Altaplana, world of Francois Schuiten and Benoit Peeters

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Jacobs a grandi quelques maisons plus bas que cet impressionnant bâtiment

Ce fut l’événement de ce printemps et même de cet été BD, Blake et Mortimer se sont offert les regards incroyables et méticuleux de quatre artistes belges fondamentaux pour un hors-série miraculeux, bruxellois autant qu’égyptien : Le dernier pharaon. Un ouvrage phare… à eux : François Schuiten, Thomas Gunzig, Jaco Van Dormael et Laurent Durieux. Un véritable choc, graphique et contemplatif, entraîné dans les affres du temps, d’hier, d’aujourd’hui et de demain. J’étais présent lors de la conférence de presse du 28 mai, en grande pompe, à travers Bruxelles (de l’hôtel de ville au palais de justice puis à la Maison Autrique, dans un tram customisé). L’occasion de mener, à plusieurs moments, une grosse interview. Une interview-somme que j’ai essayé de reconstituer au mieux. J’ai pris une faille temporel depuis et la voilà enfin. Bonne longue lecture en compagnie de ces quatre ténors, renforcés par l’esprit de Jacobs.

© MD


En préambule, au coeur de Bruxelles, grande ville de la BD, un art qui rend des façades dynamiques et habille souvent les rues de la capitale, Yves Schlirf a rappelé la genèse de cette histoire amorcée mais non-concrétisée, il y a près de quinze années. « À l’époque, j’avais demandé l’aide de François Schuiten pour aider Chantal de Spiegeleer à terminer La malédiction des trente deniers, suite au décès de son mari, le dessinateur René Sterne. » Ça ne s’était pas fait mais l’éditeur de Dargaud avait une idée derrière la tête et est revenu à la charge quelques années plus tard.

François Schuiten : Quand Yves m’a proposé de faire un Blake et Mortimer, j’étais ennuyé. Bien sûr, ça me tentait, j’étais hanté par cette série. J’en gardais les images, la force. Il y a beaucoup de livres qu’on oublie après lecture, ceux-là résistaient, perduraient. Mais, même si ça me tentait, je résistais aussi. Que pouvais-je apporter à ces personnages ?

Et c’est lorsque Daniel Couvreur m’a fait découvrir une note d’intention rédigée par Edgar P. Jacobs – dont on ne sait la date exacte – sur ses projets futurs que je me suis rendu compte qu’il envisageait d’emmener Blake et Mortimer au Palais de Justice de Bruxelles. Et ça, ce n’était pas refusable !

Cette note, c’était l’élément déclencheur ?

François : Grâce à cet élément, nous pouvions envisager de montrer la Belgique. À l’époque de Jacobs, les auteurs belges ne montraient pas la Belgique. Dans Spirou ou Tintin, les parutions étaient principalement destinées à la France. Les détails se rapportant à des particularités trop belges ou bruxelloises étaient gommés. Tintin, Spirou, d’autres n’étaient ainsi pas caractérisés.

Que Jacobs soit prêt à enfreindre cette règle me troublait. Bruxelles, c’est une ville que je visite depuis tellement d’années, que j’ai habitée longtemps, c’était irrésistible. J’étais piégé, forcé d’accepter. C’était trop beau. Un signe. Il nous en faut face à une aventure aussi longue et difficile.

En plus, le palais de justice comprenait des éléments liés à l’Égypte. Nous avons fait des repérages, Thomas a pris des photos. Tout était extraordinairement documenté. Nous voulions nous hisser à la hauteur de la précision des repérages de Jacobs. Nous avons découvert des choses incroyables comme ce graffiti présentant une pyramide qui enfermerait le palais de justice. C’est troublant. Mieux encore, la même représentation mais avec, en dessous, toute une arborescence qui a l’air de sortir du sol. C’est le résumé de l’histoire que nous créerions après, en fait. Thomas prend donc cette photo et, après, nous oublions totalement cette représentation. Ce n’est qu’après avoir fini l’album que nous nous en sommes rendu compte. Ce sont des signes.

© Thomas Gunzig

Thomas et moi, nous avons aussi découvert dans un livre s’intéressant à la géologie de Bruxelles que « la roche qui a servi à construire les pyramides d’Égypte est uniquement constituée de pareilles accumulations, c’est-à-dire des accumulations qui constituent le sol de Bruxelles. » Ce sont des éléments qui construisent et nous aident.

Tous, comment êtes-vous arrivé dans cette histoire ?

François : Une fois que je savais que je ferais ce projet, j’ai demandé à Jaco qui il verrait bien pour faire cette BD. Il m’a dit qu’il allait réfléchir. Un peu plus tard, je recevais un message : « j’ai réfléchi, c’est moi ! » Et il m’a suggéré Thomas que je ne connaissais pas. Dès la première réunion de travail, ce fut un réel plaisir, tout de suite. Jaco était parfois pris sur le tournage et le montage du Tout nouveau testament, du coup, nous avancions ensemble. Il n’y a pas d’égo mal placé. Thomas est fils de scientifique, il apporte une dimension très pointue, très solide qui convient très bien à cette série. Surtout, il a le goût de rebondir, d’inventer des situations. Ça m’a bien secoué.

Thomas : J’ai toujours adoré la science-fiction pure et dure. Asimov, Dick… par exemple. François, pareil. C’est un genre très excitant, très excitant aussi, qui n’a rien à voir avec le fantastique et qui se prête bien à la BD. François n’est pas un impulsif, il digère les choses lentement. Une fois que nous étions réunis, il ne se sentait pas d’écrire tout seul, il cherchait encore quelqu’un sur qui taper pour mieux rebondir. Je lui ai suggéré Jaco. François a répondu, il ne savait pas. Trois mois plus tard, il revenait, il avait trouvé : « C’est Jaco ». Super, nous aurions pu gagner trois mois (rires)

Laurent : François m’a fait confiance, il m’a donné carte blanche. On était un peu tous nouveaux dans ce domaine. C’est un premier essai et, pour beaucoup, le dernier. J’y ai été naïvement, la fleur au fusil presque. C’était la seule façon de faire : ne pas s’interroger longuement. François m’a dit : ne m’admire pas, éclate-toi !

Sérigraphie © Gilles Ziller


François : J’éprouvais aussi le plaisir qu’il me bouscule, qu’il critique mon dessin, le salaud. Il est aussi dessinateur, c’était normal, il lisait l’histoire. Il a critiqué certains dialogues, il a vraiment apporté son regard en co-auteur complet. Nous avions déjà travaillé ensemble, j’avais mis mon grain de sel dans ses affiches, et lui dans mes dessins. La complicité était déjà là. Et ce qu’il a fait, ce n’est pas de la mise en couleur. Il a pris mon trait, il l’a tiré, transformé. Il a dessiné la couleur, a apporté une autre dimension.

Sur un papier spécial, d’ailleurs.

François : Oui, du Munken, pour sa richesse, sa saveur dans le toucher. Laurent a dû beaucoup travaillé sa couleur pour qu’elle soit appropriée à ce papier.

Yves : Cela exigeait d’ailleurs plus de temps d’impression. L’imprimeur/relieur italien Lego a ainsi pris trois semaines, ce n’est pas rien. En temps normal, ça gaze. Il n’y aura pas de réimpression tout de suite, il y a deux mois de délai. C’est aussi pourquoi on en a prévu beaucoup : 230 000 exemplaires. Mais François et Philippe Ghielmetti ont fait un travail remarquable sur l’emballage, la manière dont cet album est conçu graphiquement.

François : C’est exceptionnel pour nous, pour l’éditeur qui l’a voulu plus que quiconque. Mais il importait que ce le soit pour le lecteur, surtout.

« Chaque lecteur a donné corps aux personnages, chacun a inventé une voix à Mortimer. Ça me ramenait aussi à mon enfance, quand je ne savais pas ce que voulait bien dire By Jove, mais que je relisais allègrement Le mystère de la grande pyramide. » François Schuiten

Mais, Jacobs, c’est un monument, est-on tétanisé à l’idée de s’y confronter ?

François : C’est pour ça que je me suis bien entouré, j’ai fait appel à des amis. À quatre, on est moins seuls, moins effrayés. Ce fut une très longue aventure, près de quatre ans, mais elle fut joyeuse. Chacun y mettait ses rêves, ses souvenirs. De Blake et Mortimer, de Bruxelles aussi, mais également de ce que peut représenter et être l’aventure à notre époque.

Jaco : Je n’étais pas terrorisé. Au contraire, nous avons joui d’une très grande liberté? Peut-être est-ce de l’inconscience de l’éditeur, d’ailleurs. Mais la question se posait : jusqu’à quel point être fidèle ? Chaque lecteur a donné corps aux personnages, chacun a inventé une voix à Mortimer. Ça me ramenait aussi à mon enfance, quand je ne savais pas ce que voulait bien dire By Jove, mais que je relisais allègrement Le mystère de la grande pyramide.

Puis, on a laissé le temps faire son oeuvre, les personnages ont vieilli, ils ne se ressemblent plus tout à fait.

© Gunzig/Schuiten/Van Dormael/Durieux aux Éditions Blake et Mortimer


Oui, le temps fait son œuvre. À l’heure où pas mal de héros sont inscrits dans le marbre, vous, vous vieillissez Blake et Mortimer. Vous les inscrivez dans notre époque. À l’heure des téléphones portables qu’heureusement vous éteignez rapidement. L’idée était là dès le départ.

Jaco : C’est un choix que nous avons posé dès le début. Pour changer leur look, aussi, les mettre dans une autre main.

Thomas : Dès les premières minutes du premier rendez-vous, nous avons convenu que ça se passerait maintenant. Que nous ne retournerions pas dans les années 50.

Ce que je trouve fort, c’est qu’ils ont vieilli mais qu’ils en ont conscience. Même s’ils sont bien conservés pour certaines actions, ils ne courent pas avec leurs jambes d’ados. Mortimer le dit à un moment.

François : Maintenant, il a un rapport avec son âge particulier, il tente des coups que je ne tenterais pas !

Laurent : C’est Alzheimer, ça. Il oublie qu’il est vieux.

© Gunzig/Schuiten/Van Dormael/Durieux aux Éditions Blake et Mortimer


François : Mais l’idée était là, sentir un personnage qui était un peu en dehors du coup mais qui a quand même envie d’y aller. Qui ne peut pas s’en empêcher.

Laurent : C’est un héros quand même. Il y a un peu, en lui, du film de Clint Eastwood, Impitoyable. J’aime beaucoup ce personnage.

Thomas : Comme dans La Mule de Clint Eastwood, dans le genre vieux héros qui y va.

Jaco : Avec un happy end formidable.

François : En fait, nous avons procédé comme Jacobs. Nous avons fait évoluer et modernisé son propos. Lui s’inquiétait du nucléaire et de sa menace. Nous autres, de problèmes encore plus actuels. Et nous nous sommes demandé pourquoi, depuis 34 ans, le palais de justice est entouré d’échafaudage? En fait, c’est une cage de Faraday pour contenir des rayons qui effacerait toute la technologie, les PC, les téléphones, le virtuel et tous les souvenirs qu’on a sur disque dur.

« Si à la formulation d’une idée, sa main bougeait, nous étions dans le bon. Si cette main restait immobile, l’idée était mauvaise. La main de François était le baromètre. » Jaco Van Dormael

Jaco: Nous étions trois pour écrire. Page après page, François dessinait en même temps. Si à la formulation d’une idée, sa main bougeait, nous étions dans le bon. Si cette main restait immobile, l’idée était mauvaise. La main de François était le baromètre. Pendant un an et demi, nous avons procédé de la sorte. Quand le crayonné a été terminé, tout le monde a demandé à François : « T’es sûr qu’il faut mettre l’encrage ? » C’était déjà si beau. Il a quand même encré. C’était mille fois plus beau. « T’es sûr qu’il faut mettre de la couleur ? » Ce fut 10 000 fois plus beau.

François : Le storyboard était très poussé. Au début, il n’y avait pas de texte. C’est après que j’ai ajouté les dialogues que Thomas m’envoyait. Ce storyboard a permis d’appréhender le récit. Après quoi, Jaco a pu triturer l’horlogerie. Ensuite, il y a eu le passage au crayonné, on commence par le texte. À l’encrage, le noir et blanc était très poussé.

© Gunzig/Schuiten/Van Dormael


Laurent : Si j’avais pensé que je me mesurais à deux monstres – Jacobs et les pyramides -, j’aurais sans doute été tétanisé, en effet, je n’aurais rien fait. Mais pourquoi prendre un coloriste traditionnel, avait fait remarquer Yves. Après tout, avec Thomas et Jaco, François ne s’entourait pas de scénaristes BD purs. Puis, François m’a proposé ce travail, de manière assez fourbe. Je lui ai dit que mon frère, Jack, pouvait très bien le faire. Il a accepté mais est vite revenu, me demandant de le coacher un peu. « Les dix premières planches pour offrir un boulevard à Jack. » Sauf que bien entendu, j’ai été piégé et j’ai continué.

Ce qu’il s’est passé, c’est que les planches arrivaient au compte-gouttes. Et alors qu’il travaillait dessus, François m’appelait : « Tu sais Laurent, je pense souvent à toi. Là, je viens de faire l’échafaudage du palais de justice… et il neige. » Je savais très bien que j’avais signé pour l’enfer. Mais on se doute quand on travaille avec un artiste comme François que l’exigence est telle que ça ne va pas être une partie de plaisir. Il a souffert, c’était normal que je souffre aussi.

C’était une mise en couleur assez organique. On devrait mettre un sponsor Skype en dessous de l’album. Parce qu’on s’appelait souvent en journée. Je lui montrais où j’en étais et il était comme un gosse de voir son travail avec mes couleurs, de voir le chemin que prenait l’histoire. C’était un régal de travailler avec François, il a une telle intelligence, une telle exigence. Il sait comment collaborer, il a collaboré toute sa vie. C’était pareil avec Jaco et Thomas. C’est impressionnant de travailler avec des gens pareils, il n’y a pas d’égo, on échange.

Esquisse © Schuiten


François : Tout réside dans la double-tension. Que l’histoire donne envie d’avancer, de tourner la page, mais que le dessin et les couleurs donnent, eux, envie de rester sur la planche, dans la case.

Tous les quatre, comment avez-vous rencontré Blake et Mortimer ?

Jaco : Je devais avoir sept ans, je ne savais pas encore lire.

Thomas : Tu ne savais pas encore lire ? Quelle mauvaise école.

Jaco : Tu peux bien parler de ton école, avec tes fautes d’orthographe ! (rires) Ma maman m’achetait les albums pour que je puisse lire.

François : Chez moi, c’est pareil. Mon frère avait les albums et je les lui empruntais. Il est grandement responsable de cet album-ci.

Laurent : Chez ma grand-mère, il n’y avait qu’un album de BD. Et comme quand on y allait on s’embêtait et il faisait souvent mauvais dehors, nous nous rabattions sur cet album : Le piège diabolique. Je crois que je ne savais pas bien lire – ça continue – mais, pour moi, avant l’histoire, Jacobs était un créateur d’images. Ce que je fais aujourd’hui. Cet album, je l’ai regardé, et encore regardé, lu un peu. Mais il faut se dire que quand on a sept-huit ans, Jacobs n’est pas évident.

© E.P. Jacobs dans Blake et Mortimer – Le secret de l’espadon aux Éditions du Lombard


Thomas : Mais on a tous les 4 été marqués par cet album.

François : Le mystère de la grande pyramide et le Piège diabolique, c’est curieux mais c’est presque le début et la fin de cet album.

© EP Jacobs


Thomas : Au détour d’un rayon de grand magasin, mes parents m’abandonnaient. Je devais avoir 10 ans, je m’asseyais par terre et je feuilletais. J’ai pris le Piège diabolique, et ils l’ont acheté. Ça reste mon album préféré, c’était tout ce que j’aime gamin et que j’aime encore aujourd’hui : les dinosaures, les voyages dans le temps, de la science-fiction et… du judo. C’était la vision super-pessimiste du futur. Tout était détruit, l’orthographe – et pourtant dieu sait que je n’y suis pas fort – simplifiée, la fin du monde.

François : Une séquence extra-ordinaire.

Thomas : … et quand il lit : « Mieux vaut mourir debout que de vivre à genoux ». On se demande ce qu’il s’est passé. Un côté angoissant, brutal.

Laurent : Ça m’a filé des cauchemars. Je ne savais d’ailleurs pas qu’il avait été censuré. La trouille absolue.

François : Mais la remontée de Mortimer dans ce qu’il reste de ce monde, dans les couleurs, cette séquence est d’une audace pour une publication dans les années 60 dans un journal tout à fait classique. Quand on voit ce qui était publié à côté, c’est impensable. Dix coudées au-dessus. Radical.

Thomas : C’est incroyable que ça soit passé dans le journal de Tintin, ce n’est absolument pas pour les enfants.

François : C’est un drôle d’album avec des moments finalement assez faibles, au Moyen-Âge par exemple, les couleurs ne sont pas bien exécutées – c’est à ce moment qu’il s’est fait aider par Liliane et Fred Funcken… Et après, il y a des moments qui appartiennent aux plus belles séquences de la Bande Dessinée.

Thomas : La libellule géante, formidable. Je veux l’acheter cette planche !

© Gunzig/Schuiten/Van Dormael/Durieux aux Éditions Blake et Mortimer


Parlons un peu plus de la couleur.

Laurent : J’ai procédé chronologiquement, j’aime savoir ce que ça raconte. Ce n’est pas du tout celle que j’utilise dans mes affiches. J’ai voulu mettre du vert, une couleur très peu utilisée, proscrite. Je ne sais pas expliquer pourquoi j’ai été la rechercher. Comme le violet, le mauve, le vert est oppressant, malade. Je la trouve anxiogène cette couleur, regardez Matrix. Elle fait qu’on n’est pas bien. Pour moi, le rayon devait incontestablement être vert. Le récit me guidait vers ce que je devais faire. J’avais lu l’histoire, je devais y mettre l’ambiance, on m’a dit de faire mon truc. C’était très délicat, il ne fallait pas que ce soit frontal, que le palais soit vivant et vibrant.

François voulait habiller Mortimer avec une veste en cuir, j’ai refusé. Je voulais une veste verte. François est tellement brillant qu’il était tel un mineur de fond. Ainsi, dans une case, il avait mis une ampoule; là des néons allumés. Alors que le palais de justice a privé d’électricité Bruxelles. « Ah, c’est bien, on a retrouvé un peu d’électricité quand même, alors ? » Bien sûr que non. J’ai dû trouver des astuces, comme des algues phosphorescentes. Pour éclairer ces passages. François m’a fait le coup tout le temps. Et je le comprends !

François savait ce que je ferais de son trait. Là, j’ai pris son trait en négatif. C’était gai d’emmener son trait ailleurs. Quand il a vu ça, il m’a dit que c’était super mais qu’il ne pensait pas avoir fait un truc pareil. En effet, c’était le négatif. J’attends la version noir et blanc, pour voir la différence. J’ai utilisé la phosphorescence, de la transparence. Là où François avait fait des piliers en roche, pour amener de la lumière, je les ai remplacés en cristaux. Il y a du Moebius. Déjà, rien qu’une pyramide à l’envers.

Un coloriste ne va pas sur le trait pour corriger, en général. Moi, j’ai touché. Laurent Durieux

Il y a aussi des cauchemars.

© Gunzig/Schuiten/Van Dormael/Durieux aux Éditions Blake et Mortimer


Laurent : Oui, et c’était important qu’au moment où Mortimer se réveille, il y ait encore un peu de la couleur du rêve qui se dissipe. La narration, c’est ça.

La mise en couleur n’est pas BD. J’espère, en tout cas, qu’elle ne fait pas BD. Ce ne sont pas les réflexes d’un coloriste BD. J’ai fait des trucs interdits. Comme les jazzmen, Gillespie, qui a trouvé un son extraordinaire en allant contre ce qui était établi.

Un coloriste ne va pas sur le trait pour corriger, en général. Moi, j’ai touché. Je ne demandais même plus à François son autorisation. Là, il a fait juste le pont, moi j’ai fait les buildings derrière. Bon, là, j’ai foiré, j’ai oublié de mettre en couleur un petit coin. Je corrigerai ça. Mais mettre le trait en couleur, en général, on ne voit pas ça. Au prix auquel t’es payé, ça prend trop de temps. J’ai considéré chaque planche comme une affiche, je voulais la même énergie.

Bon, vers la fin, ils me disaient « allez, c’est presque fini ». Mais il restait quand même une planche utile, pas sexy, dans un bureau mais il fallait aller rechercher chaque trait pour vraiment faire ressortir l’avant-plan, éclaircir l’intérieur.

Je suis entré dans cette Maison Autrique, j’ai vu les couleurs. Un peu de rouge, un peu de brun. Du vert aussi. Comme dans cet album.

François : C’est vraiment un hasard.

Laurent : Je ne me suis pas dit en commençant la couleur : tiens, je vais lorgner vers le style de la Maison Autrique.

Jaco : C’est sa palette à lui qui veut ça. Sur les affiches.

Laurent : Alors, non, pas du tout, en fait. François le sait, le vert, c’est la couleur que j’ai absolument proscrite de mes affiches. Ce n’est pas mon univers, les verts en général. Je ne sais pas l’expliquer mais, pour cet album, j’ai senti que c’était ça que je devais utiliser, cette teinte probablement oppressante.

© Gunzig/Schuiten/Van Dormael/Durieux aux Éditions Blake et Mortimer


Jaco : Les aurores boréales.

François : Puis le rayon que j’ai directement imaginé comme étant un peu verdâtre. Parce que j’ai pensé à Jacobs et ses couleurs un peu malades et glauques, le vert, le violet.

Laurent : C’est devenu presque une logique.

Justement, cette couleur, il a fallu l’envisager autrement que sur les affiches ?

Laurent : L’histoire te guide, dit où il faut aller. J’ai lu l’histoire, je me suis dit qu’il fallait cette ambiance, cette lumière. Nous nous sommes mis d’accord avec François.

Qu’amènent un écrivain et un cinéaste à la BD ?

Jaco : De l’incompétence. (rires) Une manière différente d’envisager les choses. Un poisson qui doit monter dans un arbre doit trouver une autre manière de le faire par rapport au singe. Trouver d’autres moyens.

« Qu’on soit écrivain, cinéaste, homme ou femme de théâtre, il y a, à la base, un même désir de raconter une histoire, cette émotion-là. » Thomas Gunzig

Avec des difficultés ?

Jaco : Les mêmes que dans un film ou un roman. Pédaler dans la choucroute pendant un bon moment, ne pas savoir à quoi ça va ressembler puis, un jour, comme le photographe finlandais Arnfjjjregduffeggg disait : « Vous ne prenez pas la photo, c’est elle qui vient à vous ». L’histoire, c’est pareil. Tout s’imbrique et il suffit de voir ce qu’il manque. Mais, au début, nous étions quatre aveugles et nous avancions à tâtons. Et comme nous nous aimons bien, nous nous sommes bien amusés dans le noir.

© Schuiten/Durieux


François : Quand on sait qu’on a Jaco dans l’équipe, on sait qu’il va bien voir.

Laurent : En fait, chacun compte sur l’autre ! Jaco est un optimiste : il dit toujours que ça va aller. Et nous le croyions. C’est un optimiste. Même si lui doit douter par moments.

Jaco : Non, je ne doute pas.

Laurent : Ça, c’est fort, moi je doute tout le temps. On a passé trois mois sur une ligne et lui disait : « ça va aller ».

Thomas : De mon côté, J’ai plus réfléchi au mécanisme qu’aux dialogues, à donner du rythme, une vitesse de lecture. Les très longs dialogues qu’on pouvait trouver dans les anciens Blake et Mortimer, pour tout dire, ça m’ennuyait un peu. Cela dit, nous avions tout de même beaucoup d’informations à donner au lecteur, il importait de trouver l’équilibre sans qu’il n’ait l’impression d’avoir lu un dialogue pendant deux minutes.

Mais, je pense, qu’on soit écrivain, cinéaste, homme ou femme de théâtre, il y a, à la base, un même désir de raconter une histoire, cette émotion-là. Pour cela, il faut arriver à sortie de soi-même, se mettre dans la peau du lecteur et se demander ce qu’il va bien pouvoir ressentir. Il faut lui offrir l’expérience la plus excitante qu’il soit.

© Gunzig/Schuiten/Van Dormael


Encore Bruxelles qui se tire la couverture à elle, diront certains.

François : C’est notre ville, c’est la seule qu’on connaisse. D’ailleurs, la connait-on vraiment ? C’est celle qu’on connaît le mieux. Une ville tellement intéressante… Moi, j’en ai marre : pourquoi ne faudrait-il montrer que Londres, Paris… pourquoi pas Bruxelles qui est sous-utilisée dans l’espace dramaturgique.

Jaco Van Dormael : Je crois qu’on aime Bruxelles parce qu’on y vit, qu’on y habite, qu’on la regarde longtemps. On l’a vu changer. Comme un critique d’art qui, pour voir un tableau, l’observe longtemps. Ainsi, nous voyons ce qui est beau à travers ce qui est moche, et ce qui est moche à travers ce qui est beau. Dans l’Espadon, Jacobs a détruit pas mal de capitales, mondiales, pas Bruxelles.

François : Jacobs a vraiment grandi sous ce palais de justice, quelques maisons plus bas. Il jouait dans les terrains vagues que surplombait ce monstre de palais, cette pyramide de pierre. Nous nous sommes fait une histoire et lui aussi. Il a certainement vu dans la pyramide de Khéops ce qu’il voyait enfant dans ce palais de justice. Ça semblait évident. C’était un lieu avec un potentiel extraordinaire. Je ne vous raconte pas tout ce que nous avons entendu sur ce palais. Des mystères. Mon rêve, c’est qu’on le regarde différemment. Mais, pour l’instant, il continue à être abandonné, de pourrir, de se désagréger. Bon, nous avons enfin trouvé une explication à ces échafaudages mais c’est la seule façon de l’expliquer. La fiction réagit à un réel aussi inexplicable. Pourquoi un bâtiment aussi extraordinaire est tombé en désamour ? C’est aussi quelque chose qui hante le livre.

© Gunzig/Schuiten/Van Dormael


J’aime votre vision de Bruxelles ! Celle d’avant comme celle d’après. On s’attend à un Bruxelles post-apocalyptique, bon on ne s’attend pas à trouver les Walking Dead. Mais, ici, il y a vraiment une résurgence de la vie. Un retour aux fondamentaux. Un retour à la ville et à la vie, après que tout le monde l’ait quittée, et peut-être pour y faire de plus belles choses.

Laurent : Un Bruxelles abandonné qui est finalement plus beau qu’il n’y paraît.

François : En fait, le rapport à la beauté mais aussi à la destruction, ça correspond bien à Bruxelles. C’est une ville qui s’est en partie autodétruite.

Jaco : On l’y a un peu aidée aussi.

François : C’est vrai. La guerre ne l’a pas ravagée, pourtant on pourrait le croire.

Jaco : C’est un bric-à-brac avec plein d’angles très différents les uns des autres. C’est une ville de ville. C’est chouette de se retrouver dans un décor qui n’est pas exotique, dans lequel on vit au jour le jour. Quand je tourne à Bruxelles, après quand je repasse dans les lieux, je vois des différences. On les montre différemment de la façon dont on les voit.

François : En plus, quand on montre des villes dans des œuvres, ce sont souvent Londres, Paris, New-York… Ces villes sont toujours prises comme élément attractif. Alors que Bruxelles a toujours l’air d’avoir été ignorée. Alors qu’elle a plein de potentiel.

Ce n’est pas près de s’arranger.

Jaco : Nous, on a déjà bien avancé sur le projet d’enceinte autour. Il suffit de terminer. Il n’y a plus que le sarcophage à mettre, et hop.

Je ne suis pas bruxellois, j’ignorais cette porte d’entrée vers l’Égypte que possédait ce palais de justice. Je le découvre presque. C’est incroyable ces morceaux égyptiens qui le constituent. Comment cela se fait-il ?

François : Les parties les plus « Poelaert » sont le sol et le rez-de-chaussée. C’est là qu’il a le plus contrôlé ce qui se faisait. Et les parties du haut n’ont pas été achevées par lui. Les plans qu’on a de lui s’arrêtent avant les colonnades. On y voit des liens manifestes. Poelaert était fasciné par le graphisme égyptien, par ce qu’il générait. Sans doute par la proximité qu’il avait avec les loges franc-maçonnes qui utilisaient énormément l’imagerie égyptienne. Ce sont des cadeaux qui leur ont été faits, évidemment.

© Gunzig/Schuiten/Van Dormael


Mais Poelaert n’était pas franc-maçon. En tout cas pas répertorié dans une loge. Son frère l’était, lui. Mais ce n’est pas normal quand on voit la proximité qu’il entretenait avec la franc-maçonnerie. C’était très étonnant de ne pas avoir de trace de lui dans aucune loge bruxelloise. On pense qu’il n’a pas voulu s’inscrire pour ne pas perdre une partie de sa clientèle catholique mais qu’il était profondément inscrit dans cet esprit.

C’est un personnage très mystérieux. Nous n’en savons pas grand-chose. Il s’occupait de faire des mises en scène de fêtes, d’événements… Il y a cette dimension, dans le palais de justice, de metteur en scène. Il pensait les salles comme une succession de plans, de scènes.

C’est un théâtre ?

François : Absolument, c’en est une forme. Et sa volonté de faire ce gigantesque escalier qui partait des Marolles vers le palais de justice, c’était de la mise en scène. C’était quelqu’un qui pensait et voyait un lieu comme une somme de significations. Mais aussi un lieu d’initiation, comme s’il fallait aborder une série de choses : les escaliers de part et d’autre de la porte monumentale – une prouesse -, etc.

© Gunzig/Schuiten/Van Dormael/Durieux aux Éditions Blake et Mortimer


Thomas : Tu n’en mènes pas large quand tu sais que tu dois monter tout ça, c’est un chemin de croix.

François : Et ça, ça nous montre tout le potentiel que ce bâtiment pourrait avoir s’il était restauré, mis en lumière. Ce serait sans doute un des lieux les plus puissants d’Europe. C’est incroyable la façon dont ce bâtiment est ignoré aujourd’hui. C’est phénoménal.

Laurent : Ça devient presque un chancre.

François : En tout cas, des plafonds s’écroulent alors que la Justice y est toujours rendue. Il y a des salles, des tribunaux qui continuent à être utiles.

Rien n’est en marche pour le restaurer.

François : Il n’y a pas, pour l’instant, de volonté claire de mettre en action des moyens, de rénover ce bâtiment. On nous parle de 2040. Ils osent évoquer cela. Alors que ça pourrait être réglé très rapidement. C’est incroyable comme le politique se rejette ce bâtiment comme une patate chaude.

De Bruxelles à l’Égypte, il n’y a donc qu’un pas dans votre album. Vous y êtes allé, d’ailleurs ?

François : Jamais E.P. Jacobs n’est allé sur le plateau de Gizeh pourtant il a eu l’incroyable prémonition qu’il restait quelque chose à découvrir dans les pyramides. Il en était obstiné alors que les égyptologues serinaient que tout avait été mis à jour. Il voyait plutôt ces salles secrètes dans les fondations. Moi, j’y suis parti avec le projet Scanpyramid. Nous, nous étions plus haut. J’ai fait plein de dessin, Alexandre Obolensky aussi. C’était un homme extraordinaire, qui a disparu depuis.

© Obolensky


L’idée de cette mission Scanpyramid était d’emmener des scientifiques mais j’ai beaucoup insisté pour qu’il y ait, outre les équipes techniques, des artistes : un acousticien en la personne de Nicolas Godin (Air), Alexandre, moi… Nous voulions retrouver l’esprit des expéditions. Et, en même temps, à ce moment, je travaillais déjà sur Le dernier pharaon. Tout s’est imbriqué. Avec cette conviction qu’il y avait quelque chose.

Pour le prouver, c’est très long. Il faut mettre des plaques de muon. Les muons traversent les corps solides, les pierres, et suivant les densités et les sous-densités, en variant les plaques, on voit des formes se dessiner. Trois approches différentes pour mener au même résultat : c’est vrai, il y a quelque chose. Mais on n’a pas percé. S’il faut percer, c’est là ! L’idée est de percer un tout petit trou sur deux mètres – d’après nous, il n’y a que ça – et arriver dans le couloir menant à ce qui serait une immense salle. On y introduirait un petit objet d’1,2 cm qui gonflerait et deviendrait un petit dirigeable avec une hélice et une caméra pour visiter l’ensemble de la cavité.

Les Égyptiens ne sont pas encore prêts à le faire parce que ce sont des Français qui sont à l’origine de cette découverte. Ce qui plaît très peu aux autorités. Percer, ils le feront un jour. Reste à savoir quand. Nous ne creuserons pas, ce sera eux, et c’est l’idée. Nous ne sommes pas là dans une optique néo-colonialiste mais pour leur offrir les néo-technologies d’une université japonaise, nous appuyions ce projet.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de prolonger Le piège diabolique, par certains côtés, et, surtout, Le mystère de la grande pyramide ?

Jaco : Le lieu. Ce qui a convaincu François, c’est le palais de justice. Et comme il y a des traces étranges de sphinx et d’autres symboles égyptiens. Puis, ce qu’il y a super dans cet album, c’est que le lecteur sait des choses que les héros ne savent pas. On peut toujours compter sur ce phénomène. Et Mortimer continue à cauchemarder.

Laurent : J’ai l’impression que l’idée de mettre la grande pyramide est venue assez tard. Nous avons d’abord eu Bruxelles et le palais de justice. Le lien est venu en se demandant quel pouvait être le secret de Mortimer.

François : Quand vous avez proposé de commencer par un morceau de la grande pyramide, ce fut l’illumination.

Vous êtes tous passionnés d’Égypte ?

Jaco : Moi non, mais j’ai relu l’album de Jacobs des dizaines de fois.

Thomas : J’aime beaucoup ces films des années 60 avec des pharaons. On en a regardé des extraits avec François.

François : Avec des pierres qui glissent, cassent des chars, ensevelissent des gens. Pour devenir un sarcophage. Et une femme qui hurle parce qu’elle sait qu’elle va être enterrée vivante.

Thomas : Puis Les dix commandements, j’adore tous ces films. Moïse, le pharaon.

Le passionné, c’est vous alors, François ?

François : Oui, et peut-être encore plus de la pyramide de Khéops. Cet édifice est fascinant. J’ai tellement tourné autour, cherché à savoir comment ça avait été fait. Et le dessin est idéal pour ça, la lumière change, le soleil bouge, les contrastes sont différents. Et l’édifice vibre tandis que la ville, Le Caire, tentaculaire, bruisse et continue de se rapprocher. Le plateau de Gizeh est un lieu très troublant.

Et plus on se rapproche des pierres, plus on constate à quel point c’est grumeleux, inégal, monstrueux. Je voyais un cliché tout à l’heure. Ça a l’air si lisse de loin. Des gros blocs qui ont vieilli.

François : Et quand on dessine, on se rend compte que ce n’est pas si facile à rendre sur papier. Ou alors on met des pierres les unes à côté des autres et on ne dessine… rien. Il faut donc trouver et réfléchir l’angle pour restituer l’échelle. C’est un problème d’échelle. Mais le palais de justice aussi fut compliqué. Car, plus on s’en rapproche, plus la coupole disparaît. Les éléments devant cache. Et en s’éloignant, la silhouette est très différente. Très élevé de loin, il se racrapote dès qu’on s’en approche.

© Gunzig/Schuiten/Van Dormael


On a parlé de l’ombre de Jacobs et de celle de la grande pyramide mais, finalement, on retrouve de vous, de ce que vous avez mis dans vos œuvres séparées. Votre identité est vraiment présente. Vous n’avez pas fait du Jacobs.

François : Mais la fidélité à un auteur ne veut-elle pas dire qu’il faut procéder comme lui ? Jacobs mettait toutes ses passions, tout ce qui le hantait. Si on veut garder cette intensité, il faut mettre les mêmes ingrédients. Ce qui nous motive nous. De toute façon, nous ne sommes pas dans sa tête.

Thomas : Sur la durée, c’est un travail sur la persistance de la mémoire. Comment avons-nous joué avec ça quand nous étions jeunes. Mais c’est la même chose dans mon travail. À la fin d’une page, je peux être très ému. Mais, en repassant quatre ou cinq fois dessus, je ne le serai plus. Il faut garder le souvenir de l’émotion qu’on a eu. Ici, c’est la même chose, retrouver le souvenir de Blake et Mortimer, de la couleur de l’aventure, de l’ambiance.

Jaco : Et ça revient… ou ça ne vient pas. Alors il faut attendre.

François : Nous y avons passé beaucoup de temps. Nous sommes tous convaincus de la valeur du travail, du temps. Du besoin de procéder par couches, de passer du temps. Et à un moment, le temps fait son œuvre. Mon père disait : « Le temps ne respecte pas ce qui se fait sans lui ». Nous nous disions qu’à nous quatre, en prenant le temps, nous y parviendrons.

© Gunzig/Schuiten/Van Dormael


Revenons à nos Anglais, il était d’emblée décidé de ne pas vous inclure dans la série officielle ?

François : C’est clairement de cette manière que l’éditeur m’a ouvert la porte vers cet objet différent. C’est un album unique. J’ai rêvé de voir un Tintin par Moebius (qui voulait faire un Blake et Mortimer) ou par Tardi. Le Spirou de Bravo est exceptionnel. Et le Lucky Luke de Bonhomme? Ça donnait envie. C’est porteur de désir.

Laurent : Je pense tout comme lui. Je n’étais pas là au tout début mais il m’a volé toutes mes références.

Yves : Il était clair, en abordant François pour un Blake et Mortimer, et le connaissant depuis Saint-Luc, que je n’ai jamais imaginé un seul instant qu’il en ferait un album classique, mais plutôt quelque chose qui sortirait des sentiers battus. Au bout d’un moment, soit il m’envoyait à la gare, soit on s’y mettait.

François : Ce n’était pas sans inquiétude, il y a eu des doutes. Puis avec les albums de Jacobs devant nous, c’est une oeuvre très impressionnante.

On parlait du héros. On peut parler du méchant, mais il n’y en a pas vraiment ?

Tous : L’argent !

Mais il n’est pas personnifié.

François : Est-ce qu’on croit encore à des méchants méchants méchants…

Jaco : Ici, le méchant, c’est quelque chose que personne ne dirige mais qui va envoyer des fusées avec des têtes nucléaires.

François : La grosse menace vient de ceux que Blake et Mortimer ont toujours défendus. Le gouvernement. C’est vrai que nous avons eu beaucoup de questions sur l’absence d’Olrik. Mais nous n’y avons pas pensé un quart de seconde.

© Gunzig/Schuiten/Van Dormael


Jaco : Ça ne nous aurait pas fait parler du monde dans lequel on vit. Il aurait vampirisé le récit. Une fois que le méchant est en prison, tout va bien. Ici, il n’y a pas de fin.

François : Naturellement, nous ne nous sommes pas posé cette question. Les valeurs qu’on voulait porter primaient. Mais dans le Piège Diabolique, il n’y a pas de méchant non plus.

Olrik est donc le grand absent de cet album.

Thomas : Il n’y a jamais eu de négociation. Tout est venu naturellement. J’ai l’impression que la question d’Olrik s’est réglée en une nano-seconde. Nous avions l’histoire, Blake et Mortimer. À aucun moment, nous n’avons éprouvé la nécessité – ni même l’envie – d’y inclure Olrik.

François: Nous l’avons dit, il y a un album qui nous a tous les quatre marqués, fascinés, c’est Le piège diabolique. Et Olrik n’y est pas. C’est cet album qui nous a guidés vers Le dernier Pharaon. C’est livre très particulier, très effrayant. terrible. Le dernier grand livre de Jacobs, peut-être, le plus expressionniste. S’il y a une dimension de l’oeuvre Jacobs qui s’est le plus insinué dans notre album, c’est celle-là.

Jaco : Le seul fou, c’est l’éditeur. Le cahier des charges, c’était notre plaisir, en fait. Notre baromètre. Et bien avant de penser à Olrik, nous avons pensé à mettre une femme, forte, qui tire notre héros, qui fait que l’histoire va de l’avant.

© Gunzig/Schuiten/Van Dormael/Durieux aux Éditions Blake et Mortimer


Il y a beaucoup de chats, par contre. Peut-être pas uniquement pour amuser Jim (le chien de François Schuiten qui nous a suivis durant toute cette journée de presse. Une crème).

François : Jaco, tu te débrouilles, c’est toi qui les as voulus.

Jaco : Ils ont quelque chose d’égyptien, déjà. Puis, ils ont ce sens, cet instinct qui leur permet de sentir le rayonnement et de savoir les lieux qui en sont protégés. Nous n’avons pas creusé l’idée totalement jusqu’au bout mais ils sont des guides. Il faut les suivre pour se mettre à l’abri.

Francois : Je m’en suis voulu à un certain moment de ne pas avoir fait des chats un peu plus égyptiens, comme leur dieu. Ça aurait été beau d’avoir, à un instant précis, un chat typé égyptien qui s’anime et qui… Il y a tellement de possibilités que nous aurions encore pu creuser. En tout cas, ici, ce sont un peu des chats sauvages.

© Gunzig/Schuiten/Van Dormael


Thomas : Des chats de gouttières même.

François : Mais oui, il en aurait fallu un ou deux à poils courts et qui auraient regardé Mortimer de manière inflexible. Allez, ce sera pour une prochaine fois.

Laurent : Pour la prochaine édition.

François : Ah non !

C’est ça qui est gai avec ces récits, à un moment ils ont une espèce de logique interne et ce sont eux qui font la loi. On se dit après que, tiens, on aurait pu rajouter ceci ou cela. C’est pour cela qu’Hergé n’arrêtait pas de corriger. Sans cesse.

Thomas : C’est vrai. Entre la première et la 27e édition d’un de ses albums, il y a plein de différences. Même l’avion change.

Mais prévoyez-vous une suite ?

François : Nous n’avons ni le projet ni l’envie d’en faire d’autres. Quant à moi, je pense me distancier de la BD, faire autre chose. Un autre Blake et Mortimer, ça n’aurait pas de sens. Nous avons dit ce que nous avions à dire. La série classique existe, fonctionne, nous étions l’exception.

Yves : De même, il n’y a pas d’autres one-shot prévu. Mais si quelqu’un nous fait part un jour d’un projet exceptionnel, différent, comme celui-ci l’était, nous y réfléchirons. Peut-être dirons-nous oui, peut-être pas. Aucune envie de faire une production en tout cas.

François : Cet exercice nous poussait à nous demander ce qu’est une reprise ? Et la fidélité ? AU dessinateur, aux personnages. Comment et pourquoi certaines séries s’arrêtent-elles, pourquoi d’autres se réinventent ? Voyez Batman auquel des centaines d’auteurs extrêmement différents et audacieux ont donné leur vision. Il y a 1001 façons de reprendre une série. Ici, nous étions autorisé à la reprendre comme on l’entendait. C’était ça qui était intéressant : la possibilité d’ouvrir l’espace à un regard d’auteur.

© Schuiten/Durieux


Avec un cahier des charges ?

François : Non, au tout début, Yves a bien vu que j’étais troublé par cette demande et que je n’étais pas capable de dire oui, il m’a dit : « tu sais, tu fais ça comme tu veux; avec qui tu veux ». Presque « le nombre de pages que tu veux. » Il était en tout cas très clair que je voulais être en-dehors de la série traditionnelle. J’en aurais été incapable. Je ne pouvais pas le faire en ligne claire. J’aurais énormément souffert. Ce n’est déjà pas simple de reprendre des personnages qui ne sont pas les vôtres. Mais encore plus quand on se rend compte que Mortimer, c’est le physique de Jacobs, ses attitudes, sa dramaturgie. Il y a des livres entiers dans lesquels chaque case correspond à une photo de lui. Pour moi, Jaco et Thomas ont posé.

Ce qui était très excitant, c’était de mettre ce projet à aujourd’hui, de parler de notre monde, des échafaudages autour du palais de justice. On ne remerciera jamais assez les politiques qui ont autorisé pendant des années et des années que ces échafaudages restent, s’incrustent même. On voit ainsi le travail magnifique qui a été fait pour protéger notre ville.

C’était formidable de le opposer aux enjeux du monde d’aujourd’hui. Comment sauve-t-on le monde aujourd’hui ? C’était jubilatoire. Une façon de se confronter, en même temps, au réel et à des personnages qui nous ont fait rêver quand on était gosses. Il y avait un jeu entre les deux : les projets.

Dans cette expo à la Maison Autrique, il y a cette archive vidéo qui est projetée. Des gamins insouciants qui font de l’urbex avant l’heure et s’aventure dans le palais. Vous y avez été ?

François : Avec Thomas, nous sommes allés sur l’échafaudage. Ce n’était pas autorisé mais on nous a donné quelques minutes pour circuler autour. Un vieil échafaudage très ancien qui entoure de planches les statues. C’était un moment très important.

© Thomas Gunzig


C’est votre dernier projet de BD, alors ?

François : C’est délicat de dire ça. Mais, oui, en ce moment, je n’ai plus de projet de BD, j’ai plein d’envie d’ailleurs, d’histoires, de récits. Je ne dis pas qu’il n’y en aura pas. Mais, pourquoi devrait-on toujours mettre un livre après les autres à l’heure où il y a 5500 nouveautés par an. Ce n’est pas obligatoire d’en faire en tout cas, surtout si c’est celui de trop. Je crois qu’il est important de charger les livres de tout ce qu’on pense. Hergé disait qu’il mettait dans chaque Tintin tout ce qu’il avait dans la tête. Ça se voit. Et si on n’a plus rien à dire, qu’il n’y a plus cette nécessité, cette essentialité, il faut regarder ailleurs.

Mais avec ce Blake et Mortimer et ses variantes, ce sont trois albums qui paraissent, non ?

Laurent : Oui, une version bibliophile prévue pour plus tard. Puis il y a ce format à l’italienne, demi-planche après demi-planche. C’est la même chose, avec parfois plus de respect du suspense de fin de de planche. Pour une planche, nous avons dû revoir la narration. Quand Mortimer découvre la pyramide à l’envers. L’image prenait plus des 3/4 de la planche, nous avons donc du la couper en rajoutant un avant-plan de Mortimer, surpris. Et amener la réponse en tournant la planche avec le « C’est impossible ». C’est la version ultime qui met en valeur son travail, le mien et l’histoire. De manière très cinématographique.

© Gunzig/Schuiten/Van Dormael/Durieux aux Éditions Blake et Mortimer


© Gunzig/Schuiten/Van Dormael/Durieux aux Éditions Blake et Mortimer


© Gunzig/Schuiten/Van Dormael/Durieux aux Éditions Blake et Mortimer


Merci à tous les quatre pour ces réponses et ce travail d’orfèvre qui restera longtemps dans ma mémoire.

Original article by Alexis Seny, published at August 30, 2019.
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