Altaplana, world of Francois Schuiten and Benoit Peeters

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Maison d’Ailleurs: dans l’ombre glorieuse des «Cités obscures» avec «Mondes (im)parfaits»

Grands cartographes des contrées imaginaires, le dessinateur François Schuiten et l’écrivain Benoît Peeters ont imaginé une exposition réfléchissant sur les liens unissant l’utopie et la dystopie

On subodorait depuis longtemps que la Maison d’Ailleurs ne repose pas sur le pavé yverdonnois mais s’enracine dans des gouffres aussi profonds que la Terre, mers souterraines où pullule le zeuglodon, hypogées creusés par les grands anciens ou caverne de basalte abritant des créatures innommables. Grand arpenteur de terrae incognitae, François Schuiten lève le voile: le Musée de la science-fiction, de l’utopie et des voyages extraordinaires est bâti sur les ruines souterraines d’une cathédrale et, tout autour du sanctuaire, la végétation reprend ses droits. L’affiche conçue par le dessinateur belge est aussi somptueuse que Mondes (im)parfaits, l’exposition qu’elle annonce.

Avec le scénariste Benoît Peeters, son ami d’enfance, François Schuiten a élaboré une des œuvres les plus fascinantes de la bande dessinée, Les Cités obscures, une quinzaine d’albums de formats divers cartographiant les territoires imaginaires qui s’étendent sur l’ubac du monde réel, où se dressent des villes telles l’industrieuse Mylos, Samaris érigée en trompe-l’œil, ou Calvani et ses serres prodigieuses. L’univers des deux créateurs déborde des livres pour s’épancher en expositions, comme Le Musée des ombres, en scénographies et installations diverses: la station Arts et Métiers du métro parisien, le pavillon des utopies de l’Exposition universelle de Hanovre ou le musée Train World de Bruxelles…

Les deux complices investissent aujourd’hui la Maison d’Ailleurs avec Mondes (im)parfaits. Autour des «Cités obscures» de Schuiten et Peeters. Faite pour s’adapter à la configuration de l’institution yverdonnoise, cette exposition est sous-tendue par un «plaisir de garnement de perturber l’équilibre suisse»…

Dimension monumentale

A travers 70 planches originales de Schuiten, l’événement organise autour des cités obscures une réflexion sur les liens unissant l’utopie et la dystopie, ces deux faces d’une même pièce. Marc Atallah, directeur de la Maison d’Ailleurs, rappelle que tout commence en 1516 avec la publication d’Utopia. Ce roman de Thomas More raconte comment le navigateur Raphaël Hythlodée découvre une île sur laquelle le système gouvernemental vise au bonheur de chaque citoyen. Entré dans le langage courant, banalisé, désubstantialisé, le terme «utopie» désigne aujourd’hui quelque rêverie irréalisable.

Son antithèse, la dystopie, s’est imposée plus récemment. Le concept s’est popularisé ces dernières années avec des séries à succès comme La Servante écarlate ou des films pour adolescents situés dans un futur totalitaire dont le modèle est Hunger Games. L’affichotron de la Bibliothèque d’Ailleurs exhibe des gravures anciennes, du Laputa de Swift à la Jangada de Verne, déclinant des thèmes tels le dirigeable, l’île volante, la maison à plusieurs étages, le monde idyllique ou la société industrielle. Les deux projections ne s’opposent pas, elles sont concomitantes, indissociablement liées. Selon Marc Atallah, «l’utopie est décrite de l’extérieur, la dystopie survient à l’intérieur des mondes parfaits». Ainsi Urbicande est un exemple de planification architecturale; mais lorsqu’une mystérieuse structure cubique s’y développe, elle déséquilibre l’harmonie de la cité obscure (La Fièvre d’Urbicande).

Dans le livre magnifique qui accompagne l’exposition, Benoît Peeters observe qu’«on peut représenter une utopie à l’aide d’un tableau ou d’une maquette. Mais quand on se lance dans une histoire, on a besoin que les choses se mettent en mouvement, qu’un grain de sable perturbe la machinerie trop parfaite. Et c’est la dystopie qui commence.» Prolongeant sa réflexion, le scénariste constate que les Cités obscures sont «la rencontre d’un dessin qui tirerait vers l’utopie et d’une narration qui tirerait davantage vers la dystopie. François est sans doute plus attiré par la dimension monumentale et moi par le petit grain de sable qui enraye le système.»

Perturbation cinétique

Outre les romans, les affiches de films, les bandes dessinées et les pulps utopiques ou dystopiques tirés des riches collections du musée, Mondes (im)parfaits propose cinq cinémagrammes conçus par la HEIG-VD, soit des images de Schuiten relevées d’un mouvement. Cette perturbation cinétique de l’image fixe introduit un rien de désordre dans l’immuabilité du dessin.

Un dialogue s’ouvre avec trois artistes suisses: Thomas Crausaz prédit un sombre avenir dans Valais noir, Louis Loup Collet réinvente Lausanne à travers des dessins méticuleux de géographe rêveur, Sébastien Mettraux, digital native fasciné par l’idée qu’il est «impossible de calculer la trajectoire souterraine d’une racine», propose une installation numérique dans laquelle une liane tend ses vrilles vers les cités obscures…

Sphère armillaire

Les dessins originaux de François Schuiten forcent l’admiration en révélant pleinement le génie de l’artiste, la puissance de l’inspiration et la précision du trait, la rigueur architecturale et la sensualité des pastels. L’artiste estime que la réalisation d’une planche de Revoir Paris, avec plongée sur des rangées d’immeubles post-haussmanniens, nécessite une dizaine de jours de travail et sourit: «C’est important de prendre le temps.» Le temps où l’on projette les utopies futures, le temps qui les transforme en dystopies. Le temps qui se déroule différemment dans les cités obscures.

Une petite salle «un peu allégorique» de la Maison d’Ailleurs renferme d’anciens instruments d’astronomie venus de la collection du dessinateur. Ces planétaires et ces tellurions matérialisent le mouvement éternel des horlogeries, de même que la Dream Watch 5 Armilla.

Cette montre unique, dont la forme évoque le scarabée d’or de Poe, reproduit sur ses flancs incurvés une sphère armillaire dessinée par Schuiten. Réalisé par la graveuse Michèle Rothen, ce travail au burin d’une vertigineuse finesse trouble l’artiste, «étonné qu’on puisse mettre un si grand dessin sur une si petite surface». Quant à Denis Flageollet, fondateur de la Manufacture De Bethune, à Sainte-Croix, il rappelle que «les mécanismes d’horlogerie sont un support parfait aux rêves et à l’utopie». Puissent-ils ne jamais se dérégler.

Original article by Antoine Duplan, published at November 15, 2019.
Read the original publication at Le Temps