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Benoît Sokal et François Schuiten : « Nous sommes deux raconteurs d’histoires en images »

Rencontre avec François Schuiten et Benoît Sokal, réunis pour un grand récit d’aventure fantastique avec Aquarica. Une collaboration nouvelle mais qui remonte à loin.

En 1930, sur la côte est américaine, le dur quotidien d’un port baleinier est bouleversé par l’échouage d’un monstre marin: un crabe-méduse géante… dont va surgir une jeune fille, Aquarica. Pour le jeune scientifique John Greyford, c’est le début d’une aventure fantastique. Et Aquarica, l’album, c’est aussi la première oeuvre en commun de deux grands noms de la bande dessinée: François Schuiten (des Cités obscures) et Benoît Sokal (Canardo mais aussi, l’univers des jeux vidéo Syberia). Un projet commun inédit, mais qui vient de loin. Entretien.

Benoît Sokal, François Schuiten et le fruit de leur première collaboration (photos Rue de Sèvres)

Benoît Sokal, c’est vous qui avez-eu l’idée de cette histoire, il y a une dizaine d’années…

François Schuiten : Oh, cela fait même plus de dix ans !

Benoît Sokal : A l’origine, mais c’était vraiment succinct, j’avais un début de piste dont j’ai parlé à François. Peu à peu, cela s’est insinué dans son esprit. Mais on a rien forcé, on a juste commencé avec cette idée d’une baleine tellement grande qu’on pouvait croire qu’il s’agissait d’une île sur laquelle des naufragés auraient pu s’échouer et vivre une vie de Robinson. Voilà, c’était juste ça l’idée de départ.

F.S. : Il y a des moments où on se dit qu’il y a des potentialités, un thème, un début de récit. Il faut sentir comment on peut s’y greffer, s’en nourrir et surtout rêver autour. Là, il s’est avéré qu’il s’agissait d’un très bon début !

J’ai cru comprendre qu’au départ, il s’agissait surtout d’un projet de film d’animation…

F.S. : Oui. Et le film est bien en train de se monter au Canada, mais c’est assez long la production des films. Le temps du cinéma est tellement complexe…

on dialogue sur le récit, on essaie de se surprendre, de s’amuser. Et en même temps, on dessine

Comment avez-vous travaillé à deux pour le scénario ?

F.S.: Nous sommes tous deux scénaristes et dessinateurs. Notre façon de travailler, c’est d’abord de faire une série de promenades où les idées se partagent, rebondissent. Ensuite, on dialogue sur le récit, on essaie de se surprendre, de s’amuser. Et en même temps, on dessine. Car nous avons besoin du dessin pour faire avancer dans l’univers de la série, les personnages, les situations. C’est par ce double mouvement que le sujet a évolué.

En revanche, Benoît Sokal s’est chargé seul du dessin ?

B.S.: En fait, c’est plus compliqué ! S’agissant spécifiquement de la bande dessinée, oui, c’est moi qui ai dessiné les planches. Mais comme le dit François, nous sommes tous les deux des raconteurs d’histoire en images, quel que soit le support. Nous avons donc toujours besoin de cet aspect des choses. A la fois d’idées, de création de monde, mais aussi de la réalisation visuelle de ces mondes. Donc pendant ces dix ou quinze ans au cours desquels nous nous sommes vus à intervalles réguliers pour travailler le scénario, à chaque fois il s’agissait de brainstorming d’idées, mais relayées très naturellement de brainstorming très graphiques, avec beaucoup de dessins. Donc François a beaucoup dessiné sur Aquarica. Il a réalisé des illustrations, des mises en situations voire des petits story-boards pour des pilotes de films. Donc, avant l’idée que je prenne en charge la réalisation de l’album, il y avait déjà beaucoup de dessins faits par tous les deux: la charte graphique, l’intention de l’histoire étaient déjà transcrites graphiquement. Ensuite, c’est sûr que pour la BD, qui est un exercice particulier et une aventure solitaire, il a fallu que je prenne à mon compte l’histoire.

Sur le plan graphique, vous êtes associés, tous les deux, à des univers de bande dessinée très forts et connus (comme les Cités obscures ou Canardo). Pensez-vous que cette nouvelle série surprendra ou déstabilisera vos lecteurs habituels ?

F.S.: vous savez, on essaie surtout de se surprendre soi-même ! En espérant surprendre ensuite nos lecteurs, mais sans avoir aucune idée de leurs réactions. Après, c’est vrai qu’on a toujours essayé, Benoît et moi, de se surprendre. Nous ne sommes pas des auteurs traditionnels. Moi, par exemple, je n’ai jamais eu de « héros », chaque livre est un peu différent de l’autre…

B.S.: Nous n’avons pas de plan de carrière particulier, mais simplement l’envie de s’amuser, de s’étonner.

La crédibilité du récit est notre préoccupation première

Justement, Benoît Sokal, vous êtes associés, dans le monde de la BD à Canardo et donc à un style animalier. Aviez-vous songé à le transposer aussi dans Aquarica ?

B.S.: Non, mais vous savez, Canardo est une toute petite part de mon travail. Je travaille beaucoup dans le jeu vidéo où j’ai un style strictement opposé à Canardo. Quand j’ai commencé à travailler avec François sur Aquarica, c’était plutôt dans l’esprit de cet univers-là. Les gens qui ont pratiqué mes jeux vidéo seront sans doute très peu dépaysés par Aquarica. D’ailleurs, la sortie est déjà bien relayée dans tous les réseaux de jeux vidéo.

Ce qui est réussi ici, c’est d’avoir un récit d’aventures assez réaliste entremêlé d’éléments totalement fantastiques. Et de faire entrer le lecteur très facilement dans cette histoire. Avez-vous travaillé particulièrement sur cette imbrication entre le fantastique et le réalisme historique ?

F.S.: C’est vraiment notre préoccupation première, la crédibilité. Que ce soit dans mon travail sur les Cités obscures ou autres récits. On a besoin de construire des éléments du réel pour que le fantastique puisse prendre une place d’autant plus intéressante, qu’il s’inscrire dans un monde crédible. C’est ce travail, assez laborieux et long, qui est au cœur de notre travail commun.

Sur ce plan historique, on est ici dans l’univers des baleiniers des années 30, dans un port qui se nomme Roodhaven. Vous avez fait des recherches particulières pour ce port, qui occupe une large place dans ce premier album ?

F.S.: Nous sommes d’abord tombés d’accord sur le fait que nous avions besoin d’un port baleinier. On s’est donc beaucoup documenté sur ce qu’était l’industrie baleinière au XIXe et qu XXe siècle, sur son apogée et son déclin. Inévitablement, nous en sommes revenus à l’île de Nantuckett, au large de la côte Est des Etats-Unis, qui était le haut lieu de l’industrie baleinière à l’époque. Je m’en suis inspiré pour Roodhaven (qui veut dire le « port rouge » en flamand), pour la description des usines, des côtes, des navires. Mais, évidemment, on l’a mélangé à d’autres endroits inspirés par des livres sur la chasse à la baleine et sur les îles qui avaient accueilli ces baleiniers.

Ces préoccupations écologiques sont forcément là, dans la mesure où nous nous intéressons à la nature, à la mer, à cette baleine

En parlant de « voir », vous avez évoqué la créature mythique de la baleine. La verra-t-on complètement dans un prochain tome ?

F.S.: On la voit déjà dans un plan très large dans ce premier album. On la verra sous tous ses aspects dans le deuxième tome. Dans le récit, on y arrive, on est partis vers la baleine.

B.S.: Bien sûr qu’on va la voir. Ce sera le personnage central. C’est un animal difficile à représenter… il faut au moins deux pages. On avait demandé un vrai dépliant, mais cela n’a pas été accepté par l’éditeur !

L’histoire est prévue en combien de volumes ?

B.S.: Le récit est prévu en deux tomes.

Doit-on voir dans les pérégrinations de cette baleine et des conséquences pour ses « habitants », une métaphore du changement climatique ?

B.S.: Evidement que nous y avons pensé. On a essayé de ne pas le faire à travers un message lourd et pesant. Mais ces préoccupations écologiques sont forcément là, dans la mesure où nous nous intéressons à la nature, à la mer, à cette baleine. Même si le fait qu’elle se déplace est certes, ici, plus affaire de biologie que de climatologie.

F.S.: Aujourd’hui, quel que soit le sujet sur lequel on écrive, quoi que l’on fasse, on est un peu écologistes. Plus que des préoccupations du moment, cela fait vraiment partie de la vie. Et des craintes que l’on a.

Vous vous connaissez depuis très longtemps, lors de vos années de formation à l’Institut Saint-Luc à Bruxelles au début des années 70, mais c’est votre première collaboration. Pourquoi si tard ?

B.S.: Nos chiens ne s’entendaient pas !

F.S.: Le fait est que nous n’en avons pas eu l’occasion jusqu’ici. Et au départ, si nous avons collaboré sur ce scénario, c’était dans l’idée de réaliser un film. Je pense que si on avait su qu’on allait faire une bande dessinée ensemble, peut être qu’on ne l’aurait pas imaginé. En fait, c’est un peu troublant ce qui s’est passé avec cette histoire. Nous en sommes arrivés à l’idée d’une BD, car Benoît avait envie que ce récit se concrétise, qu’il ne se perde pas dans une production cinématographique interminable. Mais nous sommes des dessinateurs assez différents, même si on a beaucoup de points communs. Je n’aurai pas dessiné ce livre comme il l’a fait. Et inversement. C’est d’ailleurs ce qui est intéressant: c’est une collaboration riche de ses différences. Mais c’est aussi pour cela que ce n’était pas évident d’envisager de faire une BD ensemble. Et ce sera sans doute exceptionnel. On fera peut être d’autres chose ensembles. Peut être aussi que le film portera vraiment nos deux regards croisés… C’est ça qui est bien. Comme le dit Benoît : « On n’a pas de plan de carrière ». On ne s’interdit rien. Et c’est bien comme ça.

… Et c’est bien pour cet album, en tout cas !

Original article by Daniel Muraz, published at October 29, 2017.
Read the original publication at Le Courrier plus