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La puissance du mal nous laisse désarmés

Interview by the Belgium La Libre 1) with Benoît Peeters, reflecting on the Paris attacks of the day before 2).

Au lendemain des événements qui ont endeuillé Paris et la démocratie, l'écrivain et philosophe français Benoît Peeters, nous livre ses premières réflexions. Il n'a pas encore quitté son domicile parisien, n'a pas envie d'aller se promener. Son quartier vit au ralenti. Le marché est fermé. Certaines lignes de métro aussi. L'auteur de Derrida (Flammarion, 2010) ne cache pas son pessimisme. Il évoque “la maladie auto-immune de la démocratie” et ne voit pas comment on pourrait éradiquer “Daech, cet hydre dont les têtes repoussent sans cesse”. Il nous aussi dit pourquoi les consciences ont toujours une guerre de retard et rappelle d'où vient le mal absolu.

Benoît Peeters, quelle est votre analyse des événements au lendemain du drame ?

La situation est suscept-ible d'évoluer à tout moment. Rien ne dit que ce qui s'est passé en marque la fin. L'ennemi est à la fois invisible et omniprésent. Les attaques peuvent se produire n'importe où et n'importe quand. Il n'y a pas de possibilité classique de résistance, de mobilisation. On est dans ce que Carl Schmitt – par ailleurs peu recommandable – appelait dans les années 20 une “guerre des partisans” : une guerre diffuse, fondamentalement irrégulière, sans armée classique ni champ de bataille. Une guerre sans l’ombre d’un “droit de la guerre” où l’on abat froidement les blessés couchés au sol.

Quelle évolution remarquez-vous depuis l'attaque de Charlie Hebdo en janvier dernier ?

Le niveau de “professionnalisme” atteint cette fois me paraît sans précédent. L'attaque de Charlie Hebdo revêtait un caractère plus classique : elle était dirigée vers une cible précise. Ici, on a assisté à une série d’assauts simultanés visant des jeunes, des lieux de fête et de loisir, avec la volonté manifeste de commettre un carnage. Si l'attentat du Stade de France n'avait pas en partie échoué, on aurait peut-être atteint le millier de morts.

Lors des attentats du 11 septembre, Jacques Derrida, dont vous avez écrit la biographie, parlait de “maladie auto-immune de la démocratie”…

Oui, ce mot me paraît très juste. Il pointe l’une des fragilités fondamentales de la démocratie : pour se défendre, la démocratie est obligée de suspendre en partie les libertés qui la fondent. C’est une victoire supplémentaire pour les terroristes. La menace est désormais omniprésente, l’insécurité s’inscrit durablement dans nos vies quotidiennes. Ces attentats nous disent que la guerre livrée en Syrie, en Irak est la nôtre. Cela vaut bien sûr pour la Belgique aussi, souvenons-nous de l’attaque récente dans le Thalys. Nos pays forment un seul et même territoire ; leur solidarité est essentielle.

Qu'évoquent pour vous des mots tels que “fermeture des frontières” ?

François Hollande a d’abord parlé de “fermeture des frontières”, un mot très dur. Il semble s’agir plutôt d'un renforcement des contrôles aléatoires aux frontières. C’est inévitable, bien sûr, et pourtant difficile à accepter. Nous sommes tous obligés, depuis le 11 septembre, de nous habituer à une série de restrictions de notre espace de liberté. C’est l’une des victoires évidentes du terrorisme : nous avoir contraints à modifier notre quotidien.

Cette fois, le doute n'est plus permis. Nous sommes bel et bien entrés dans la Troisième Guerre mondiale...

Peut-être… Ce qui est sûr, c’est que chaque guerre prend une forme radicalement différente de la précédente. Les consciences et mentalités semblent toujours avoir une guerre de retard. En 1940, on réagissait par rapport à la guerre de 14. Ensuite, pendant longtemps, on a réagi en fonction de la guerre 40-45. Ce n'est plus approprié. Dans la guerre sans nom qui nous frappe, il n’y a plus de ligne de front, plus de choc des armées, plus d’affrontement des Etats. L’espace du conflit est diffus, les victimes sont frappées de manière aléatoire. Il est donc extrêmement difficile de répliquer, de contre-attaquer. La “guerre des partisans”, c’est cela : des individus qui agissent de manière solitaire ou en micro-réseaux, des combattants décidés à mourir. L'horreur peut très difficilement être vaincue, puisqu’en se sacrifiant chaque « martyr » engendre d'autres vocations. C’est un hydre dont les têtes repoussent sans cesse en plus grand nombre. Et il n'y a pas de négociation possible, pas de traité de paix, pas de réelle victoire possible avec Daech ou ses clones.

La montée de ces vocations correspond-elle à une perte de sens ?

Elle correspond d’abord à une complète remise en cause de l’universalité supposée des valeurs sur lesquelles reposent les sociétés occidentales. L'humanisme que nous pensions largement partagé, presque consensuel, se révèle comme la marque d'une civilisation particulière. Les valeurs qui nous semblaient les plus évidentes n’ont pas le caractère absolu que nous leur prêtions. Peu avant les attentats de Paris, les décapitations publiques ou la destruction de Palmyre venaient de nous le rappeler. Face à ces monstruosités, la notion de civilisation apparaît relative. Nous nous rendons compte qu’il n’y a pas de consensus, même minimal, sur les valeurs qui nous importent le plus. Ces valeurs, nous sommes loin de les avoir toujours respectées. N’oublions pas l’Inquisition, la Saint-Barthélémy, le massacre des Indiens d’Amérique, les exactions commises dans le Congo de Leopold II. L’horreur qui revient aujourd'hui, sur le sol d’une Europe épargnée par la guerre depuis deux générations, doit aussi nous amener à nous interroger sur notre histoire et nos contradictions, les injustices majeures dont nous continuons de nous rendre complices, fût-ce par notre silence.

Une dernière question sans doute naïve : pourquoi l'homme a-t-il sans cesse besoin de faire la guerre ?

Cela pose la question fondamentale du Mal. Dans un texte fondateur comme la Bible, comme dans la plupart des grands récits mythiques, le mal, le meurtre, la haine sont là d’emblée. De Caïn et Abel à la montée du nazisme et aux Khmers rouges, le mal semble inscrit dans l'histoire de l’humanité, sans distinction de continent, de civilisation, de religion. C’est une chose que, personnellement, j’ai toujours eu du mal à concevoir et accepter. J’ai longtemps souscrit à l'idée socratique que « nul n'est méchant volontairement ». Mais il faut l’admettre : le Mal est là, comme une force récurrente. Ce n'est pas un accident, mais une donnée psychologique et métaphysique. Il fait essentiellement partie de nous. Peut-être est-ce Freud, avec sa pulsion de mort qui l’a le mieux décrit. Oui, c’est bien l'humain qui ne cesse de réinventer la haine de l'autre, le meurtre, le racisme et jusqu’au génocide. C'est l'énigme absolue face à laquelle chacun de nous reste seul. Définitivement désarmé.

Original article by Laurence Bertels, published at November 14, 2015.
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