandes dessinées que nous préférons aujourd’hui, comme Tintin, Astérix sont parfois parues dans des journaux. Peanuts c’était pour tout le monde. Et si le manga est si fort au Japon, c’est aussi parce que c’était des magazines sur mauvais papier qu’on abandonnait après les avoir lus, et d’autres les reprenaient. Cette dimension populaire, au meilleur sens du terme, ne doit pas être perdue. Autant on peut valoriser une expérience artistique – j’adore Chris Ware, Mattotti ou Catherine Meurisse – mais n’oublions pas que la bande dessinée peut aussi exister dans un petit journal et créer de l’excitation, donner naissance à des personnages que l’on va avoir envie de retrouver.

C’est notamment avec cette appellation flatteuse de « roman graphique » qu’il faut prendre garde à ne pas créer de nouvelles hiérarchies à l’intérieur de la bande dessinée. Il faut tenir les deux bouts. On peut apprécier l’ouverture vers l’expérimentation, l’écriture longue, la sophistication et en même temps se dire que ce n’est qu’un volet de la BD. Mortelle Adèle , c’est important aussi : tous les gosses qui se précipitent sur cette série sont gagnés pour la lecture et ils se mettront forcément à lire autre chose. C’est « l’effet Harry Potter » où des jeunes lecteurs se sont rendu compte qu’ils avaient lu un livre de 800 pages, que la lecture n’est plus intimidante. C’est vraiment un phénomène tout à fait important. On vient de décréter la lecture comme grande cause nationale, la bande dessinée y a toute sa place, mais pas comme un « marchepied », comme l’avait dit un ministre de l’Éducation nationale, qui nous conduirait d’Astérix à Milan Kundera, mais comme une lecture à part entière, qui peut conduire vers d’autres bandes dessinées ou vers d’autres formes de livre et de littérature.

Vous dites que la bande dessinée a une relation privilégiée à l’enfance…

Les bandes dessinées que nous avons lues étant enfants, que nous avons mémorisé, dont les personnages, leurs phrases parfois, nous ont accompagnés sont quelque chose de très fort. Les bandes dessinées rappellent constamment une mémoire enfouie. Et les meilleurs albums se prêtent très bien à la relecture. Je compare, de ce point de vue, la BD à la chanson. Quand nous entendons à la radio une chanson que nous aimons, elle est faite de toute la mémoire accumulée autour d’elle, elle fait partie de votre vie, très profondément, par ce mécanisme de répétition. La collection, si développée en bande dessinée, est liée à ça : Il y a un aspect un peu régressif, nostalgique, même chez les adultes dont les goûts se sont développés dans de tout autres directions. La BD a cet effet-là. Cela a aussi un aspect plus négatif qui est la vogue des reprises. On sait qu’elles tirent le marché, comme Blake & Mortimer ou Astérix aujourd’hui. C’est à la fois une façon de revivre ses émotions d’enfance mais c’est un risque de tourner la BD vers le « revival », vers le passé et de ne pas porter toute l’attention qui mériterait à la création en train de se faire.

En quoi est-ce problématique ?

Si nous considérons les Schtroumpfs, Astérix ou Lucky Luke comme des « classiques », il ne faut pas oublier qu’ils ont d’abord été des créations originales. Si on revisite éternellement les succès des années 1950 ou 1960, on parle moins aux jeunes générations du monde qui est là devant eux. Le Lotus bleu d’Hergé était la chronique d’une guerre en train de se dérouler entre le Japon et la Chine. Le Sceptre d’Ottokar, racontait l’annexion de plusieurs pays par Hitler. Hergé était pleinement dans son temps, lié à ce qui se passait autour de lui, comme Riad Sattouf, Emmanuel Guibert, Sfar, Pénélope Bagieu et d’autres peuvent l’être aujourd’hui. C’est important de ne pas perdre de vue l’idée que l’on est dans un medium contemporain, capable de parler des individus, des relations entre les gens, mais aussi du monde, des problèmes sociaux ou politiques, des questions écologiques, du vaste monde. Il ne s’agit pas de culpabiliser cette petite pente régressive de la BD, mais si elle est trop dominante, elle peut cacher la créativité, la contemporanéité et participer aussi à fragiliser les auteurs et les autrices.

Cette question sociale s’impose aujourd’hui…

Un des gros problèmes – auquel je suis très sensible depuis longtemps – est la fragilisation des auteurs, à la fois par la surproduction et par des conditions éditoriales qui sont, comment dire, assez injustes. Quand nous avons commencé les Cités obscures, et c’était le cas de beaucoup d’auteurs de notre génération, on travaillait pour la presse, on était payé pour chaque planche remise puis on avait des droits d’auteur sur les traductions ou les produits dérivés. Aujourd’hui, le malheureux auteur signe un contrat et touche une avance, récupérable par l’éditeur sur tous les droits. C’est-à-dire que les albums vendus en français, voire les traductions ne lui rapportent rien pendant assez longtemps, puisqu’il faut couvrir l’avance. Les dédicaces ne lui rapportent rien… Donc l’auteur est, album après album, comme un éternel débutant. Et il rame de plus en plus…

Pourtant le marché de la bande dessinée a l’air de bien se porter en ce moment

On ne peut pas dire à la fois que l’économie de la bande dessinée est étonnamment florissante, qu’elle tire le marché du livre et constater que les auteurs ont de plus en plus de mal. On ne peut pas non plus ouvrir des écoles dans le but de former des autrices et des auteurs avec une culture générale et un niveau graphique assez haut, leur faire passer trois ou cinq ans d’études dans une école parfois privée et coûteuse et dire que ce n’est pas un métier, qu’ils devront penser à faire autre chose pour gagner leur vie ! S’il s’agit d’un hobby, pratiquons-le autrement. Il y aura toujours des gens qui auront envie de faire des choses par passion. Mais si on parle d’un marché industriel en expansion continue, avec des rayons de plus en plus vastes dans les librairies, des ventes faramineuses sur les sites en ligne, il y a un illogisme. Et c’est d’autant plus grave que la bande dessinée est une pratique artisanale qui prend du temps, qu’elle est aussi une pratique industrielle, dans la mesure où pour beaucoup d’éditeurs la régularité de parution est fondamentale. Donc, si considérez qu’il y a ces trois dimensions artistiques, artisanale et industrielle, cela veut dire qu’il faut que cela puisse être un métier dont on puisse vivre, et pas survivre. Sinon on ne pourra pas s’enorgueillir éternellement de la bonne santé de la bande dessinée.

Quand vous analysez les chiffres aujourd’hui, vous voyez une part de plus en plus grande d’albums traduits, de droits achetés à l’étranger plus faciles à rentabiliser pour les éditeurs. Or nous nous flattons d’être une puissance créatrice et exportatrice – de traductions mais aussi en générant des dessins animés, des films, des jeux vidéo, une contribution à l’univers d’autres films… On sait comment Mezières, disparu récemment, avait nourri l’imaginaire cinématographique, mais c’est parce que Valérian a pu se développer dans des conditions à peu près confortables. S’il n’y a plus que des pauvres auteurs interchangeables qui doivent songer à gagner leur vie en faisant du dessin alimentaire, ils ne pourront pas développer une œuvre. La bonne santé apparente du secteur de la bande dessinée ne doit pas nous leurrer. Il y a vraiment une réflexion à avoir si on veut être toujours un grand pôle de créativité dans dix ans.

Original article by Daniel Muraz, published at February 11, 2022.
Read the original publication at Courrier Picard