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François Schuiten : « Jules Verne, un maître en rebondissements »

Pour le dessinateur François Schuiten, grand admirateur de Jules Verne, rien ne vaut l’image pour embarquer le lecteur dans l’univers fantastique de l’auteur du « Tour du monde ­en quatre-vingts jours », Entretien.

La tour de la maison de Jules Verne, à Amiens (Somme), surmontée d’une sculpture conçue par le dessinateur François Schuiten. Patrick Despoix

François Schuiten, dessinateur et scénographe belge, n’a eu de cesse de multiplier les hommages à l’œuvre de Jules Verne dans ses propres travaux. En témoignent la sculpture ornementale qu’il a offerte à la maison de l’écrivain à Amiens lors de sa réouverture en 2006, ainsi que les clins d’œil qui émaillent les tomes de ses Cités obscures (Casterman)réalisés avec son complice de toujours, Benoît Peeters, et l’exposition « Machines à dessiner » présentée au Musée des arts et métiers jusqu’au 26 mars.

Qui était Jules Verne, écrivain ­« rêveur » pour les uns, « visionnaire » pour les autres ?

Jules Verne avait cette préoccupation permanente de s’inscrire dans la modernité de son époque. En témoin des grandes révolutions et progrès techniques, il voulait être à la pointe des actualités tout en s’attachant à saisir les rêves. L’aspect scientifique des choses l’intéressait au plus haut point, mais il souhaitait avant tout vulgariser ces avancées. Et il y parvenait en insufflant un élan fantastique à ses récits, qu’il mêlait toujours au réel. C’est là le grand génie de sa prose.

Autre fait indéniable : il ne détestait rien de plus que l’ennui, qu’il comblait en travaillant avec acharnement. Il passait ainsi son temps à cartographier le monde – qu’il soit géographique, scientifique, technique, et bien sûr celui des inventions. Il se documentait beaucoup et avait également des intuitions d’une grande pertinence, prêt à défendre ses théories, parfois même contre le reste du monde ! On pourrait dire que sa force était d’être à la fois pleinement dans son époque et dans celle à venir.

Qui étaient ses lecteurs ?

Ses romans paraissaient tout d’abord en feuilleton dans des journaux. Il avait donc appris à maîtriser le suspense pour tenir son lectorat en haleine, et il se créait semaine après semaine un intérêt grandissant pour les nouvelles publications. Grâce à ce système de parution en épisodes, qui était légion au XIXe siècle, Jules Verne était passé maître en rebondissements et en retournements de situation, comme c’est le cas aux toutes dernières ­lignes du Tour du monde en quatre-vingts jours, où le décalage horaire permet à Phileas Fogg de gagner son pari !

Ce que l’on sait peu, c’est le rôle considérable que son éditeur, Pierre-Jules Hetzel, a joué durant des décennies pour la diffusion de son œuvre auprès d’adolescents et d’adultes passionnés. La correspondance entre les deux hommes donne parfois l’impression qu’Hetzel était le coauteur des ­romans de Verne, et montre combien il a œuvré à faire de ses voyages extraordinaires des moyens de divertir et d’instruire à la fois. Il n’hésitait pas, par exemple, à gommer le versant triste des récits au privilège de l’humour et de l’aventure. Il dirigeait le texte et l’annotait de commentaires extrêmement précis quant à l’aspect dramaturgique et quant à l’écriture elle-même. Tous deux étaient très attachés à leur lectorat, avec le souci de répondre à ses exigences.

Jules Verne était-il lui-même un grand voyageur ?

Lorsque je me suis occupé de la maison de Jules Verne à Amiens, j’ai découvert l’endroit où il a travaillé durant près de vingt ans. C’était une minuscule pièce qui ne comportait qu’un lit, un bureau et une fenêtre à travers laquelle il regardait les trains arriver et quitter la gare de la ville. C’est incroyable de penser que c’est depuis ce lieu infiniment petit qu’a surgi l’infiniment grand de Jules Verne, la richesse de son univers et de sa vision du monde ! Mais comme Phileas Fogg et le capitaine Nemo, il prenait aussi souvent la route et parcourait les mers sur son bateau, le Saint-Michel. Inséparables de son œuvre, ses voyages furent aussi ambitieux et audacieux que ceux de ses personnages, et il a maintes fois risqué sa vie. Il vivait toutes les aventures qu’il écrivait, faisait des repérages et enrichissait ainsi son imaginaire pour nourrir la trame de ses récits.

« Les romans de Jules Verne, avec toutes les ­illustrations que les premières éditions comportaient, me sont toujours apparus comme autant de fenêtres mystérieuses à ouvrir »François Schuiten

Et il puisait dans toutes ces expériences réelles pour dessiner au mieux tous ses personnages !

Jules Verne avait effectivement ce grand talent de créer des personnages à la fois originaux et ciselés au plus près, qu’il s’agisse de personnages principaux ou secondaires. Ils possèdent tous une véritable profondeur et sont travaillés avec la même précision que les intrigues et le découpage des romans. Phileas Fogg est l’exemple parfait du gentleman merveilleusement bien silhouetté, avec toutes ses obsessions et particularités. C’est une machine finement rodée, avec une horloge dans son esprit, qui emprunte d’autres machines – trains, paquebots… – pour réaliser son tour du monde.

Jules Verne écrivait de Phileas Fogg qu’il « aurait vécu mille ans sans vieillir ». Pourrait-on en dire autant de son œuvre ?

Ce qui, hier, a fait le succès de ses romans peut hélas constituer un handicap pour le lecteur d’aujourd’hui, qui pourrait être freiné par leurs longues et nombreuses descriptions. Or, pour que son œuvre puisse vivre encore mille ans, il faut accepter de rentrer dans son secret… Les romans de Jules Verne, avec toutes les ­illustrations que les premières éditions comportaient, me sont toujours apparus comme autant de fenêtres mystérieuses à ouvrir. En tant que dessinateur, je crois justement que c’est l’image en elle-même qui possède cette force de nous entraîner dans son univers fantastique.

Original article by Cathia Engelbach, published at January 12, 2017.
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