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Interview de Benoît Peeters: Être à la fois théoricien et auteur

THÉORICIEN DE LA BANDE DESSINÉE, SPÉCIALISTE ET BIOGRAPHE D’HERGÉ, MAIS ÉGALEMENT DE DERRIDA OU PAUL VALERY, ROMANCIER ET SCÉNARISTE DE BANDE DESSINÉES ET DE DOCUMENTAIRES, BENOÎT PEETERS EST UN AUTEUR PARTICULIÈREMENT ÉCLECTIQUE.

NOUS L’AVONS INTERROGÉ SUR LES QUESTIONS QUE POSE LE FAIT D’ÊTRE À LA FOIS AUTEUR DE FICTION ET THÉORICIEN.

LE SIFFLEUR DE BULLES: Lorsque vous travaillez sur une œuvre de fiction, avez-vous en tête, en amont, sa future appropriation par des théoriciens (lecteurs pointus, critiques, analystes de la bande dessinée et de l’image…) ? Je pose la question car vos ouvrages de fiction, Les Cités Obscures en particulier, sont très propices à une lecture théoricienne.

BENOÎT PEETERS: C’est une question à la fois intéressante et délicate.

J’essaye de favoriser le plus de lectures possibles. C’est une approche que j’avais revendiquée, en tant que théoricien, dans Lire la bande dessinée. Je ne crois pas à une grille de lecture privilégiée, à un seul mode de lecture, naïf ou savant, formel ou de contenu, politique ou psychanalytique. Comme auteur, on esssaie d’abord de faire quelque chose qui se tienne, et, dans mon cas, en tant que scénariste, de faire quelque chose qui plaise et corresponde à ceux pour qui et avec qui je travaille. C’est ma préoccupation première.

Cela dit, j’aime qu’il y ait dans une histoire plusieurs couches et que l’album soit donc susceptible d’être repris, relu, ou de bénéficier d’un arrêt sur image sur certaines cases. Ces dimensions-là favorisent certainement une forme de réappropriation critique puisque l’œuvre ne se donne pas d’un coup et n’est pas sensée s’épuiser à la première lecture. Le mode de consommation actuel de la bande dessinée, dans des supports généralement assez soignés, voire luxueux, prévoit la conservation de ces œuvres. L’achat représente lui-même un effort pour le lecteur et le livre doit donc justifier le fait qu’on puisse y revenir, y découvrir chaque fois autre chose. Sinon autant faire des fascicules bon marché, qui peuvent éventuellement procurer un plaisir fort à la première lecture, mais qu’on ne pourrait pas relire. Au même titre que certains téléfilms qui s’épuisent au premier visionnage.

Je cherche bien évidement autre chose que cette consommation-consumation immédiate. J’aime qu’il y ait un peu de résistance, des détails cachés, de petites obscurités, ce qui est bien la moindre des choses pour Les Cités Obscures. François Schuiten a d’ailleurs lui-même un dessin complexe qui appelle un regard prolongé par-delà la première découverte du récit.

Couverture de La Fièvre d’Urbicande. Copyright François Schuiten, Benoît Peeters et les éditions Casterman

J’ai par ailleurs parfois joué avec les lectures et les discours critiques en en faisant une des composantes des albums. C’est le cas par exemple de la postface de La Fièvre d’Urbicande, où des lectures critiques qui avaient été faites de l’album ont été mises en abyme, reprises, attribuées à des personnages : Isidore Louis, qui signe cette postface, est le personnage principal de L’Archiviste. On le retrouve également dans le Guide des Cités. J’utilise donc ici comme matériau fictionnel, et de manière ludique, une forme de discours qui appartient généralement aux théoriciens, critiques et analystes. Ce discours change de nature ; il devient un matériau de second ou troisième degré, qui peut lui-même devenir l’objet d’un discours critique extérieur. Sur ce terrain, ma dette à l’égard de Borges est immense. On se souvient qu’il disait par exemple : « La forme moderne du fantastique, c’est l’érudition. »

Peut-être aussi que le caractère très ouvert de la série Les Cités Obscures, le fait qu’elle soit en perpétuelle construction et déconstruction, que les albums s’ajoutent sans former une totalité close, qu’ils aient une forme d’indépendance, mais qu’il y ait en même temps entre eux des intervalles d’espace et de temps, des espaces inter-narratifs un peu à l’image des blancs entre deux cases, peut donner envie au lecteur, et particulièrement au lecteur professionnel, de les investir. C’est une dimension qui nous plaît, et qui semble avoir plu à nos lecteurs les plus fidèles. Ils ont sans doute l’impression qu’ils peuvent s’insinuer dans l’univers des Cités obscures, et pourquoi pas le prolonger.

François Schuiten et Benoît Peeters au travail. Photo: Vladimir Peeters

On peut imaginer qu’un auteur comme Hergé, bien que conscient de mettre beaucoup de lui-même dans son travail, avait avant tout un lecteur « premier degré » en tête lorsqu’il travaillait sur ses histoires, et a ensuite été dépassé par l’abondant travail analytique que son œuvre a suscité.

Hergé se trouvait dans une situation absolument différente de la nôtre, puisqu’il a développé son talent dans une période d’innocence du médium. Quand Hergé démarre Tintin en 1929, il travaille sous la coupe de son patron l’Abbé Wallez, avec un matériau assez rudimentaire graphiquement, narrativement et thématiquement. Il produit à la petite semaine des feuilletons comme Tintin au pays des soviets, Tintin au Congo, Tintin en Amérique et même Les cigares du pharaon, et a de toutes autres préoccupations que celle du discours critique. Au début, il ne pense même pas à l’album, mais à satisfaire la curiosité du lecteur semaine après semaine.

Le discours critique est d’ailleurs inexistant à cette époque : lorsqu’un album de Tintin paraît, il y a tout au plus, parfois, cinq lignes dans la presse de droite catholique pour dire en substance « Le nouvel album d’Hergé enchantera petits et grands ! », mais ça ne va pas au-delà. Même lorsque paraît Le lotus bleu, qui représente aujourd’hui pour les lecteurs d’Hergé un tournant majeur dans son œuvre, il n’y a pas eu le moindre article pour relever cette mutation, et remarquer qu’Hergé s’approchait d’une forme de réalisme documentaire et développait une nouvelle forme d’intérêt pour les autres cultures.

Extrait du Lotus Bleu. Copyright Hergé et les éditions Casterman

C’est Hergé lui-même qui s’est construit peu à peu sa propre exigence : il veut progresser graphiquement, narrativement, littérairement ; il entame des carnets de scénario, se remet en cause, discute avec des amis qui l’aident à accoucher de ses scénarios et deviendront des « scénaristes maïeutiques », pour reprendre l’expression de Benoît Mouchart.

Mais ce n’est qu’à partir des années de guerre, et de la collaboration avec Edgar Jacobs, entre 1944 et 1947, lorsqu’Hergé redessine les Tintin en noir et blanc, les remet au format, élimine des séquences, qu’une première forme de discours critique s’empare de lui. Ce discours critique n’est pas du tout du même genre que celui que des auteurs d’aujourd’hui peuvent avoir, mais il permet de se forger une forme d’esthétique : éliminer les caractères trop belges de l’œuvre, tendre vers plus d’universalité, trouver un équilibre plus judicieux entre l’humour et le suspens, codifier un certain nombre d’éléments du récit. C’est une sorte de phase 2, une phase de conscience critique, mais qui n’est encore qu’une conscience de créateur.

Quant au discours proprement critique, de réflexion et d’accompagnement, il s’est développé à partir de 1959, date de la parution du premier livre sur Hergé, et s’est poursuivi dans les dernières années de sa vie pour enfin culminer depuis sa mort. Donc même si Hergé a connu Michel Serres, à l’époque de ses premiers articles, et qu’il a été impressionné, épaté, étonné ou amusé par ces lectures ainsi que par les travaux de Pierre Fresnault-Deruelle, son œuvre était déjà pour l’essentiel construite et ce discours critique ne pouvait plus avoir de réelle influence sur sa création.

Finalement, le plus grand geste autocritique qu’Hergé a produit sur son œuvre, c’est Les Bijoux de la Castafiore. Écrit et dessiné en 1961-62, cet album marque un retour du créateur sur son propre univers, un extraordinaire auto-pastiche. Il n’a encore que 55 ans, mais on pourrait dire que ce feu d’artifices, ce retour ludique et critique sur son propre travail, l’a en quelque sorte paralysé. Les derniers albums de Tintin : Vol 714 pour Sydney, Tintin et les Picaros et Tintin et l’Alph-Art, inachevé, témoignent des difficultés engendrées par la lucidité qu’Hergé a acquise. Il sent le poids des responsabilités et des attentes. Le doute le paralyse et le rend moins créatif. Il n’est que de comparer L’Oreille cassée, réalisé en 1936, et les esquisses de Tintin et l’Alph-Art. Les questions de l’art, du vrai et du faux, et même du musée, sont traitées avec infiniment plus de justesse et de profondeur dans ce récit d’aventures alerte et mouvementé qu’est L’Oreillle cassée que dans les dialogues un peu pesants de L’Alph-Art.

Il serait absurde et indécent de comparer notre travail à celui d’Hergé. Mais il est clair que sa situation est tout à fait différente de la nôtre. Lorsque nous avons commencé à publier, François et moi, nous étions des auteurs instruits, venus à la création avec une certaine connaissance critique préalable, un certain état de réflexion, une formation universitaire ou para-universitaire caractéristiques de notre génération d’auteurs. Tous les auteurs de notre époque, même les plus populaires, avaient déjà une certaine connaissance de l’histoire de la bande dessinée, des codes du dessin et de la narration. Nous avons développé notre travail dans un environnement où la critique de bande dessinée était déjà constituée, qu’elle soit bonne ou moins bonne, journalistique ou universitaire. Nous avions inévitablement lu certaines choses : les interviews de grands auteurs, les premiers entretiens de Numa Sadoul, la revue Schtroumpf, puis Les Cahiers de la Bande Dessinée, à l’époque où Thierry Groensteen les dirigeait. Les auteurs baignaient beaucoup plus naturellement dans un rapport à la critique. Les albums étaient nombreux et par conséquent les comparaisons entre eux l’étaient aussi. Pour ces générations, l’innocence était bel et bien perdue, et si l’on voulait la retrouver, il fallait le faire par d’autres moyens.

Tout cela n’empêche pas pas que quand on se met à écrire (ou à dessiner) une œuvre de fiction, une forme de « suspension volontaire du jugement critique » (écho du fameux willing suspension of disbelief de Coleridge) intervient très vite. Il faut laisser sa place à l’inconscient, à tout ce qui nous demeure en partie trouble ou obscur, pour qu’un récit puisse se développer pleinement. Au moment où prennent forme une histoire, des personnages, des dialogues, on ne sait pas exactement ce que l’on fait. On ne peut pas observer à froid chacun des choix que l’on pose, et devenir son propre critique à l’instant où on écrit. Dans le cas d’une œuvre en collaboration, ce mécanisme est très mystérieux mais absolument essentiel : chacun cherche à susciter l’inconscient de l’autre. Je me suis beaucoup intéressé à ce phénomène dans le livre Nous est un autre. Enquête sur les duos d’écrivains (en collaboration avec Michel Lafon).

Vous arrive-t-il de souhaiter expérimenter une lecture au premier degré des auteurs dont vous avez étudié le travail ? Cette expérience de la lecture au premier degré vous manque-t-elle ?

Il n’y a pour moi pas de lecture critique qui ne se fonde sur un plaisir de premier degré, antérieur ou simultané. Je ne conçois pas un objet de pure étude, une bande dessinée qui serait intéressante pour tel ou tel de ses dispositifs formels mais qui ne m’aurait pas d’abord enchanté.

Ça peut arriver sur un exemple ponctuel : je peux tomber sur une page remarquable d’une bande dessinée que je n’ai pas lue et me pencher dessus. Mais grosso modo, dans le cas d’Hergé, Jacobs, Moebius, Taniguchi, Spiegelman et bien d’autres, ce sont des œuvres que j’ai d’abord aimées comme lecteur, et que j’ai ensuite relues, re-relues ou fragmentées, puisque l’approche critique a tendance à sortir du flux de la lecture, à isoler des pages, des séquences, des images. Mais pour moi, ces deux formes de lecture ne sont pas séparables.

Lire Tintin. Les Bijoux ravis (ed.Les Impressions nouvelles), lecture analytique des Bijoux de la CastafioreI, et Hergé fils de Tintin (ed.Flammarion), biographie d’Hergé

D’une part la lecture critique n’empêche pas la lecture au premier degré de nouvelles œuvres, mais il y a aussi une sorte de premier degré dans la lecture critique et théorique. Un autre premier degré, qui correspond à la jubilation de la trouvaille. Je pense que la réflexion n’est pas forcément un geste second et desséché, ni une lecture froide qui viendrait se substituer à la lecture enthousiaste, empathique, sensible au suspense et à l’humour. S’il y a de l’humour dans une œuvre, il peut également y avoir de l’humour au moment d’analyser cette œuvre : on joue avec une hypothèse, on sait qu’on va un peu trop loin mais que cela produit quelque chose d’intéressant. Il y a une forme de jubilation critique, ou, pour reprendre la formule de Nietsche, de gai savoir. Je me refuse à séparer les choses, à établir une frontière étanche entre le plaisir du lecteur, de l’enfance, de l’éclat de rire d’un côté, et d’un autre la rigueur et la froideur de l’analyste. Je ne crois pas du tout à cela.

Malheureusement, parfois, l’enseignement et l’université développent cette opposition. Il m’est arrivé d’entendre des jeunes qui avaient eu un écho de ma lecture des Bijoux de la Castafiore dans Lire Tintin. Les Bijoux Ravis, ou un écho des catégories que je propose dans Lire la bande dessinée, mais cet écho arrivait sous une forme aseptisée, séparée de la lecture, et menait à des analyses à coup de mauvaises photocopies d’extraits d’albums qu’on n’a pas lus. Cela, bien sûr, me désole. Je ne souhaite bien sûr pas qu’il y ait un passage obligé par ma lecture des Bijoux de la Castafiore, ou par ma façon d’analyser la planche de bande dessinée. Je souhaite par contre que des étudiants qui se penchent sur Fred, Hergé ou Chris Ware, commencent avant tout par les lire intégralement, s’y plonger, se forger leurs propres hypothèses. Il serait triste que l’analyse théorisante devienne un passage obligé, plus désolant encore qu’elle se substitue à la lecture des œuvres.

Mais c’est aussi un des drames de l’analyse littéraire : pensons à des adolescents lisant Rimbaud à qui l’on fait disséquer des vers et des techniques, en oubliant d’évoquer l’adolescent révolté de dix-sept ans qui, tout en produisant ces vers sophistiqués, se comportait comme un voyou. Si l’on oublie l’une de ces deux dimensions, on occulte la réalité de Rimbaud et on risque d’en dégoûter à tout jamais le lecteur. Cela vaut pour bien d’autres auteurs, même si leur destin est moins spectaculaire. Il n’y a pas d’analyse critique profitable si elle ne se confronte pas à l’œuvre dans sa première évidence, et dans la jubilation ou l’émotion qu’elle peut susciter.

Structurer une pensée dans un essai et structurer une histoire de fiction relève-t-il à vos yeux d’une même aptitude ?

Je ne peux parler que pour moi car je ne suis pas un essayiste classique, ni un scénariste classique. Lévi-Strauss avait distingué dans un article célèbre « l’ingénieur » et « le bricoleur ». L’ingénieur part d’un corps de savoir beaucoup plus constitué. Il part d’une théorie, puis rencontre des applications particulières. Le bricoleur travaille à partir de matériaux et d’outils hétérogènes, parfois insuffisants, et essaye de faire, par exemple, une cabane, ou un plat pour ses amis, à partir de ce dont il dispose. J’emploi le mot bricoleur dans un sens évidemment très étendu et non au sens courant.

Si le bricolage est donc un mode de fonctionnement intellectuel, je suis, dans la fiction autant que dans la théorie, essentiellement un bricoleur. J’ai travaillé à partir de concepts que je prenais d’ici et là, à partir de mes goûts, qui incluaient aussi bien ce qu’on appelait la Nouvelle Critique que le Nouveau Roman, la bande dessinée, Borges, Lacan, et des dizaines d’autres sources, allant des outils parfois sévères de la linguistique aux idées venues de mondes tout à fait différents. Dans ce sens-là, j’ai bricolé mes travaux critiques comme j’ai bricolé mes fictions.

Couverture de La Tour. Copyright François Schuiten, Benoît Peeters et les éditions Casterman

En écrivant La Tour, je n’avais par exemple pas une connaissance exhaustive et sérieuse de tout ce qui aurait pu composer ce monde : des gravures de Piranèse, des tableaux de Bruegel, des machines de Leonard de Vinci, des théories astronomiques du XIVème siècle, etc… Dans ce vaste corpus, j’ai choisi des fragments qui m’ont parlé et ont inspiré François Schuiten. Nous travaillons avec nos forces et nos faiblesses, notre savoir et notre ignorance. Avec tout cela, nous avons construit cet étrange édifice, cette tour démesurée encore en construction et déjà en ruines, et nous avons accompagné le personnage de Giovanni Battista dans une sorte de roman de formation.

Pour ce qui est de l’approche théorique, par exemple lors de mes premiers travaux sur la bande dessinée, lorsque j’étais peu satisfait de la sémiologie classique qui me semblait passer à côté de certaines choses, j’ai emprunté au discours critique sur la littérature, aux discussions sur la peinture avec Pierre Sterckx, à des articles lus à gauche et à droite et qui me faisaient réagir.

Je conçois toujours le geste critique comme un geste provisoire, et la critique de ce que je propose, que d’autres peuvent faire ensuite, m’apparaît comme la meilleure des réponses. Je pense par exemple que Lire la bande dessinée propose une boîte à outils assez efficace, mais aboutit parfois à des résultats problématiques. Il y a certains points pour lesquels je ne suis plus d’accord avec moi-même, avec celui que j’étais à l’époque. Je partage quelquefois l’avis de ceux qui m’ont contredit. Mais puisqu’ils ont travaillé à partir de ce que j’ai proposé, il me semble que mon geste a été utile.

Je ne cherche pas à proposer un savoir positif, scientifique, transmissible en tant que tel. Je suis, comme théoricien et comme praticien à rebours de tous les dogmatismes et si je devais résumer ma recherche en une seule formule, je dirais : « Ça dépend ».

Thierry Groensteen, lui-même théoricien et auteur, raconte dans les souvenirs qu’il publie sur son site, que vous aviez décliné sa proposition de collaborer aux Cahiers de la Bande Dessinée, craignant que votre statut d’auteur et de critique ne vous mette dans une situation délicate avec vos collègues auteurs. Vous semblez avoir réglé le problème en ne vous exprimant, en tant que théoricien, que sur les œuvres qui vous plaisent.

Le souvenir de Thierry est juste mais correspond d’avantage à ce que nous nous sommes dit qu’à ce que j’ai fait, puisque j’ai collaboré régulièrement aux Cahiers de la Bande Dessinée, y publiant parfois la première version des textes que j’ai ensuite remaniés pour le livre Lire la bande dessinée.

En revanche, je ne voulais pas être un chroniqueur d’albums. C’est l’exercice auquel j’ai renoncé dès le moment où j’ai commencé moi-même à publier des bandes dessinées. Je ne voulais pas être juge et parti, critiquer des gens qui pouvaient être des amis, mais parfois aussi des concurrents, des rivaux d’une certaine façon, ne serait-ce que pour les prix ou chez les éditeurs.

C’est une jurisprudence qui s’applique trop peu en littérature. La critique littéraire française souffre énormément des effets quelque peu incestueux d’un milieu où l’on est à la fois juré littéraire, critique, éditeur et auteur. Je ne peux pas dire que j’échappe aujourd’hui totalement à ce travers. J’exerce plusieurs types de fonctions, mais j’essaye d’agir avec déontologie et d’éviter autant que faire se peut le mélange des genres dans ce qu’il a de dommageable. Le mélange des genres est une bonne chose dans certains cas, mais dès qu’il y entre du pouvoir, il devient problématique.

J’avais eu une mauvaise expérience dans les Cahiers de la Bande Dessinée : j’avais écrit un article dans un dossier sur Régis Franc, qui est un auteur que j’aimais et dont j’aime encore beaucoup les premiers travaux. Mais j’avais critiqué certaines évolutions de son travail, et j’ai su que ça l’avait blessé, inutilement, et d’autant plus inutilement que c’était un auteur que j’estimais. Je me suis donc dit qu’il était plus intéressant de me concentrer sur les aspects que j’apprécie chez tel ou tel auteur, plutôt que de ceux que je n’apprécie pas. Il y a des albums de Moebius que j’adore, et d’autres, dont certaines collaborations tardives avec Jodorowski, qui m’intéressent beaucoup moins. Je les ai peu lues, vites lues : à quoi bon alors dire qu’ils me parlent moins ? Je vous le dis d’un mot ici, mais il me semble mille fois préférable de parler de ce que j’apprécie chez cet immense auteur.

Si j’avais une place comme critique dans un journal, je la consacrerais à parler des livres, des films ou des restaurants que j’aime et je ne perdrais pas mon temps à attaquer des choses qui ne me plaisent pas. Je préfère la critique laudative en général.

Il paraît aujourd’hui énormément d’albums de bande dessinée et beaucoup peinent à avoir de la visibilité. Dans ce contexte, à part émettre un jugement un peu rude sur un bestseller médiocre qui écrase le reste de la production, je trouve que la tâche de la critique devrait être de faire découvrir de nouveaux auteurs et de nouveaux livres, sans perdre son temps à démolir ceux qui sont faibles, et qui, de toute manière, disparaitront rapidement. C’est une question d’éthique et d’efficacité.

Vous arrive-t-il de souhaiter être auteur de fictions à plein temps, pour une période donnée ? Prendre le temps de développer un plus grand nombre d’histoires, multiplier les collaborations…

Non, sûrement pas. Je ne me considère pas comme un pur auteur de fiction. Il m’arrive d’ailleurs de penser que je suis meilleur biographe ou essayiste que narrateur.

Mais en même temps, si je n’avais pas la fiction, elle me manquerait cruellement. Si je n’avais fait que des biographies ou des travaux de réflexion, quelque chose m’aurait profondément manqué. Ce que j’aime, c’est cette chance de la diversité, ce profil un peu atypique qui m’a permis de passer très librement d’un genre à l’autre. J’ai écrit sur Hergé et sur Raoul Ruiz, sur Nadar et sur Taniguchi. J’ai écrit des romans, des scénarios, j’ai réalisé des documentaires. Tout cela m’a énormément apporté.

Raoul Ruiz le magicien (Benoît Peeters et Guy Scarpetta, ed.Les Impressions nouvelles), Jiro Taniguchi. L’homme qui dessine (entretiens avec Benoît Peeters, ed.Casterman), Les métamorphoses de Nadar (Benoît Peeters, ed.Marot), Valery. Tenter de vivre (Benoît Peeters, ed.Flammarion) et Derrida (Benoît Peeters, ed.Flammarion)

J’aurais eu la possibilité, à certains moments, d’écrire des scénarios pour d’autres dessinateurs et de mener de front deux ou trois séries. Mais ça ne m’aurait pas convenu. Il faut que j’aie une vraie complicité avec le dessinateur ou la dessinatrice avec qui je travaille. Il faut que je développe un univers qui me plaise et me corresponde vraiment.

Je pense qu’il y a des gens meilleurs que moi pour être scénaristes au sens classique du terme. Ce que j’aime, ce sont les petites machines fictionnelles, un peu étranges, un peu bizarres. J’aime autant écrire ces scénarios que travailler à la biographie de Jacques Derrida ou de Paul Valéry. Ça me procure le même plaisir, et chacune de ces pratiques nourrit l’autre. Parfois, la recherche pour une biographie m’amène à découvrir des pans de savoir qui n’entrent pas directement dans le livre en question, mais qui nourriront un récit ou me donneront envie de partir dans une nouvelle direction.

Je n’aimerais pas dédier tout mon temps à un seul projet. Mais évidemment, sur toutes ces questions, on ne parle, comme disait Barthes, que du « j’aime/je n’aime pas ». Ces préférences, ces modes de fonctionnement, sont tout à fait personnels. Il serait ridicule d’en tirer des conclusions générales ou des conseils pratiques. Je peux parfaitement comprendre que quelqu’un soit romancier, scénariste ou cinéaste à plein temps. Simplement, après un certain nombre d’années de travail, chacun se rend compte à peu près de ce qui lui convient. Dans mon cas c’est cette forme d’éclectisme et de diversité, ces échanges réguliers entre fiction et réflexion. « It’s my character », comme disait le redoutable Mr Arkadin dans le film d’Orson Welles.

Benoît Peeters par François Schuiten

(Transcription d’une conversation téléphonique du 7 septembre 2016, relu le 8 septembre)

Original article by Ralph Doumit, published at September 8, 2016.
Read the whole story at Le siffleur de bulles