Altaplana, world of Francois Schuiten and Benoit Peeters

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Benoît Peeters, démarches du palais

L’essayiste et scénariste de BD dévoile sa passion précoce pour la gastronomie dans «Comme un chef», une autobiographie malicieusement illustrée par les aquarelles et dessins d’Aurélia Aurita.

Une escalope de saumon à l’oseille, ça ne vous dit peut-être pas grand-chose. Mais si vous la voyez dans la bande dessinée Comme un chef, elle vous met tout de suite l’eau à la bouche. Aurélia Aurita en fait à l’aquarelle une présentation parfaite : le saumon est cuit comme il faut, rose avec des reflets blancs qui attrapent la lumière. L’escalope repose tel un livre ouvert, sur une sauce jaune d’or où s’effiloche le vert de l’oseille. Sont attablés Benoît Peeters, 21 ans en ce mois d’août 1977, et son amoureuse, Marie-Françoise, qui vit à Bruxelles alors qu’il poursuit ses études à Paris. Il est censé préparer le concours d’entrée à Normale Sup, mais il n’a pas la tête à ça. Il ne pense qu’à la littérature. Il est l’auteur d’un premier roman.

Comment se fait-il que ces deux étudiants fauchés soient là en train de découvrir «un des plats mythiques» des Frères Troisgros, célèbre hôtel-restaurant de Roanne (Loire), trois étoiles au Michelin, «première maison du monde» selon Gault et Millau ? Ils sont très intimidés. Jusqu’à présent, ils se sont contentés de goûter les bonnes choses dans les livres. «Plat ineffable : une terrine d’artichauts, de carottes, de haricots verts et de truffes, tenus entre eux par une mince coulée de mousseline de foie gras et accompagnée d’un hachis de tomates à l’estragon.» C’est ce que Benoît lit à haute voix à Marie-Françoise tandis qu’elle conduit «sa vieille Renault 8» (tout est ultraprécis dans cet album), pour la convaincre de faire un détour par Roanne. Ils sont sur la route des vacances. La voiture produit de drôles de bruits, d’où la nécessité de s’arrêter, ou le prétexte. «Si elle nous lâche on n’aura pas de quoi la réparer…», dit Marie-Françoise à l’oreille de Benoît (à cette époque il a une petite moustache), mais le sort en est jeté. Ils dînent, ils dorment. Ils repartiront pour Paris en autostop. Benoît Peeters vient d’avoir «une première révélation de ce que peut être la cuisine».

Épisodes hilarants

Comme un chef est la surprenante autobiographie d’un intellectuel qu’on n’imaginait pas gastronome, découpée et servie avec un humour attendri, une grande affection pour le personnage, par l’auteure de Fraise et chocolat. Benoît Peeters a écrit dialogues et voix off. Les dessins d’Aurélia Aurita sont en noir et blanc, sauf les plats, on l’a vu avec le saumon, on le savourera avec les courgettes-fleurs farcies aux langoustines (le Vivarois, restaurant à Paris de Claude Peyrot), avec les sabayons de poireaux, les soufflets à la framboise, et à la fin, avec l’apothéose : El Bulli, en Catalogne. «Son chef, Ferran Adria, est l’inventeur d’une cuisine que l’on dit moléculaire, même s’il ne revendique pas le mot», commente le gourmet. C’est le dernier soir d’El Bulli, on est le 28 juillet 2011, Valérie, et non plus Marie-Françoise, accompagne désormais Benoît.

Le temps fait des bonds mais la jeunesse occupe la plus grande part de Comme un chef. Un petit bonhomme, puis un autre, crapahutent. Benoît Peeters a deux fils, aux alentours d’une date-clé : 1984. Il rencontre le jeune cuisinier Willy Slawinski, qui a ouvert deux ans auparavant, à Gand, l’Apicius. Sa réputation «ne cesse de grandir, comme celle de ses amis Michel Bras à Laguiole et Pierre Gagnaire à Saint-Etienne». Benoît et Marie-Françoise ont amené à l’Apicius un couple d’amis, Geneviève et Jacques-André. Ce dernier, qui est professeur de philosophie, abandonnera l’enseignement pour l’œnologie. «En 2017, il sera élu deuxième dégustateur le plus cohérent du monde.» Mais revenons à l’Apicius. «Le long menu nous éblouit par son inventivité, son sens des couleurs et des textures.» Moins réservé que Benoît, le dénommé Jacques-André demande à saluer monsieur Slawinski. Il ne vient jamais en salle, mais le petit groupe détient un sésame : l’article de Benoît Peeters paru quelques mois auparavant dans la revue Conséquences, qu’il a créée avec des amis parisiens : «Refusant les hiérarchies entre les disciplines, nous nous intéressons à la littérature comme à la peinture, au cinéma comme à la bande dessinée.» Nous sommes bien dans les années 80.

L’article s’intitule «Vers la cuisine pure». Peeters y établit une distinction entre deux sortes de cuisine, et, ma foi, ce pourrait être une métaphore de la littérature. «La cuisine synthétique (des plats français traditionnels comme la blanquette et le bœuf bourguignon en constituent de parfaits spécimens) est un mode d’élaboration où, dès la casserole, les divers éléments qui composent le plat sont mêlés les uns aux autres, donnant naissance à une sorte de matière générale, uniforme et indifférenciée.» Bouillie, sauce épaisse : vade retro saleté. «La cuisine analytique (les compositions de poissons crus, de piments et de riz que propose la cuisine japonaise en sont les plus célèbres exemples) est, à l’inverse, un mode d’élaboration où les multiples éléments, loin de se fondre l’un dans l’autre, voisinent sur l’assiette de manière reconnaissable.» Willy Slawinski a trouvé cet article «euh… différent». Ils ont un projet de livre ensemble, qui ne se fera pas. Slawinski n’est plus. Une seule phrase, sur la page de gauche :«Il meurt à 43 ans, le 27 avril 1992. Sa disparition me bouleverse autant que celle de Roland Barthes.» Une autre, isolée sur la page de droite : «Il reste l’un des artistes les plus purs que j’aie jamais rencontrés.»

Ami d’enfance

Quand Roland Barthes meurt, en 1980, Benoît Peeters travaille dans une librairie, passage Bortier. Il a rejoint Marie-Françoise à Bruxelles en 1978. Au grand désespoir de leurs parents respectifs (milieu très bourgeois si on en croit quelques dessins évocateurs), elle est chauffeur de taxi la nuit, tandis que lui, eh bien, il vend ses services de chef : «Jeune cuisinier français de talent prépare vos repas de fête.» Ont alors lieu trois épisodes hilarants qui se terminent avec quelques pièces lâchées dans la main d’un Benoît Peeters effrondré contre un évier : «Ma carrière de cuisinier à domicile s’arrêta là.» D’où l’emploi de libraire, provisoire lui aussi, car le Benoît Peeters que nous connaissons émerge peu à peu.

Pour chacun d’entre nous, Benoît Peeters est un spécialiste de la bande dessinée. Il en enseigne l’histoire, notamment aux Arts et Métiers (Cnam). L’été dernier, en compagnie de François Schuiten, il était le commissaire à Cherbourg d’une exposition consacrée à Winsor McCay (1869-1934), le père de la BD américaine. Schuiten et Peeters, l’un au dessin, l’autre au scénario, sont les auteurs de la série les Cités obscures (quatorze albums chez Casterman). Benoît Peeters, éditeur, dirige à Bruxelles Les Impressions nouvelles, maison indépendante qui a publié récemment Pour le roman-photo, de Jan Baetens.

Peeters lui-même a naguère cosigné des romans-photos avec Marie-Françoise Plissart aux Editions de Minuit. C’est chez Minuit qu’est paru son premier roman, Omnibus, un hommage à Claude Simon. Etait-ce un pastiche, y avait-il à l’intérieur des morceaux de vraie biographie ? Le statut de ce texte était incertain, et il n’est pas sûr qu’il ait été très lu, voire très lisible. Mais en ce temps-là (1976), on n’avait peur de rien. Benoît Peeters le dit très bien dans «Lindon le résistant», longue interview accordée en 2017 à Laurent Demoulin pour Diacritik, le magazine en ligne : «J’avais une très bonne tolérance à ce que je ne comprenais pas, en littérature comme au cinéma.»

Dans Comme un chef, on voit Benoît Peeters retrouver en 1978 François Schuiten, qui fait son éducation en matière de bande dessinée contemporaine. C’est un ami d’enfance. Peeters, qui n’est pas belge mais français, né à Paris, avait 2 ans quand son père, fonctionnaire européen, s’est installé à Bruxelles. La famille lit la Croix, elle compte bientôt quatre enfants. Benoît met volontiers la main à la pâte. Tout le monde repart pour Paris afin que ce garçon déjà extrêmement cultivé entre en hypokhâgne. Là, un autre camarade, Jean-ChristopheCambier, se distingue. «Il se fait l’ambassadeur d’une cause diffuse et exaltante : la modernité.»Cambier l’initie à l’art culinaire en même temps qu’ils se passionnent pour le structuralisme. Nouvelle critique, nouveau roman sans intrigue ni héros, nouvelle cuisine sans sucre ni matière grasse : «Il doit bien y avoir des rapports.»

Honorable convive

«J’ai pour la cuisine presque autant de ferveur que pour la littérature. J’y pense continuellement.» Après la révélation claudélienne survenue à Roanne, le jeune Benoît se met sérieusement aux fourneaux. Un soir, se faisant prêter un appartement, il invite à dîner Roland Barthes. Navarin d’agneau - «mais sans un gramme de farine» - et soupe de pêche. «Un rien ascétique» sera le commentaire, rapporté par un tiers, de l’honorable convive. Barthes, à l’Ecole pratique des hautes études, dirige le mémoire de Benoît Peeters sur les Bijoux de la Castafiore, le premier des nombreux travaux qu’il va consacrer à Hergé. A la mort de Barthes, il va poursuivre son mémoire sous la direction de Christian Metz, célèbre sémiologue du cinéma, que cela n’intéresse pas. «Je rendrai mon mémoire quelques mois plus tard, mais il n’y aura ni commentaires ni soutenance. Mon parcours universitaire s’arrête là.» Il entreprend alors de ne pas suivre le conseil que lui avait prodigué Jérôme Lindon aux Editions de Minuit : il va vivre de sa plume.

«Une vie, écrit-il en 2014 dans sa biographie de Paul Valéry, ne m’apparaît pas comme un grand flux continu où tous les éléments viendraient se fondre et se confondre.» Un biographe a plusieurs fils à dénouer. Ainsi, jamais nous n’aurions pensé que Benoît Peeters était, en plus du reste, un spécialiste de la haute gastronomie. C’est que nous avions mal lu. Dans Poussière de voyage (Les Impressions nouvelles, 2001), il s’«offre le meilleur restaurant de Florence». En 2010, au début de Trois Ans avec Derrida(Flammarion), ses «carnets d’un biographe», il se souvient de ses conversations avec Willy Slawinski. Ces mêmes carnets se terminent dans le restaurant de Claude Colliot, rue des Blancs-Manteaux, où «la maîtresse des lieux» lui apprend que Derrida était un client fidèle. «Je croyais Derrida plutôt conservateur dans ses goûts culinaires. Elle m’assure qu’il était au contraire gourmand et assez aventureux.» La vie d’autrui est une perpétuelle surprise, un peu comme la cuisine analytique.

Original article by Claire Devarrieux, published at January 17, 2018.
Read the original publication at Liberation