Altaplana, world of Francois Schuiten and Benoit Peeters

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François Schuiten, cette Obscure Cité du désir

Avec le dernier «Blake et Mortimer», l’auteur multicartes vient peut-être de publier sa dernière BD, hommage amoureux à Bruxelles.

La Type 12. Un jour, on prendra le train avec François Schuiten. La ligne Lubumbashi-Ilebo, au Katanga. A l’avant de la locomotive, heureux comme un gamin, il s’arrêtera tous les 50 mètres, tutoiera tout le monde, même une princesse belge, goûtera des spécialités localeset s’enfoncera dans la forêt en dissertant sur Henry Morton Stanley et les drames de la colonisation. A 63 ans, le coscénographe de deux stations de métro, dont celle des Arts-et-Métiers à Paris, n’est encore jamais allé au Congo, mais en écoutant parler le photographe Colin Delfosse de son prochain voyage, ses yeux brillent. Voilà une histoire qui manque à Train World, musée ferroviaire de Bruxelles sur lequel a bossé dix ans le fan de la locomotive de Type 12, dont une maquette trône sur sa cheminée,«Les enjeux environnementaux passent par le chemin de fer, affirme celui qui dessina il y a près de quarante ans l’une des premières affiches des écologistes wallons. Il faut réinventer l’émerveillement des trains. Quand les machines à vapeur arrivaient en gare, les mécaniciens étaient noirs, ils dégoulinaient. Les voyageurs regardaient ces hommes qui étaient des héros. Ils avaient réussi à amener à destination cette bête fauve, ce monstre de bruit et de vie. Aujourd’hui, un TGV arrive, un petit monsieur en sort d’une toute petite porte avec une petite mallette et se fond dans la foule. La différence, c’est l’imaginaire, le respect, le sentiment que des gens sont derrière les machines.» Il est comme ça l’échalas Schuiten, si grand qu’il a bien plus vite la tête dans les nuages que nous autres : d’une anecdote, il déroule le fil et tire un «Récit». Avec une majuscule. On était venu parler de Blake et Mortimer, nous voilà sur les rives du lac Tanganyika avec ce penseur rêveur, jamais loin d’échafauder une théorie politico-architecturale en citant Hergé, Jules Verne ou Ismail Kadaré.

Jacobs.

En compagnie de trois autres comparses, Schuiten s’est attelé à l’écriture d’un nouvel album des héros de Jacobs. L’histoire, réussie, où la ligne claire habituelle laisse place aux traits plus hachurés du grand prix d’Angoulême 2002, emmène le lecteur dans un Bruxelles en danger. Un étrange rayon vert jaillissant de l’immense palais de justice risque de provoquer un black-out électrique géant sur toute la planète. Mais, en ces temps de collapsophilie, est-ce une si mauvaise nouvelle ? Pas forcément pour Schuiten, «végétarien le plus possible», qui s’inquiète du changement climatique.

Au restaurant, son coloriste Laurent Durieux l’appelle. Ils se sont aperçus qu’ils s’étaient trompés pour le casque des policiers militaires britanniques. «Ça m’énerve parce que ce genre de conneries, Jacobs ne l’aurait pas fait. Je me suis rendu compte que j’ai été très marqué par lui, je m’en suis nourri.» Dans son appartement, il nous montre un livre de photos de Jacobs où le dessinateur prenait la pose comme ses personnages pour préparer ses planches. Voir le rondouillet imiter Olrik menaçant Mortimer est cocasse. «J’étais tout gosse, je lisais ses BD sur les genoux de mon frère Luc», continue Schuiten. Il le dit avec son cheveu sur la langue, et on croit avoir en face de nous l’enfant de 5 ans qui réalisa ensuite avec son grand frère ses premières histoires. L’ado a connu le succès très jeune au grand regret de son père… Les planches publiées dès 16 ans dans Pilote, puis la folie Métal Hurlant à la fin des années 70, les soirées parisiennes aux Bains-Douches en caleçon avec Manœuvre, Dionnet et Druillet et, ensuite, A suivre, plus littéraire, plus raisonnable.

Robert Schuiten.

Le pater familias régnait en maître catholique sur une famille de huit enfants. Architecte célèbre ayant rêvé d’être peintre, il imposait à ses enfants de longues séances de dessin. «Ce n’était pas un homme encourageant, il était exigeant, dit Benoît Peeters, vieux comparse de François Schuiten et coauteur des Cités obscures, série qui leur a apporté célébrité et reconnaissance. Il nous emmenait voir une expo de Delacroix. Le lendemain, on devait faire des tableaux à l’huile et il nous disait : “Oh ! A quoi ça sert que je vous emmène voir Delacroix si c’est pour faire ça ?” On avait 13 ans ! Il a dit aussi des choses qui certainement ont pesé sur le dessin de François. Un jour, il s’arrête sur le bord de la route et commence : “Regarde les maisons, la lumière, les arbres… Ce sont des nuances de gris. Toi, tu peins avec des couleurs franches, pures, mais ces couleurs n’existent pas !”» Robert méprisait la BD. François devait les acheter en cachette et les cacher sous son pull, au point qu’un jour la libraire le soupçonna de vol et le força à se déshabiller devant tout le monde. Traumatisme.

Bruxelles.

Dans le Dernier Pharaon, Schuiten vide puis repeuple la ville où il a passé la majorité de sa vie. Un bourg étrange, dessiné mille fois, avec du laid dans le beau et du beau dans le laid, «où le meilleur ne paraît pas possible, mais où le pire non plus».En 2014, on a eu la chance d’entrevoir le palais de ce père de quatre grands enfants. Une maison immense, construite comme une œuvre. Un divorce douloureux après et la voilà vendue. Il vit désormais dans un appartement de 70 m2, qui appartenait à sa mère, dans un quartier résidentiel sans charme. Rare rescapé, un nu de Houdon trône dans l’entrée. Schuiten pose devant avec son chien, Jim, le visage tout proche du sexe de la statue. Ça gêne le photographe mais pas lui. Il rit, a l’air heureux. Détruire Bruxelles pour mieux la reconstruire dans son dernier album n’était peut-être pas un hasard. Il possède aussi un appartement à Paris où il voit son nouvel amour, la dessinatrice Daria Schmitt.

Arrêter la BD ?

Schuiten vient d’annoncer qu’il arrêtait la BD. Au bout de quarante-sept ans ! Puis non. Enfin si. Quatre ans de travail pour un album, financièrement, ce n’est plus tenable dans l’économie actuelle de l’édition. «François, c’est on gomme, on gratte, on recolle. Cette éthique-là fait de lui un héritier conséquent de la BD belge d’hier. Mais il a le sentiment que cette BD réaliste et artisanale, avec sa patience, son labeur, n’est plus reconnue, plus praticable», explique Peeters. «Le dessin est un apprentissage perpétuel, il faut toujours se réinventer, ça prend du temps. Sinon on ne garde que ses tics, détaille Schuiten. J’ai cette lassitude personnelle, la peur de faire l’album de trop et que les lecteurs soient déçus.»Il a mille autres projets : des expos, des films d’animation, une série pour un producteur américain, etc. Et, peut-être un jour, un opéra. Il se verrait bien adapter un Blake et Mortimer sur les planches. Et hurler, comme Olrik se libérant du contrôle mental de Septimus dans la Marque Jaune : «Hurrah ! Je suis libre !»

26 avril 1956 Naissance à Bruxelles.
1983 Les Murailles de Samaris (Casterman).
2015 Ouverture de Train World.
2019 Blake et Mortimer : le Dernier Pharaon (Dargaud).

Original article by Quentin Girard, published at June 20, 2019.
Read the original publication at Libération