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François Schuiten : “Ce qui vient de nous arriver va être terrible pour Bruxelles”

François Schuiten, dessinateur belge des « Cités obscures », habite dans le quartier de Schaerbeek , tout près de la planque supposée des terroristes. Il nous confie son inquiétude pour Bruxelles, la ville matrice de son œuvre, dont il veut défendre les valeurs de solidarité et d’ouverture.

Comment vous sentez-vous après les événements du 22 mars à Bruxelles ?

François Schuiten – C’est une chose que vous devez connaître, vous l’avez vécue. Je suis troublé et sous le choc… En particulier parce que je vis dans le quartier de Schaerbeek : les premières investigations ont eu lieu à deux rues de chez moi. On est tous évidemment extrêmement choqués. Pour être franc, je suis aussi un peu inquiet : nous sommes sous un gouvernement N-VA (Nieuw-Vlaamse Alliantie) , de droite, un peu nationaliste. Je suis inquiet de la façon dont ce gouvernement va réagir dans un second temps. Le premier mouvement et un mouvement d’empathie, d’émotion, de solidarité de la population, qui unifie le pays… Mais après cela il y a, hélas, un mouvement plus pervers, avec des effets à long terme qui peuvent mettre en péril une partie des valeurs de notre démocratie.

Qu’est-ce que vous craignez exactement ? Les mesures sécuritaires, l’islamophobie… ?

Oui, voilà. Bruxelles est au cœur de la mixité de l’Europe : il y a des quartiers turcs, des quartiers marocains, africains… C’est ce qui constitue l’image de la ville et je serais très triste qu’on déchire cet état d’esprit qui fait la beauté de Bruxelles.

Que faudrait-il faire selon vous, quelle serait une bonne réaction du gouvernement belge ?

Plus qu’une réaction, il faudrait penser autrement. Le danger, c’est le désir de réaction, d’autorité et de sécurité. C’est un basculement classique que l’on observe dans tous les pays qui ont connu ce genre d’événements. La difficulté aujourd’hui est de prendre en compte le monde dans lequel nous vivons, qui ne peut pas nous offrir une sécurité parfaite. Nous allons peut-être devoir apprendre à vivre avec la peur, malheureusement. Mais je crois que nos sociétés ne sont pas préparées à accepter cela, comme nos mentalités sont en retard dans l’acception de la mondialisation : dans la façon de recevoir les réfugiés, de penser les guerres, les changements climatiques etc. Tout a changé, mais nous avons encore de vieux réflexes de peur, en particulier après des attentats. Or nous ne pouvons pas nous isoler, penser qu’un mur, des frontières vont nous protéger.

Est-ce qu’en tant qu’artiste vous pensez avoir un devoir de réagir, de vous exprimer ?

J’ai refusé à votre journal de faire un dessin pour réagir aux attentats, comme j’ai refusé au Soir et à d’autres. D’abord parce que je ne suis pas dessinateur de presse, je n’ai pas la capacité à trouver l’expression juste. Ensuite parce que j’ai un peu peur des premiers sentiments émis. Il y a des dessins que j’apprécie beaucoup, faits à chaud avec un talent incroyable. Mais il y en beaucoup d’autres que je trouve très clichés, notamment ceux sur Bruxelles. Je ne les trouve pas terribles et je m’en passerai bien. “Je suis Bruxelles”, tout ça devient, pour moi, un peu insupportable. Dans un mois ou deux, il n’y aura plus personne, or ce sera à ce moment-là que nous devrons véritablement affronter les conséquences de ces attentats et qu’il faudra défendre les valeurs de Bruxelles, être solidaires. C’est demain qu’il va falloir se battre.

Il faut donc s’engager sur le long terme ?

Oui, et croire en cette ville. Aujourd’hui il y a la peur : Bruxelles est déjà sur une liste de villes que les Anglais déconseillent, ça va vite. C’est une idée assez idiote, un réflexe stupide de penser que c’est dangereux maintenant de venir à Bruxelles, comme c’était dangereux de venir à Paris en novembre. Il va falloir vaincre ça et réfléchir autrement. Sinon on va encore plus enfoncer ces villes qui ont besoin de soutien, de solidarité. Nous avons besoin de gens qui viennent à Bruxelles demain.

Paris, mais surtout Bruxelles, deux villes touchées par des attentats terroristes, sont très présentes dans votre série de bande dessinée Les Cités obscures, que représentent-elles pour vous ?

Bruxelles est un peu la matrice de mon œuvre. Parce que je suis né là, mais aussi parce qu’elle est un peu la ville des villes ; il y a des morceaux de ville française, de ville espagnole, ou hollandaise, américaine… Elle est une espèce de chaos de villes. Bruxelles est difficile à comprendre, il faut la décrypter. Elle est aussi la capitale des capitales : capitale de l’Europe, de la Flandre, de la Belgique. On ne sait plus très bien de quoi elle est la capitale, donc elle est aussi un peu abandonnée : les Flamands ne l’aiment pas trop parce qu’on n’y parle pas assez flamand, les Wallons n’ont jamais vraiment aimé cette ville non plus. L’Europe l’a vampirisée, dévorée, même par certains côtés. Bruxelles est également sous-financée… La difficulté de notre pays l’a mise au cœur de toutes nos contradictions. Ce qui vient de nous arriver va être terrible pour Bruxelles. Ce qui n’est pas le cas pour une ville comme Paris qui est incontournable, donc beaucoup moins fragile.

Pourquoi ce sont ces deux villes qui ont été attaquées par les terroristes, selon vous ?

Le choix des sites attaqués est très symbolique. Surtout à Bruxelles, le Quartier européen, l’aéroport international… Il est évident que les terroristes ont voulu marquer les esprits. Bruxelles est au cœur de l’Europe, ce qui en a fait une cible. On le savait, on ne se faisait pas d’illusions ; nous ignorions simplement où et quand ils allaient frapper.

Vous vous attendiez à des attaques terroristes à Bruxelles ?

Oui, tout le monde savait très bien que cela allait arriver. Nous avions eu tous les signaux, et on nous avait fait comprendre que nous étions une cible. Cela n’empêche pas le terrible choc, l’effroi quand cela se produit.

Les attentats vont-ils influencer votre travail ?

J’ai le sentiment que c’est difficile d’accompagner ce monde. Aujourd’hui ce qui m’importe c’est de ne pas avoir peur, que les terroristes ne gagnent pas sur ce terrain là. Le travail du dessinateur ou du raconteur d’histoire est de tisser à travers les émotions de notre époque, comme les dessinateurs que j’admire : Hergé ou Franquin ont très bien parlé de leur époque. Nous nous devons d’être des témoins de notre temps. Je n’ai pas l’intention de faire une histoire directement sur les attentats, j’en serai bien incapable, mais d’une manière ou d’une autre, la fragilité dans laquelle nous nous situons déteint sur les récits.

Est-ce que vous pensez que ces attentats peuvent “réconcilier” le peuple belge, les Flamands et les Wallons ?

Je ne crois pas que cela va se passer comme ça. Nous allons certainement vivre des moments difficiles. J’ai toujours pensé que Bruxelles était une espèce de laboratoire que l’Europe aurait choisi parce que ses contradictions sont aussi, par certains côtés, les contradictions européennes. Arriver à faire fonctionner tout ce “bazar” n’est pas facile, et c’est bien à l’image des pays européens, qui ont du mal à avoir une vision commune. Donc je ne crois pas que les attentats vont nous rapprocher, sans pas pour autant nous éloigner non plus. Ce qui est en jeu est encore différent, c’est accepter un autre monde. Face à cela, nous sommes tous égaux.

Original article by Adélaïde Tenaglia, published at March 24, 2016.
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