Altaplana, world of Francois Schuiten and Benoit Peeters

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«Les Cités obscures, c’est un puzzle, mais un puzzle infini»

Œuvre majeure de la bande dessinée, «Les Cités obscures» fait l’objet d’une somptueuse intégrale. A l’occasion de la sortie du troisième tome, François Schuiten et Benoît Peeters évoquent leur monde, leur travail et leurs maîtres

Au début des années 1980, deux explorateurs de l’étrange s’aventuraient dans cette terra incognita qui s’étend de la Mer des Adieux à l’Océan neptunien, de Nova Fungi à Chula Vista. De leurs voyages extraordinaires, ils ont ramené de quoi nourrir une dizaine d’albums de bandes dessinées, mais aussi des expositions, des projets architecturaux, des installations, des conférences…

Les Cités obscures relève du genre fantastique, mais nul monstre ne se tapit dans les territoires que cartographient François Schuiten et Benoît Peeters. Cet univers d’ombres et de simulacres, reflet décalé du nôtre, est soumis au principe d’inquiétante étrangeté. Empruntant son esthétique rétrofuturiste à Jules Verne, baignant dans l’obscure clarté de L’Empire des lumières de Magritte, il se réclame de l’inquiétude de Kafka, des sentiers qui bifurquent de Borges, et cultive comme Murakami les glissements du réel…

Armilia, la cité engloutie dont les mécaniques colossales contrôlent le temps, Samaris, construite en trompe-l’œil… Sujettes à toutes sortes de dérèglements, les villes de cette contrée tangentielle se caractérisent par leur architecture sidérante. Un réseau pyramidal en expansion envahit une métropole (La Fièvre d’Urbicande). Le gardien d’un édifice babélien dont les fondations plongent dans l’âge de la pierre et le pinacle se perd dans les nuages se rebiffe contre l’absurdité de sa charge (La Tour). Une fille s’émancipe malgré elle de l’attraction terrestre (L’Enfant penchée).

Insaisissable substance

Nés en 1956, Benoît Peeters et François Schuiten ont fêté cette année un demi-siècle de collaboration: à 12 ans, ils lançaient leur propre journal. Le premier a étudié la philosophie; il est essayiste, romancier, cinéaste, spécialiste d’Hergé… et fin gastronome, vient-on d’apprendre, avec la publication de Comme un chef. Fils d’architecte, le second a fait de la bande dessinée avec son frère Luc, signé la scénographie du Pavillon des utopies à l’Exposition universelle de Hanovre et du musée Train World, à Bruxelles. Il met la dernière touche à un album de Blake et Mortimer, coscénarisé avec le cinéaste Jaco Van Dormael et le scénariste Thomas Gunzig.

Entre Bruxelles et Calvani aux mille serres, entre l’industrieuse Mylos et Yverdon qui abrite la Maison d’ailleurs, Benoît Peeters et François Schuiten, accompagné de Jim, son setter noir à truffe frémissante, ont fait halte à la rédaction du Temps, pour boire un verre, invoquer les grands anciens, Hergé et Jacobs, ainsi que l’insaisissable substance des Cités obscures.

Le Temps: L’intégrale des Cités obscures signifie-t-elle que l’expansion de ce territoire parallèle se termine?

François Schuiten: On ne le sait pas. On essaie de regarder cette arborescence, de la recomposer, de la restructurer. Après avoir exploré, nous organisons la matière.

Benoît Peeters: Les Cités obscures, c’est un puzzle, mais un puzzle infini. Il n’y a pas d’album pour clore la série, toutefois nombre d’entre eux pourraient prétendre la coiffer. L’intégrale comble certains interstices, mais les lacunes, les manques, les zones blanches sur la carte font profondément partie des Cités obscures. Peut-être ce monde trouve-t-il une forme d’unité à travers ces quatre tomes, incluant des pages oubliées, des récits inédits, des aventures radiophoniques qui complètent cet univers sans l’achever.

FS: Les Cités obscures, c’est une bande dessinée, mais aussi une station de métro, un documentaire fiction, un projet d’opéra, des tas de choses étranges…

BP: Une partie de nos lecteurs est très attachée à la forme bande dessinée. D’autres préfèrent le côté plus diffus. Ils nous suivent dans des expressions éphémères, des installations, des conférences ou Le Musée des ombres, l’exposition que nous avions présentée à Angoulême, puis à Sierre.

FS: Ce sont comme des abeilles bourdonnant autour des ruches que sont les albums.

BP: On a écarté tout ce qui aurait ressemblé à du commentaire extérieur. L’unité de cette intégrale est fictionnelle. Les recueils amènent aussi un plaisir visuel. Les originaux de François ont été rescannés avec des techniques contemporaines, et imprimés sur un très beau papier. Le rendu est parfois bien supérieur. Je me souviens des éditeurs disant il y a trente ans: «Mais François, tes hachures sont trop serrées, ton travail trop fin, ça ne peut pas être reproduit…»

François, en vous replongeant dans cet atlas incertain, avez-vous des regrets?

FS: Ah la la… Servez-moi un peu à boire (rires). Horrible, cette question! En fait, quand je regarde mes planches, je suis partagé entre deux sentiments. Le premier est de me dire: «J’aurais pu faire mieux», le deuxième: «Est-ce que j’arriverais encore à faire ça?» A 62 ans, on sait que les dessinateurs ne sont pas infinis. La créativité n’est pas un fil sans fin. J’ai perdu des forces et des qualités; j’en ai acquis d’autres. Ce sont des questions que tout auteur doit se poser.

BP: La première fois que j’ai rencontré Hergé, en 1977, je lui ai demandé, avec l’impertinence de la jeunesse, pourquoi il avait redessiné L’Ile noire alors que la première version était graphiquement supérieure. Il n’en revenait pas. Avec François, on a souvent parlé de ce moment, chez Franquin, Jacobs ou Hergé, où le dessin se raidit. Ces questions sont extrêmement inhibantes. Le lecteur est en droit de préférer telle époque. Le regard des auteurs sur leur travail n’est qu’un jugement parmi d’autres.

FS: Nous devons être à la hauteur des lecteurs. Les livres qui ne sont pas à la hauteur de ce qu’ils auraient pu être nous hantent.

BP: Cela ne veut pas dire que ces livres ont été bâclés. Jacobs à partir de L’Affaire du collier et Hergé avec Vol 714 pour Sydney et Tintin et les Picaros nous déçoivent. Ils y ont pourtant mis tout leur cœur, toute leur imagination, tout leur savoir. Mais une forme de grâce les a quittés. L’album de trop, c’est celui qui entre dans une forme de répétition, qui applique la recette. Comme si nous faisions la suite de La Fièvre d’Urbicande ou Le Fils de la Tour.

FS: On pourrait se répéter sans être aussi caricaturaux…

Dans le contexte actuel de la bande dessinée, serait-il encore possible de construire une cathédrale comme «Les Cités obscures»?

FS: Nous sommes conscients de la chance que nous avons eue de pouvoir faire ces livres quand même bizarres avec insouciance, de bénéficier d’un espace où des journaux se créaient, où l’économie était réelle, ce qui n’est désormais plus le cas. Les auteurs d’aujourd’hui crèvent…

BP: L’époque permettait un dessin fouillé comme le tien, un artisanat de patience. Une semaine pour faire une page… Aujourd’hui c’est infaisable. Peut-être qu’un certain style réaliste ne sera plus possible. Le style post-Association qu’on associe au roman graphique est une réponse…

FS: Le «tremblé-jeté», comme dirait Benoît Sokal…

BP: Oui. Il est certain que les auteurs produisent vite, soit pour raconter une histoire longue, soit par nécessité…

FS: Les auteurs doivent résoudre une équation de plus en plus difficile. Sokal a une formule formidable: «On voit arriver des livres, bande peut-être, dessinée, je ne sais pas.»

Vous donnez une conférence à la Maison d’ailleurs d’Yverdon, qui accueillera peut-être une exposition autour de votre univers. La Maison d’ailleurs est-elle comme la Maison Autrique de Bruxelles, qui figure dans «La théorie du grain de sable», à la tangente de deux plans de réalité?

BP: La Maison Autrique, cet immeuble Art nouveau qu’on a rénové, scénographié et ouvert au public, est une maison d’ailleurs. L’idée de maison nous est chère – et celle d’ailleurs aussi. Les Cités peuvent donner l’impression que nous sommes des démiurges mégalomanes. Or nous nous attachons très souvent à des choses assez petites. L’espace intime peut s’ouvrir au fantastique, aussi bien que les perspectives urbaines à perte de vue. Dans un certain type de fantastique, je déteste le principe de l’épate permanente. Chaque image doit être une surprise, finalement les planètes explosent et on s’en fout. Alors que L’Ombre d’un homme aborde un phénomène infime: l’ombre d’un type est en couleur, comme s’il était devenu transparent. C’est une métaphore facile à s’approprier. L’adhésion aux Cités obscures découle de cette alliance un peu bizarre entre la démesure spectaculaire de certains décors et une approche humaine.

François, vous venez de terminer un album de «Blake et Mortimer»…

FS: Oui. Ce qui m’a intéressé a été de travailler sur les dimensions fantastique et contemporaine de Jacobs, dédaignées par les repreneurs. Ceux-ci ont figé l’œuvre dans les années 1950. Or la préoccupation de Jacobs ou d’Hergé était de s’inscrire dans leur époque.

BP: Le Londres de La Marque jaune est le Londres de l’époque de Jacobs. On a l’impression qu’il a voulu fixer un Londres mythique, mais il est allé y faire des repérages.

FS: Je m’interroge beaucoup sur la fidélité à l’œuvre. On peut reproduire fidèlement le style de Jacobs. On doit aussi rappeler qu’il est infidèle de ne pas poser la question fondamentale de la contemporanéité. Dans ses westerns, John Ford parle de l’Amérique de son époque.

BP: La bande dessinée a un côté régressif. Elle entretient un rapport émotionnel avec l’enfance et c’est un peu bizarre de voir des sexagénaires se replonger dans Boule et Bill… La bande dessinée attise la nostalgie. Or nous croyons profondément que la bande dessinée est un médium capable de dire le monde.

C’est donc un méta Blake et Mortimer que vous préparez…

FS: Je ne sais pas si je peux prétendre à ça…

BP: Tu ne t’inscris pas dans la série classique.

FS: Non, je le fais à ma façon, en essayant de retrouver certaines préoccupations de Jacobs. La science, le fantastique… Mon regard n’est pas du tout nostalgique.

BP: Jacobs, c’est la première bande dessinée phare de François. Moi c’était plutôt Tintin. C’est rare qu’un enfant entre dans la bande dessinée avec Blake et Mortimer…

FS: Oui. Mon frère me lisait Blake et Mortimer. J’étais effrayé par Le Piège diabolique. Il faut essayer de retrouver les tensions et les forces qui animaient Jacobs et qui faisaient peur.

L’univers de «Blake et Mortimer» est uchronique, puisqu’il repose sur une troisième guerre mondiale. Les repreneurs rajoutent aujourd’hui de l’uchronie à l’uchronie.

BP: Il est extrêmement difficile de reprendre une série et d’être cohérent avec ce que le créateur a mis en place. Quand plusieurs équipes travaillent en parallèle, c’est à peu près impossible. Blake et Mortimer, c’est un remix permanent qui ne se soucie pas de la cohérence globale. Lorsqu’on met de l’uchronie sur l’uchronie, il y a un risque de dislocation. En revanche, Les cités obscures est un système qui a été pensé comme une cohérence globale. Pièce posée, pièce jouée… J’aime l’idée que Mary ait été un phénomène paranormal dans L’Enfant penchée et devienne dans La Théorie du grain de sable une analyste de ce type d’anomalies. A la fin de L’Enfant penchée, elle dit que son histoire est devenue un conte pour les enfants, Mary la Penchée. Ce n’est pas une contradiction interne, mais un autre regard porté sur le même univers. Ces éléments créent petit à petit une logique sous-jacente.

FS: La cohérence n’était pas un souci pour Jacobs et je ne m’en suis pas préoccupé sur le Blake et Mortimer. Je suis dans mon époque, je ne me concentre que sur l’œuvre de Jacobs, pas sur le travail des repreneurs. Il n’y a pas Olrik. Il y a Blake et Mortimer…

BP: Encore heureux! (Rires.)

FS: Et Jim

Jim: Wouf!

FS: J’espère avoir retrouvé un mystère qui était au cœur de ses livres.

BP: Il y a quand même un lien profond entre Jacobs et toi. A la fin de sa vie, tu avais songé à l’aider à finir Les 3 formules du professeur Sato…

FS: Oui. Mais ça ne s’est pas fait et je ne suis pas sûr que ça aurait été une expérience très heureuse…

BP: Mais ça aurait fait un beau chapitre dans tes mémoires.

Un rapport récent préconise de rendre aux peuples premiers les objets d’art qui leur ont été volés. C’est le thème de «La Théorie du grain de sable» dans lequel un talisman doit retrouver sa place dans le désert des Somonites pour que cessent des phénomènes inexplicables qui perturbent Brüsel.

BP et FS: C’est vrai ça!

BP: Oui. C’est juste! On a devancé ce mouvement! J’avais oublié. C’est la force des métaphores. La Théorie du grain de sable est une des histoires dont je suis le plus heureux. On aborde un monde moins européen, on ouvre un dialogue entre deux civilisations. Et graphiquement, on peut être fier de la trouvaille de la couleur blanche, invisible pour certains protagonistes. Que signifie ce blanc? Aujourd’hui, la prise de conscience que certains objets volés n’ont rien à faire dans nos musées…

FS: Cette histoire rappelle à quel point on est relié à l’autre bout du monde. Le sable du désert vient dérégler la ville.

BP: Mary et les lecteurs voient le blanc, mais pas les dirigeants de Brüsel. Leur cécité les empêche de saisir le phénomène… C’est politiquement amusant.

FS: Tu veux parler de Macron? (Rires.)

«Les Cités obscures» revendiquent une dimension métaphorique?

BP: La métaphore, c’est ce que tu ne fabriques pas. Quand, à partir d’un rêve de François, puis de discussions entre nous, nous avons eu l’intuition du réseau d’Urbicande [une hyperstructure cubique à progression géométrique incontrôlable, ndlr], nous ne savions pas exactement ce que nous racontions. Des années plus tard, on nous dit que c’est internet… Nous étions évidemment inconscients de cette métaphore puisque nous n’avions jamais entendu parler d’internet en 1983… Kafka, un de nos maîtres, est beaucoup plus fort. Son œuvre préfigure la Shoah, les totalitarismes, les procès de Moscou alors qu’il meurt en 1924.

FS: Il n’y a pas de méthodologie pour qu’émergent les dimensions métaphoriques. Quand on travaille avec Benoît, j’ai toujours l’impression que nous avons 12 ans et l’insouciance de garnements préparant une bonne blague.

BP: La bande dessinée est un genre particulièrement adéquat pour les signes mémorables. Revenons à La Marque jaune. Qu’est-ce que c’est, cette espèce de lettre «mu», dont le rôle n’est pas très important dans le récit? Ce qui est extraordinaire, c’est qu’on oublie l’intrigue de La Marque jaune mais qu’on se souvient à jamais de la couverture. Et L’Etoile mystérieuse… C’est probablement toute sa culpabilité d’aveuglement citoyen pendant la guerre qu’exprime Hergé. Il raconte une histoire de fin du monde, de champignons qui explosent… Tout ce qu’il n’a pas vu, pas compris, eh bien, le récit le comprend à sa place. Et ce récit de cauchemar est publié dans ce journal collabo qu’est Le Soir. Là il se passe quelque chose de profondément juste.

FS: La couverture de La Marque jaune est extraordinaire. Elle est devenue mythologique. Mais pourquoi Jacobs a-t-il choisi une image qui n’est pas dans l’album? Ça m’a tétanisé quand j’ai dû dessiner la couverture du Blake et Mortimer. Je n’arrivais pas à trouver une image capable de synthétiser de façon aussi audacieuse le récit, échappant à la logique pour devenir iconique.

BP: La bande dessinée a du mal avec le réalisme pur. Elle excelle en revanche à faire déraper le réel. Franquin dessine des paysages belges, un petit univers ordinaire, et puis il t’emmène en Palombie avec le marsupilami! Le marsupilami est un vrai signe, un signe vivant, bondissant… Voilà: marque jaune, marsupilami et «gilets jaunes»… (rires). Inventer un signe est presque plus fort qu’inventer un slogan.

François, on est surpris que vous vous serviez d’une plume à deux balles pour dessiner vos planches vertigineusement virtuoses…

FS: Je suis passé à côté des révolutions techniques. Et même dans les matériaux classiques je ne suis pas le plus puriste. J’aime bien la pauvreté du matériel. Il pousse la main à s’adapter. Et les plumes les plus bêtes sont celles que je préfère… Il faut casser ses habitudes. Essayer de nouvelles techniques, de nouvelles approches. Car tout le système tend à nous rigidifier. Parfois j’ai envie de me mettre au fusain pour trouver de la difficulté, des accidents. Sinon on se répète…

BP: François ne s’ennuie pas quand il dessine. Le dessin s’invente à travers le temps qu’il demande, et laisse l’esprit libre pour écouter de la musique, téléphoner – j’entends scratch scratch scratch quand je t’appelle… Ce temps de semi-conscience nourrit le dessin.

FS: Pour terminer, je rappelle cette phrase que mon père citait souvent: «Le temps ne respecte pas ce qui se fait sans lui.»


Les Cités obscures – Livre 3, L’Enfant penchée, Mary la Penchée, L’affaire Desombres, L’Echo des cités, L’ombre d’un homme. De François Schuiten et Benoît Peeters. Casterman, 408 p.

Original article by Antoine Duplan, published at December 14, 2018.
Read the original publication at Le Temps