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Entretien avec Benoît Peeters : « Le temps de Sándor Ferenczi est venu »

Ferenczi et Freud © Flammarion

Essayiste (ouvrages sur Raoul Ruiz co-écrit avec Guy Scarpetta, sur Hitchcock, sur la bande dessinée…), scénariste de la série mythique Les Cités obscures avec son complice, le dessinateur François Schuiten, auteur de romans, de récits (Omnibus, La Bibliothèque de Villers, Villes enfuies…), de récits photographiques avec Marie-Françoise Plissart, biographe de Jacques Derrida, Hergé et Paul Valéry, Benoît Peeters vient de consacrer un essai marquant à Sándor Ferenczi. L’enfant terrible de la psychanalyse paru chez Flammarion. Entretien.

Dans votre essai (richement illustré d’archives visuelles), vous dressez tout à la fois le portrait d’un homme, d’une pensée, d’une amitié avec Freud, d’« un perdant magnifique » et d’une époque. Vous décrivez la première génération d’analystes. Qu’est-ce qui vous a mené à vous pencher sur Sándor Ferenczi (1873-1933) ? Est-ce en tant que terre encore vierge, non balisée, sauvage, que la naissance de la psychanalyse vous a interpellé ?

Je m’intéressais depuis longtemps à l’histoire mouvementée de la psychanalyse, telle que l’ont racontée François Roustang, Paul Roazen, Elisabeth Roudinesco et quelques autres, mais j’ai commencé à me passionner pour Ferenczi en 1992, lors de la parution du premier tome de la correspondance qu’il a entretenue avec Freud. Cette correspondance immense (plus de 1200 lettres) est la plus intime qu’ait entretenue Freud, épistolier infatigable et remarquable. On y suit les turbulences du mouvement psychanalytique, à partir de 1908, mais aussi l’imbrication totale des relations personnelles et professionnelles. Sans oublier l’histoire de l’Autriche-Hongrie et de son morcèlement.

Ferenczi et Freud © Flammarion

Mais quel que soit l’intérêt de ces lettres, l’histoire de la relation entre Freud et Ferenczi ne s’y dessine qu’en pointillé. J’ai tenté de rassembler tous les documents accessibles pour reconstituer la trajectoire de Sándor Ferenczi qui est un personnage extrêmement attachant et encore trop méconnu. Après sa rencontre avec Freud, Ferenczi est devenu très vite un thérapeute exceptionnel – Freud le considérait comme un meilleur analyste que lui –, mais aussi un théoricien de plus en plus audacieux. Beaucoup des questions qu’il s’est posé sont tout à fait contemporaines, sur la question du traumatisme et des abus sexuels, comme sur l’homosexualité et la sexualité féminité. Quant à la vie de Sándor Ferenczi, elle est on ne peut plus romanesque : c’est cela, d’abord, qui m’a donné envie d’écrire ce livre. Il ne s’agit ni d’un essai théorique – je n’aurais pas la légitimité nécessaire – ni d’une biographie au sens classique – trop de sources ont disparu –, mais plutôt d’un portrait. Presque tous les ouvrages consacrés à Ferenczi s’adressaient aux professionnels de la psychanalyse. Mon livre est d’abord un récit que j’ai voulu aussi accessible que possible.

Vous lisez notamment la vie et l’œuvre du neurologue et psychanalyste Ferenczi à partir du prisme de l’amitié complexe qu’il noua avec Freud. La trajectoire de Ferenczi épouse un schéma en trois temps — âge d’or, chute et rédemption posthume. Il occupe longtemps le rang de disciple préféré de Freud qui, dans une relation père-fils, voit en lui son dauphin, son successeur. Mais l’édification de l’école psychanalytique donne lieu à d’âpres controverses théoriques qui entraîneront des exclusions, comme celle de Jung. Pouvez-vous déplier cette succession d’étapes dans la vie de Ferenczi, son adoubement, ensuite son bannissement, sa mise à l’écart de la communauté psychanalytique, enfin, des décennies après sa mort, sa réhabilitation grâce entre autres à Balint ou Lacan qui, le voyant comme un de ses devanciers, le qualifie d’« enfant terrible de la psychanalyse » ?

Ferenczi a 34 ans au moment où il rencontre Freud. A Budapest, c’est un personnage reconnu, comme neurologue mais aussi comme figure de la scène littéraire et artistique ; il fréquente des gens comme Béla Bartók et Georg Lukács. Freud l’éblouit et prend la place d’un père disparu trop tôt. Une amitié intense, mais dissymétrique, se noue pendant les vacances passées ensemble à Berchtesgaden en 1908, puis le voyage en Amérique de l’été suivant. Ferenczi se comporte d’abord en disciple zélé, défendant la cause psychanalytique de toutes les manières possibles. Il minimise longtemps ses désaccords avec Freud, alors que sa pratique commence à s’écarter de la sienne. Lou Andréas-Salomé va l’encourager à développer librement ses conceptions les plus originales.

Face à ce qu’il ressent à la fin des années 1920 comme une dérive de Ferenczi, Freud est déchiré. Par-delà toutes les considérations techniques et professionnelles, il y a chez Ferenczi, quelque chose qui le touche de près et lui importe : c’est comme un morceau de son moi ancien qui revient, une réactualisation de son amitié de jeunesse fusionnelle avec Wilhelm Fliess. De cette ambivalence, je vois de nombreuses traces dans l’attitude tardive de Freud à l’égard de Ferenczi : il tente de le retenir le plus longtemps possible, le poussant à accepter la présidence de l’Association psychanalytique internationale, avant de le lâcher avec brutalité. Et quatre ans après la mort de Ferenczi, dans « L’analyse finie et l’analyse infinie », Freud revient sur ses écrits tardifs avec une sorte de tendresse ambiguë et presque d’approbation.

Malgré les efforts de son disciple et ami Michael Balint, le nom et l’œuvre de Ferenczi vont être quasi effacés après la mort de Freud. Dans les années cinquante, la biographie de Freud par Ernest Jones développe une légende noire, décrivant Ferenczi comme un malade, atteint d’une « psychose destructrice » à la fin de sa vie. À l’en croire, les derniers écrits relèveraient du pur délire. Jones, soutenu par Anna Freud, est à cette époque le seul autorisé à prendre connaissance de la correspondance Freud-Ferenczi : il se trouve qu’il y est souvent maltraité, y compris par Freud, ce qu’il se garde bien de dire, tout comme il passe sous silence le fait qu’il a été l’analysant de Ferenczi. L’image de Ferenczi a beaucoup souffert de cette biographie qui s’est imposée comme une référence pendant plusieurs décennies. La France a joué un rôle majeur dans la redécouverte de son œuvre. Il faut saluer l’extraordinaire travail accompli par Judith Dupont (la nièce de Balint) et le groupe du Coq-Héron. Ils se sont battus pour traduire et publier les quatre volumes rassemblant les œuvres de Ferenczi, puis la correspondance avec Groddeck, et enfin celle avec Freud et le Journal clinique.

Corrélat de ma précédente question, quels sont les apports théoriques, les prises de position qui ont valu à Ferenczi d’être discrédité, calomnié par ses pairs ? Un mot peut-être sur la hardiesse des thèses que développe Ferenczi dans Thalassa, essai sur la théorie de la génitalité ?

Thalassa est l’ouvrage que l’on associe le plus souvent au nom de Ferenczi. C’est une rêverie sur la « catastrophe » qu’ont connu les mammifères contraints de s’arracher aux océans, catastrophe rejouée sur le plan individuel lors de la naissance d’un enfant, violemment expulsé du milieu liquide originel. Ce texte, parfois très poétique mais scientifiquement daté, n’est pas celui qui me parle le plus.

Les derniers articles, rassemblés dans le tome 4 des Œuvres, sont à mes yeux plus importants, tout comme Le Journal clinique, un texte fragmentaire, passionnant et bouleversant. Ferenczi, déjà malade, y dresse notamment un bilan de ses relations avec Freud. Par-delà les reproches personnels, leurs divergences portent sur des questions essentielles : Freud fonctionne d’abord comme un savant, Ferenczi comme un soignant. Animé d’une véritable passion de guérir ses analysants – c’est à lui qu’on doit ce mot, que Lacan popularisera –, il devient le champion des cas difficiles. Il s’y engage parfois sans limites, de manière quasi sacrificielle. Et il se lance dans des expériences étonnantes comme celle de l’analyse mutuelle.

Enkystée dans le paysage conflictuel d’une psychanalyse en train de se construire, la scène amoureuse ferenczienne, ses déchirements, apparaît comme une matrice à l’aune de laquelle vous décryptez l’inconscient de Ferenczi, les forces inconscientes qui l’habitent. Ferenczi est écartelé entre deux femmes (qu’il prend en analyse), sa maîtresse Gizella Pálos, qu’il finira par épouser, et Elma, la fille de celle-ci, qu’il enverra poursuivre sa cure chez Freud. L’imbroglio sentimental dans lequel Sándor est pris vous est-t-il apparu comme une métonymie ou une cristallisation des conflits théoriques et existentiels qui l’agitent ?

Il faut bien se rendre compte que, dans les années 1910, les règles techniques de la psychanalyse n’étaient pas encore précisément établies. Les mécanismes du contre-transfert n’avaient pas été étudiés ; il ne paraissait donc pas aussi étrange qu’aujourd’hui de prendre ses proches en analyse. On se souvient de l’histoire d’amour entre C.G. Jung et Sabina Spielrein (transposée au cinéma par David Cronenberg sous le titre A Dangerous Method). Mais le nœud affectif dans lequel vont se trouver pris Sándor, Gizella et Elma, ainsi que la manière dont Freud y intervient, des années durant, est plus incroyable encore. De cette histoire, les quatre protagonistes sortiront meurtris. Je raconte l’affaire en détail, car elle est tout sauf anecdotique.

Vous montrez la fécondité de Ferenczi et combien, en avance sur son temps, visionnaire, il a élaboré des dispositifs conceptuels et thérapeutiques qui servent de base, de creuset aux approches analytiques contemporaines. Pouvez-vous esquisser certains de ses apports comme l’attention qu’il porta au « care », au soin, aux enfants abusés, à la thèse de l’importance du traumatisme infantile, à la résilience, creusant ainsi une voie à l’écart des avances freudiennes ? Ces innovations épistémologiques et ces percées pratiques font-elles de lui notre contemporain ? Vous citez la phrase de Lou-Andreas Salomé : « Le temps de Ferenczi doit venir ». Ce temps est-il arrivé ?

Les textes les plus novateurs – comme le Journal clinique et l’article controversé « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant » – ont été écrits peu avant sa mort prématurée en 1933. Ferenczi y revient sur la question des traumatismes subis par les enfants, dont la réalité avait été mise en doute par Freud en 1897. « Je ne crois plus à mes neurotica», avait-il alors écrit à Fliess, effaré par le nombre de cas qu’on lui relate : « Une telle extension de la perversion vis-à-vis des enfants est quand même peu vraisemblable ». Pour Freud, la plupart des abus relatés sur le divan sont d’ordre fantasmatique, car il n’y a pas de signe de réalité dans l’inconscient.

En analysant plusieurs patientes gravement atteintes, Ferenczi remet en cause cette approche. Selon lui, rejeter d’emblée l’abus du côté du fantasme ne fait qu’aggraver le traumatisme. Car l’enfant a déjà souffert du déni de ses proches – et souvent de sa mère –, lorsqu’il a voulu raconter ce qu’il avait subi. Le concept de « confusion des langues » me semble en mesure d’éclairer bien des problématiques contemporaines : au « langage de la tendresse » caractéristique des enfants, y compris dans leurs attitudes les plus séductrices, l’adulte apporte une réponse « passionnelle », brutalement sexuelle, qui laisse sa victime sans voix. Perdu, broyé, l’enfant abusé n’a souvent d’autre choix que de s’identifier à l’agresseur.

Mais ce qui caractérise aussi Ferenczi, c’est sa conception du rôle de l’analyste. Favorable comme Freud à l’analyse profane (ou laïque, c’est-à-dire pratiquée par de non-médecins), il insistait beaucoup sur la formation spécifique de l’analyste, se méfiant de l’idée d’une analyse purement didactique. L’attitude à adopter avec les analysants était une de ses obsessions. Comme l’a expliqué Erich Fromm, Ferenczi ne ressemblait pas « à la plupart des analystes, qui sont des intellectuels habiles à manipuler des concepts et des théories ». Tout comme son ami Georg Groddeck, il écoutait avec empathie la personne qu’il voulait comprendre, la considérant comme un partenaire et non comme un objet d’étude. « Il était très caractéristique de Ferenczi de dire merci à un patient qui s’en allait après la séance ; ce n’était pas de la simple courtoisie – qualité elle-même très rare de la part des analystes – mais c’était plutôt l’expression du sentiment d’avoir vécu un partage avec son patient ». À l’heure des remises en cause brutales et souvent injustes de la psychanalyse, cette approche me paraît essentielle. Oui, j’en suis persuadé : le temps de Ferenczi est venu.

Benoît Peeters, Sándor Ferenczi. L’enfant terrible de la psychanalyse, Flammarion, août 2020, 384 p., 23 € 90

Original article by Véronique Bergen, published at August 24, 2020.
Read the original publication at Diacritik